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La saga jurassique. Archéologie d’archétypes millénaires ou comment passer de l'hommage au pillage [1]

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La saga jurassique. Archéologie d’archétypes millénaires ou comment passer de l'hommage au pillage [1]

Soumis par André-Philippe Lapointe et Clément Pelissier le 31/05/2016
Catégories: Fiction, Cinéma, Aventure

 

L’année 2015 a été marquée au cinéma par l'arrivée de deux blockbusters très attendus: Jurassic World (Trevorrow) et Avengers: Age of Ultron (Whedon). Les deux films se sont placés dans le top 10 des meilleurs box-offices de tous les temps1. Nous intéressant à Jurassic World, il est assurément pertinent d'analyser les épisodes précédents. En effet, le nouveau film joue sans équivoque sur sa filiation avec le projet amorcé dans Jurassic Park  (Spielberg, 1993) et continué dans The Lost World: Jurassic Park (Spielberg, 1997). Le projet initial pourrait être résumé comme suit: Jurassic Park raconte comment une équipe de scientifiques menée par un milliardaire parvient à recréer génétiquement des dinosaures dans le but de les promouvoir dans un parc à thème. Le contrôle du parc va pourtant leur échapper et les protagonistes devront survivre aux prédateurs libérés de leurs enclos. Il est à noter que si le grand public pense naturellement à l’œuvre cinématographique aux seules évocations de Jurassic Park ou du Monde perdu, les deux œuvres sont des adaptations. Le matériau de base vient des deux romans éponymes de Michael Crichton, respectivement publiés en 1990 et 1995. Cette étude ne prétend pas faire la comparaison des œuvres littéraires avec les œuvres cinématographiques, sinon en une seule occasion dans l’argumentation. Nous faisons le choix d’en rester à l’analyse des films qui supposent à eux seuls de grandes possibilités d'interprétations et qui s’inscrivent aujourd’hui dans une culture partagée par le plus grand nombre. Il ne faut pas ignorer néanmoins que les romans de Michael Crichton figurent parmi les œuvres les plus souvent adaptées au cinéma, y compris à titre posthume en 2011.

Ainsi, quels que soient les choix posés pour ces adaptations, et tout particulièrement pour la saga qui nous occupe, on retrouve dans ces fictions une volonté indéniable de questionner les prouesses, mais surtout les conséquences et les limites des aspirations de la science. L’une des différences majeures entre les romans de la saga Jurassic Park et ses adaptations au cinéma est sans doute que l’écriture de Michael Crichton poussait minutieusement la description des progrès de la génétique et de la compréhension encore fragile de l’espèce des dinosaures, faisant de sa saga de véritables technothrillers. La vision de Spielberg retranscrit ce regard posé sur une science aux mains d’apprentis sorciers, mais choisit toutefois une mise en spectacle bien plus vaste devant laquelle le public ne manque pas de tressaillir.

Cette analyse va montrer comment la saga Jurassic Park  parvient à retranscrire le genre d’un technothriller en questionnant autant les limites de l’éthique que les débordements fictionnels de la génétique. Les films parviennent à faire trembler leur public à mesure que celui-ci reconnaît les thèmes les plus classiques de son imaginaire collectif, revisités par un cinéma qui n’a de cesse de s’en nourrir jusqu’aux excès de Jurassic World. En effet, de Jurassic Parkà Jurassic World, ce sont certains des mythes fondateurs du héros, de la quête initiatique ou encore du châtiment céleste qui sont revisités. Nous analyserons longuement certains de ces mythèmes et leur traitement dans la saga. Ordre du monde, quête de pouvoir– humain ou génétique– ou encore survie, filiation et paternité sont des thématiques d'abord isolées qui finissent par se regrouper en véritable constellation et qui soutiennent Jurassic Park (I). Nous verrons ensuite comment Le monde perdu s'est servi de ces thématiques afin de développer sa propre dynamique (II). Nous reviendrons finalement sur Jurassic World en montrant comment le film utilise la nostalgie du spectateur au risque d’appauvrir le legs de la série cinématographique (III).

 

I – Ordre, contrôle et chaos: vers une relecture du héros et du prophète

Dès le début de Jurassic Park, le «danger inhérent», diagnostiqué par le personnage de Ian Malcolm tout au long du film, se fait clairement sentir. Il se manifeste autant par les vibrations sonores du générique d’ouverture, qui peuvent aisément rappeler les pas2 du gigantesque T-Rex, que par l'avertissement maintes fois répété: «faites attention». La tension silencieuse du chasseur, expert en prédation, qui observe l'arrivée du raptor, est particulièrement signifiante. Il s'agit ici de présenter les deux grands prédateurs qui causeront bien des soucis aux protagonistes– nous verrons cependant que la représentation des deux dinosaures est très différente. Malgré le système de sécurité, un système d’origine humaine, calqué sur celui d’un parc d’attractions doté d’un personnel qualifié– dont on retrouve le champ sémantique: «équipe de chargement», «préposé à la porte»– un accident survient laisse déjà présager que l’administration humaine sera incompatible avec un parc de cette nature. C'est celui qui, symboliquement, ouvre la porte, comme l’on fait avec la boite de Pandore, qui se voit foudroyé par ce qu'il a libéré. On retrouvera cette idée avec le personnage de Nedry, informaticien responsable de la sécurité du parc, maitre des clés, qui libère par convoitise la quasi-totalité des dinosaures et qui se fait dévorer par l'une des créatures affranchies3.

Par ailleurs, les notions de désordre et de chaos qui vont frapper le parc sont soulignées à maintes reprises. L’événement majeur du film repose sur une panne du système de sécurité du parc, provoquée par un traître qui va relâcher les prédateurs et placer les protagonistes en danger de mort. Le risque est considérable lorsque sort le plus gigantesque des prédateurs. Pourtant, avant même que le T-Rex ait jeté son dévolu sur la chèvre et quitté une prison désormais impuissante à le retenir, la catastrophe était annoncée. Si la trahison de Nedry a sans aucun doute précipité le courroux qui pesait sur le parc et ses visiteurs, la technologie n’a jamais été du côté de Hammond et de ses collaborateurs. On se souvient que l'ingénieur de ce parc si singulier rappelle à son supérieur qu’ils ont «tous les problèmes4 des grands parcs d’attractions». Plus tôt, l'avion qui transportait l’équipe a dû se poser promptement, et Grant ne parvient pas à trouver sa ceinture pour s'attacher comme il est fortement conseillé, sans compter que la visite est loin de se dérouler comme prévu bien avant que les dinosaures ne se mettent à traquer les humains. Les attractions promises refusent de se montrer, et un tricératops est malade, les obligeant par ailleurs à sortir, au sens littéral, des sentiers battus de la visite. C’est bien l’avarice et le «manque d’humilité», prophétisés par le personnage Ian Malcolm, qui précipitent la chute de John Hammond.

Le système que met en place Hammond est fondé en effet sur la foi aveugle en un contrôle complet de la nature par l'homme. Malgré une expérimentation audacieuse, et donc toute nouvelle, vis-à-vis de la génétique et de la biologie– c'est-à-dire la nature même des êtres vivants– Hammond est persuadé que ses experts maîtrisent tout le processus évolutif de créatures préhistoriques: «Le contrôle des naissances est, pour nous, une question de sécurité. Il n'y a aucune reproduction illicite à Jurassic Park». Lorsque Malcolm s'informe des détails et du possible de la chose, le généticien répond qu'ils conçoivent les dinosaures ainsi: «Mais, nous [...] leur refusons [d'avoir une hormone en plus durant leur développement et d'ainsi devenir des mâles]». Malcolm profère alors sa mise en garde tandis qu’Alan et Ellie méditent sur les improbables exploits des généticiens du parc:

John, le genre de contrôle que vous tentez n'est pas possible. Écoutez, il y a une chose que l'histoire de l'évolution nous a apprise, c'est que la vie ne peut pas être contenue. La vie prend le large. La vie conquiert de nouveaux territoires. Elle renverse toutes les barrières. C'est parfois pénible, c'est parfois dangereux... enfin, c'est comme ça (Spielberg, 1993).

Il constate ici les limites fondamentales du projet de Hammond et de sa confiance aveugle envers ses scientifiques. À mesure qu’il établit son raisonnement, il s'éloigne autant physiquement que verbalement des autres personnages. Quand il finit de parler, tous le regardent, l'air incrédule. L'expert généticien lui pose alors une question aussi directe que prosaïque: «Vous insinuez qu'un groupe composé exclusivement d'animaux femelles peut... se reproduire». Malcolm est évidemment obligé de répondre par la négative devant l'apparente absurdité d'une telle conclusion: «Non, non, non, je dis simplement que la vie trouve... euh... toujours un chemin». Presque au même moment, un cri d'un bébé raptor semble encourager cette réponse et ce qu'elle peut avoir d'inquiétante. Malcolm a tout à fait raison. On retrouve ici la figure prophétique: non seulement les dinosaures ne pourront être contenus, vont (re)conquérir leur territoire et littéralement renverser des barrières pour se libérer, mais, en plus, un groupe d'animaux femelles va bel et bien se reproduire. Lorsque Grant sera devant le fait accompli, il ne pourra que répéter les paroles de Malcolm: «Malcolm avait raison: la vie trouve toujours un chemin».

La question du contact, de la véritable proximité avec l'objet étudié, est fondamentale dans ce premier film. Le vrai savant est en contact avec son domaine. La professeure Sattler n'hésite pas à se plonger les deux mains dans la fiente de dinosaure à la recherche de la plante qui a rendu le tricératops malade– devant la surprise bien visible de Malcolm, davantage du côté théorique des phénomènes, particulièrement dans le premier film. Le docteur Grant prend l'œuf de raptor, puis le bébé dinosaure dans ses mains (lui est paléontologue et éprouve une fascination empreinte d'effroi pour les raptors)5.

Malcolm rentre directement en contact avec l'investigateur du parc, lui touchant le genou en lui parlant. John Hammond rompt immédiatement le contact, gardant une distance toute civilisée avec ses collaborateurs: «Je vous serais reconnaissant de ne pas faire ça». Ce dernier souligne d'ailleurs qu'il «faudra s'habituer au professeur Malcolm. Il souffre d'un déplorable excès de personnalité». Pourtant, ce savant excentrique ne cesse de mettre le doigt sur ce qui ne manquera pas de tourner à la catastrophe. Lorsque dans le second film, sa petite amie lui annonce qu'ils sont «là pour observer et se documenter, pas participer», Malcolm lui rétorque que cela «est une impossibilité scientifique». Il fait référence au principe d'incertitude d'Heisenberg: «tout ce qu'on étudie change».

Malcolm a le «mauvais rôle», celui qui voit les signes et qui les révèle invariablement, sans prendre le temps de peser à quel point la vérité6 dérange. Sa théorie du chaos le place dans une logique de prophète7 de malheur, et d'imaginaire de la fin du contrôle et de la situation harmonieuse avec une crise qui doit survenir. Pour cette raison, on tente rapidement de le discréditer. Outre son déplorable excès de personnalité, Hammond souligne qu'il a «amené des savants» en parlant de Sattler et de Grant (experts plus traditionnels que Malcolm), tandis que Gennaro, l'avocat qui représente les actionnaires du parc, a «amené une star du rock» en proposant le mathématicien. Malgré la quantité de signes qui surviennent et une tension soutenue, mais ponctuelle qui plane sur l’équipe (particulièrement dans la scène où Grant découvre qu'ils ont «créé des raptors»), Malcolm n'a toujours que tardivement le respect de son groupe, quand il est déjà trop tard.

C'est dans l'avion qui les mène sur l'île que l’on peut voir le premier contact de chacun des personnages vis-à-vis de Malcolm, contact qui est déjà tout à fait représentatif de la crédibilité qu'on lui accorde. L'avocat semble intrigué par le personnage, lui qui représente les préoccupations mercantiles8 face au merveilleux rêve progressivement cauchemardesque de Hammond. Ellie est généralement hilare face à cet étrange savant, mais l'écoute et semble avoir un certain respect pour ses objections. Grant l'aime peut-être encore moins que Hammond. Les deux personnages se trouvent aux antipodes: Malcolm apparaît extraverti, plongé dans des théories mathématiques complexes et contemporaines qui pourraient permettre d'anticiper le futur; Grant est plutôt l'archéologue/aventurier silencieux9 qui déterre le passé. Malcolm demande à ce propos: «[a]lors, vous deux, vous déterrez les dinosaures?», question qui semble supposer qu'il a déjà des doutes sur le projet de Hammond. Grant le regarde fixement, tenant sa griffe de raptor (et donc de prédateur), lui répondant par la positive en latin, langue éteinte.

La scène de dialogue sans doute la plus importante est cependant celle du dîner, qui survient juste avant de commencer la visite elle-même et juste après avoir vu la violence dont sont capables certains dinosaures10. Chacun des personnages donne alors son avis sur la fiabilité du parc. Devant l'enthousiasme de l'avocat et de Hammond, les propos de Malcolm sont acerbes. Il indique à Hammond qu'il ne se rend pas compte du danger de ce qu'il a découvert. Que cet acte de découverte scientifique que Hammond encourage naturellement peut être considéré «comme un acte violent de pénétration» et ainsi être appelé «viol de la nature». Il dira ensuite qu'il en a «marre d'avoir toujours raison». À ce moment, Ellie et Grant se rangent du côté de Malcolm, au grand découragement de Hammond.

Le problème avec le système qu'a mis en place John Hammond, outre le fait qu'il s'avéra défectueux et artificiel, est qu'il y a un rapport d'autorité très inégal qui s'établit entre lui et ses collaborateurs, semant alors la discorde. L'un des meilleurs exemples est lorsqu'il discute avec Ray Arnold, l'ingénieur du parc, au sujet d'un reset du système électrique. Si Hammond agit avec les meilleures intentions, il prend aussi un «risque calculé» qu’il avoue lui-même. Arnold, qui par sa fonction est responsable des décisions techniques quant à la sécurité du site, avance un contre-argument rationnel: tout ce que propose Hammond ne doit fonctionner qu'«en théorie». En théorie, cependant, ils n'auraient jamais dû se retrouver isolés sur cette île sans électricité ni moyens de communication. S'il considère le pari de Hammond comme «complètement fou», il finira néanmoins par céder devant l'instance du vieux PDG. Pourtant, son argument de l’urgence n'est pas forcément convaincant pour le spectateur, qui a une vision d'ensemble. Un nouveau système naturel et préhistorique s'est mis en place, et les trois humains qui parcourent le parc d'attractions passent pratiquement inaperçus. Par contre, le redémarrage du système aura pour effet d'activer une barrière électrique alors qu'un des enfants est en train de la descendre et surtout de libérer les raptors11. Pratiquement tous les personnages vont alors être placés en danger de mort à partir de ce moment où Hammond estime pouvoir reprendre le contrôle. Néanmoins, ceux qui doivent résoudre cette situation ne sont autres que des héros forts dissemblables.

 

Figures héroïques opposées: prophète catastrophiste vs fouilleur passionné

La saga Jurassic Park est largement traversée par de grandes difficultés relationnelles: divergences de méthodes et de théories des savants, entre les patrons et les employés, écarts d’opinions et d’éthique, buts opposés, conflits entre adultes et enfants. Le premier film fait rapidement entrer en conflit deux modes de pensées incarnés dans la double figure héroïque d’Alan Grant et d'Ian Malcolm. Leur arrivée est minutieusement préparée par la narration à travers des figures opposées. La toute première scène met en place la figure tutélaire du chasseur, rompu aux fauves et aux situations complexes impliquant des créatures sauvages. Il distribue ses ordres à ses exacts opposés: les ouvriers du parc, perplexes et craintifs quant à la créature qui s’excite dans sa cage. Perdant le contrôle d’une situation qu’il avait pourtant planifiée, le chef de cette équipe sera impuissant à sauver l’homme qui se fera traîner et dévorer dans la cage. Ce gardien vigilant sera par la suite l'un des plus fiables alliés des visiteurs du parc avant de connaître un sort tout aussi funeste que l'employé. Le second duo du film, dans l’ordre chronologique, est celui de l’avocat et de l’archéologue. Tandis que l’homme de loi est dans la précipitation fiévreuse de réunir des experts pour rassurer les investisseurs du parc, le chercheur est calme et pondéré, riant à l’idée qu’un homme du caractère de Grant accepte de quitter ses sites de fouilles. Le duel le plus terrible, en dehors bien évidemment de celui qui va opposer les prédateurs libérés à leurs proies, est sans doute celui de Grant contre Malcolm. L’observateur taciturne se heurte de plein fouet à l’extravagance irrévérencieuse du chaoticien, de cette «star du rock» appelée en renfort par l’avocat. N’oublions pas que l’aventure du parc se devait au départ d’être une expertise et non un acte d’héroïsme.

Le statut des deux hommes va se modifier en suivant l’exemple des grands mythes traditionnels: les simples mortels ignoraient tout de l’appel de l’aventure avant que leur devenir ne se voie bouleversé dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. De Grant à Malcolm, chacun dans leurs domaines, passionnés par leurs fouilles ou leurs chiffres, aucun n’aurait pu s’attendre à ce qu’ils allaient découvrir. En tous cas, certainement pas quelque chose d’une telle démesure. Si Ian Malcolm semble se douter à l’avance de la nature probable du parc, Ellie et Grant seront, eux, complètement sous le choc– à tel point qu’Alan fait un malaise. Toutefois, même derrière son masque de désinvolture, Ian Malcolm est forcé d’admettre «qu’il y est arrivé, ce vieux dégénéré». Pourtant, malgré les merveilles promises par un tel parc, le film se fait un devoir de garder spectateurs et protagonistes sous tension, ce qui ne fera qu’accentuer le caractère si opposé de ces deux figures savantes. Ian Malcolm n’a de cesse de prédire au mieux un cuisant échec, au pire une catastrophe de lois naturelles qui reprennent leurs droits par la force.

Ian Malcolm est un cynique catastrophiste, mais Alan Grant est un méthodique convaincu. Il prédit rarement, il déduit de ce qu’il peut toucher et observer, preuve en est de son déboire de début avec l’ordinateur radiographiant le squelette du raptor. Ses phrases peuvent néanmoins se révéler prophétiques. Sa première république annonce la cause du futur désastre: «Je hais les ordinateurs». Lorsqu'il décrit la technique de chasse du raptorà l'enfant au début du film, sa narration évoque précisément comment le chasseur se fera piéger. Certes, il est moins cynique que son confrère, mais la sorcellerie génétique de Hammond le laisse dubitatif. Il ne croit pas aisément en la magie proposée par le PDG: «Le dinosaure et l’homme…deux espèces séparées par 65 millions d’années d’évolution viennent tout à coup de se retrouver face à face. Comment serait-il possible d’avoir la plus petite idée de ce qui va se passer?»

Juste avant, Ellie s’étonne de l’insouciance de Hammond envers une faune et une flore qu’il ne maîtrise visiblement pas. Les premiers visiteurs tests du parc se laissent emporter au tout départ par la surprise; mais la féérie ne peut fonctionner que le temps de la séduction. On le constate à mesure que la narration s’ingénie à les faire sortir des sentiers cloisonnés, prévus par la visite. Ils se dérobent aux barres de sécurité de leurs sièges, ne rencontrent pas les animaux prévus et quittent le rail du parcours pour voir, puis porter secours au tricératops malade.          

 

Modèles de force et d'équilibre au féminin, et recherche de figures parentales 

Au travers de la saga, d’autres personnages suivent un parcours héroïque différent, mais tout aussi initiatique et par ailleurs absolument nécessaire à la résolution des catastrophes.  Il s’agit des personnages féminins. Dans les premières scènes du premier opus, Ellie Sattler semble plutôt insouciante, en cela qu’elle reste vive en tout temps et qu’elle ne s’avance pas immédiatement à prédire les conséquences de ce dont elle est témoin, au profit de Grant et surtout de Malcolm. Pourtant, Ellie, en personnage beaucoup plus nuancé, sain et équilibré, tempère un chercheur parfois bien désabusé. Elle n’est pas aussi réfractaire que Grant à la technologie et préfère rire des déboires technologiques de son amoureux. Grant est campé sur ses principes et la terrible quête qu’il réalisera entraînera un autre déplacement psychologique. Cependant, même avant les catastrophes, c’est bien Ellie qui l'aide progressivement à ouvrir son esprit. Sous couvert de l'enseignement, le chercheur terrifie littéralement un garçon qui s’en était pris12 naïvement à la réputation de prédateur des vélociraptors, en devenant lui-même le prédateur qu'il décrit:

Essaye de t'imaginer à l'ère crétacée. Tu jettes ton premier coup d'œil sur cette grosse dinde en débouchant dans une clairière. Elle avance comme un oiseau, en hochant de la tête. Et tu ne bouges plus, parce que tu te dis que peut-être son acuité visuelle est basée sur le mouvement, comme le tyrannosaure, et qu'il t'oubliera si tu ne bouges pas, mais non: pas le vélociraptor. Tu le fixes dans les yeux. Et il te fixe aussi intensément. Et c'est alors que l'attaque survient. Elle ne vient pas de face, mais par les côtés, des deux autres raptors que tu n'avais pas encore vus. Parce que le vélociraptor n'est pas un chasseur solitaire, il utilise un schéma d'attaque coordonné et il est sorti en force, aujourd'hui. Il fend l'air et te lacère avec ça: une griffe rétractile de vingt centimètres, coupante comme un rasoir, sur le doigt du milieu. Il ne prend pas la peine de te mordre la jugulaire, comme le lion, oh non… Il t'entaille ici [geste sur la poitrine] ou ici [à l'aine]… Il t'ouvre peut-être le ventre et déverse tes intestins. Le pire, c'est que… tu es vivant lorsqu'il te dévore. Alors, essaye de te montrer un peu respectueux (Spielberg, 1993). 

Riant jaune et levant les yeux au ciel, Ellie pose les bases d’un rôle qui aura une influence salutaire sur la suite des évènements. En effet, la professeure Sattler va se confronter à des figures masculines qui connaissent bien des difficultés à changer leur perception du monde. C’est à Ellie qu’incombe le devoir d’être plus réaliste et pédagogue que ses homologues. Avec Grant, elle doit composer avec un chercheur traditionaliste presque aussi fermé à l’évolution de sa profession qu’à la paternité. Il ne cherche pas à adapter son discours et reste dans la cruauté des faits quand il décrit la nature des dinosaures. Pour lui, le factuel ne peut céder la place au rêve– on ne s’étonne donc pas que l’enthousiasme fasse très vite place au pragmatisme devant l’œuvre de Hammond. En outre, il ne cache absolument pas son mépris pour ce garçon qui a manqué de respect à son objet d’étude, et admet par ailleurs ne pas supporter les enfants. Ellie va éluder rapidement ses critiques, mais elle sera surtout amenée à confronter Alan directement au «public test» du parc, quand Lex lui révèlera le stratagème qu’Ellie a mis en place– sans en percer l’humour pour la répartition des voitures: «Elle m’a dit de monter avec vous. Que ce serait bien pour vous». Juste avant, Grant tentait de fuir les questions et remarques enthousiastes de Tim, véritable fan de son travail de chercheur, sous l’œil toujours amusé d’Ellie.

Pourtant, les évènements tragiques du parc divisent les groupes. Peu de temps avant que la tempête n’éclate et que ne sorte le T-Rex, Ian Malcolm confie à Grant son expérience de père: les enfants paniquent vite. Sur cette sentence encore une fois très prophétique de la part du chaoticien, c’est précisément aux enfants laissés seuls que va s’en prendre13 le dinosaure géant. Tandis que Malcolm redouble la tentative de Grant d’éloigner le prédateur, ce dernier va devoir assumer deux choses capitales qu’il n’était pas prêt à gérer. D’une part, fuir une attraction génétique qui obéit à son instinct le plus primaire; d’autre part, rassurer, protéger et guider ces êtres si étranges pour lui que sont les enfants. Dans son parcours initiatique, Grant va devenir un autre pédagogue: celui qui va assurer la protection de Tim en lui disant comment descendre de l’arbre, celui qui va veiller toute la nuit pour leur permettre de dormir sereinement ou encore celui qui va leur expliquer pourquoi les herbivores sont doux et craintifs. Pendant ce temps, Ellie est bien loin de pouvoir témoigner de la réussite spectaculaire et inattendue de son plan pour changer le regard d’Alan. Elle doit s’occuper d’un Ian Malcolm affaibli et surtout éduquer un tout autre «enfant»: John Hammond14.

Le roman d’origine de Michael Crichton fait du vieil homme un être froid et calculateur, qui se fera d’ailleurs dévorer par un groupe de compsognathus– de petits dinosaures carnivores. La vision de Spielberg est plutôt celle d’un grand-père aimant, éternel optimiste et sorcier aussi enchanté de ses propres tours que peuvent l’être les spectateurs. Alors que son avocat veut vendre le rêve, Hammond, lui, veut le distribuer et c’est dans cette même logique qu’il présente à Ellie son ancien cirque des puces. Il avait le contrôle sur l’illusion et, au nom du rêve, persuadait les gens que ses attractions étaient sans trucages. Plus que jamais dans cette scène, John Hammond est un enfant qui rêve en dévorant des glaces15. C’est Ellie qui devra le ramener à la raison: «Jamais vous n’avez eu le contrôle, c’est ça, l’illusion! C’est toujours le cirque des puces!»

Or, si, à la suite de l’injonction de la professeure Sattler, on voit un John Hammond beaucoup plus pragmatique et désireux de s’impliquer dans le sauvetage des survivants, sa maturation en homme repose encore sur de vains principes. Il va tenter de s’opposer à la jeune femme qui veut aller rétablir le courant, en rappelant son rôle autoproclamé de figure masculine. Ellie aura tôt fait de ridiculiser16 ce «sexisme en situation de danger mortel», d'autant plus que Hammond est un vieillard qui se déplace avec une canne. Se promenant dans un labyrinthe à la manière de Thésée devant rencontrer son Minotaure, elle devra se fier aux indications de Malcolm et suivre un fil d'Ariane (les tuyaux au plafond). Un nouvel échec met à rude épreuve Hammond: il se révèle en effet impuissant à la guider à l'aide du plan de la remise, incapable de comprendre les plans de son propre parc, et c’est avec Malcolm que la situation va se résoudre. Ce sont enfin les enfants du parc, Lex et Tim qui ont grandi et qui ne sont plus ceux qu’il fallait aller chercher dans l’arbre ou qui se disputaient: ils parviennent à improviser dans l’urgence une échappatoire à l’attaque de deux raptors, dans cette fameuse scène de la cuisine changée en terrain de chasse. Il est bien vrai que le T-Rex rétablira l’ordre à la fin en s'attaquant aux raptors, mais seul un travail d’équipe permet aux deux générations d’humains de triompher. Tim a grandi en bravoure en suivant les enseignements et conseils de Grant. Lex participe à la reprise du pouvoir en mobilisant ses connaissances informatiques pour fermer une porte et leur redonner accès au téléphone.

Un flambeau semble s’être passé et Ellie y a indéniablement contribué. La jeune femme qui s’émerveille des résultats botaniques de Jurassic Park est aussi celle qui soutient Grant quand il défaille. Elle parvient à changer les points de vue des deux hommes enfants. Grant fuit le dialogue avec des enfants, sous des prétextes fallacieux et un comportement sans grande maturité, et Hammond ne voyait que la magie de l’illusion spectaculaire. Ils ont bénéficié de l’influence de la professeure Sattler pour résoudre leurs propres conflits. Hammond décide de ne pas maintenir son projet et Grant se retrouve avec les deux enfants dormant près de lui dans la scène finale. C’est alors dans la continuité que les mythèmes de Jurassic Park se retrouvent éclairés sous un nouveau jour dans Le monde perdu.

La suite: La saga jurassique. Archéologie d’archétypes millénaires ou comment  passer de l'hommage au pillage [2]

 

Bibliographie

Corpus étudié

Spielberg, Steven (1993). Jurassic Park. [35 mm]. Universal Pictures.

Spielberg, Steven (1997). The Lost World: Jurassic Park. [35 mm]. Universal Pictures.

Trevorrow, Colin (2015). Jurassic World. [35 mm]. Universal Pictures.

 

Corpus critique

BOONE, John (2015, 12 juin). «11 Jurassic Park References and Easter Eggs in Jurassic World», Entertainment Tonight. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.etonline.com/news/166138_11_jurassic_park_references_and_east...

CADORET, Martin (2015, 17 septembre). «Jurassic World contiendrait plus d'erreurs que tous les autres films de 2015», RTL. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-contiendrait-pl...

CESBRON, Mathilde (2015, 9 juin). «Jurassic World est-il sexiste?», RTL. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-est-il-sexiste-...

Crichton, Michael, Jurassic Park, Paris, Pocket, 2015, 508 p.

GERVAIS, Bertrand, Logique de l'imaginaire, tome 3: L'imaginaire de la fin, Montréal, Le Quartanier, 2009, 232 p.

LI-GOYETTE, Mathieu (2015, 16 juin). «Dinos transgéniques», Panorama-Cinéma. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=1230

Wikipédia (2016, 18 février). «Liste des plus gros succès du box-office mondial». Récupéré le 19 février 2016 de https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_plus_gros_succ%C3%A8s_du_box

office_mondial

YouTube (2015, 14 juillet). «Comment Jurassic World Aurait Dû Finir», How It Should Have Ended. Récupéré le 19 février 2016 de https://www.youtube.com/watch?v=Gw8tLrFK7kA 

YouTube (2014, 7 août). «Jurassic Park», Le ciné-club de M Bobine. Récupéré le 19 février 2016 de https://www.youtube.com/watch?v=aM05XTgkNKM

YouTube (2015, 13 octobre). «Jurassic World», Honest Trailers. Récupéré le 19 février 2016 de https://www.youtube.com/watch?v=d8tmJbaFuYM

  • 1. Ce classement est cependant à nuancer, puisqu'il ne tient pas compte de l'inflation, qui favorise grandement les superproductions récentes. L’entrée Wikipédia «box-office monde» détaille les grandes distinctions à établir en fonction de la santé économique: https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_plus_gros_succ%C3%A8s_du_box-office_mondial
  • 2. Les pas du roi des dinosaures vont d'ailleurs produire la scène la plus emblématique du film. Déjà, il se met en place un jeu d'échos de cette nature disparue qui reprend sa place. L'extraordinaire se place d'entrée de jeu comme vaguement inquiétant et potentiellement dangereux.
  • 3. La prédation du dinosaure s'effectue dans une logique de renversement: Nedry traite d'abord le dinosaure comme un gentil animal domestique, indique qu'il n'a «rien à [lui] donner» et lui lance un bâton. Le (fidèle) animal n'en suit pas moins sa proie, celle-ci étant obligée de se mettre à quatre pattes pour escalade une côte naturelle et se rendre à son véhicule. Le dinosaure se transforme alors, déploie sa collerette de chasse et use de son arme: le poison. Nedry panique alors, se précipite et se déplace de façon désordonnée et confuse, facilitant la chasse du prédateur.
  • 4. Malcolm souligne son doute sur ce sujet avec une de ses répliques «alarmistes» (selon Hammond): «Dieu, aie pitié de nous, nous sommes à la merci des ingénieurs!»
  • 5. Grant est pourtant le plus traditionaliste de tous. Aux dires de son collègue qui brandit le moustique fossilisé dans l’ambre, «[Grant] est un fouilleur». Réticent et incompatible avec toute forme de technologie depuis l’écran d’ordinateur jusqu’à la ceinture de son siège qui lui résiste, Alan Grant n’est sensible qu’au contact avec le matériau. Il n’est pas anodin qu’il fît un malaise quand John Hammond lui annonce que non seulement son parc possède un T-Rex, mais qu’il a été chronométré courant à très haute vitesse. Non seulement les chers fossiles de Grant ont pris vie, mais, de plus, ils constituent un mortel danger. On retrouve donc chez Grant ce besoin de contact et l’opposition avec Malcolm, bien plus théoricien que lui, n’en sera que plus forte.
  • 6. Dans Le monde perdu, le neveu de Hammond l'accuse d'énoncer sa «version de la vérité» et Malcolm lui répond, laconique et scientifique, qu'«il n'y a pas plusieurs versions».
  • 7. Le prophète de malheur n'est généralement pas populaire parce qu'il voit l'émergence d'un imaginaire de la fin à travers une multitude de signes complexes: «C'est un imaginaire fondé sur le temps [...]. C'est un imaginaire reposant aussi sur une crise promue au rang de loi, de principe de cohérence. Et c'est, enfin, un imaginaire tourné vers l'interprétation et la recherche de sens, vers la lecture des signes d'un monde sur le point de s'effondrer» (Gervais; 14-15). Le scientifique explique ainsi l'animosité de Hammond à son égard: «John n'adhère pas à la théorie du chaos, en particulier en ce qui concerne son petit projet scientifique».
  • 8. Dans la scène où lui, Malcolm, Grant et Ellie découvrent les premiers dinosaures, sa réflexion est tout à fait intéressée et prosaïque: «Nous allons faire une fortune avec ce parc». On pourrait y voir une mise en abime critique de Spielberg face aux producteurs de son film, en particulier dans le contexte de cette scène, dans laquelle les autres personnages sont complètement ébahis et sans voix. Comme l'indique Le ciné-club de M Bobine, (2014) Jurassic Park est un métafilm et produit de nombreux dédoublements: le logo du parc devient celui de l'affiche du film, les produits dérivés qu'on voit dans le film pouvaient directement être vendus, l'avocat représente les producteurs, Hammond, le réalisateur lui-même et les visiteurs du parc, les spectateurs. Dans cette scène de découverte, la réaction des trois professeurs symbolise en effet celle du public; il s'agit d'une belle scène que Spielberg sait particulièrement mettre en scène, et qui montre l'émerveillement et la fascination d'un rêve devenu réalité. Même Malcolm, personnage toujours inquiet qui semble sentir viscéralement ce qui va arriver, rit et parait détendu.
  • 9. Quand il prend la parole, nombreuses de ses répliques sont loufoques, souvent trop évidentes: «C'est un dinosaure», «Monsieur Hammond, les téléphones marchent». Il brille davantage dans le vif de l'action, domaine où parait risible Malcolm, rappelant l'albatros baudelairien.
  • 10. Il est intéressant de voir comment Hammond ne semble pas particulièrement intéressé à ce que ses invités assistent à la scène. De la même manière, il ne semble pas vouloir qu'ils rencontrent le généticien ainsi que le bébé raptor et qu'ils voient l'envers du décor. Son parc se veut une immense vitrine sensationnelle de laquelle on évacue tout ce qui montre et explique véritablement son fonctionnement.
  • 11. Quand le chasseur découvre la brèche dans leur enclos, il comprend l'énorme erreur qu'ils ont commise: «Bon sang, même Nedry savait qu'il ne fallait pas toucher à l'enclos des raptors!» Ces dinosaures jouissent d'un statut particulier: ce sont les seuls que l'informaticien a gardés captifs. Leur enclos s'apparentant à une véritable forteresse, ils sont placés très près du centre du parc, sans doute pour mieux les surveiller, et ils sont responsables de l'accident mortel au début du film.
  • 12. L'enfant avait comparé les raptorsà des dindes, faisant de ces intelligents prédateurs des proies sottes qu'on capture au supermarché.
  • 13.À cause de leur panique, les enfants allument une lampe de poche, ce qui attire le T-Rex et qui augmente leur propre panique.
  • 14. Lorsqu'il doit interrompre la visite en raison de l'ouragan, on voit Hammond particulièrement contrarié. Il va même littéralement se mettre à trembler en lançant un «bon sang!» À mesure que l'ordre qu'il a mis en place se détraque, il est de plus en plus dépassé, mais aussi désabusé et meurtri comme un enfant auquel on enlèverait son nouveau jouet.
  • 15. D’ailleurs, on constate que les scènes de repas (chez les humains) sont toujours celles d’une sérénité temporaire dans le film. Les prochains à pouvoir dévorer les victuailles sont d’ailleurs les enfants, Lex et Tim, qui trouveront un bref repos avant que les raptors ne les pourchassent dans une cuisine vide – c’est-à-dire sur un terrain de prédation qui ne laisse plus de place à la nourriture des humains, mais seulement à la traque de proies
  • 16. Lorsque Hammond exprime à Ellie que «c'est vraiment à [lui] de le faire», elle lui donne le bénéfice du doute et lui demande pourquoi. Il y avait après tout de bien meilleures raisons, dont la première: c'est lui qui est responsable du parc. Cependant, même avec sa forme physique qui lui permet de piquer un sprint, Ellie parvient de justesse à semer le raptor. Hammond n'aurait donc assurément pas survécu.

La saga jurassique. Archéologie d’archétypes millénaires ou comment passer de l'hommage au pillage [2]

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La saga jurassique. Archéologie d’archétypes millénaires ou comment passer de l'hommage au pillage [2]

Soumis par André-Philippe Lapointe et Clément Pelissier le 31/05/2016

 

II – Le monde perdu ou l’éclatement des frontières et des rapports

L'une des rares suites de Spielberg1, Le monde perdu, reprend et complète plusieurs thématiques et séquences du premier film. Nous verrons que Jurassic World tente aussi de nombreux clins d'œil, mais que ces tentatives se révèlent assez peu convaincantes si la comparaison à ses ainés ne vient pas les appuyer.

Tout d’abord, dans les deux premiers films, la structure est presque rigoureusement la même. Le film s'ouvre sur un accident qui oblige Hammond à réquisitionner une équipe de quatre spécialistes, qui doivent se rendre en urgence sur une île contenant le germe de la préhistoire. Chaque fois, Hammond se montre astucieux pour obtenir ce qu'il veut. Les deux équipes sont d'abord émerveillées. Puis, survient un nouvel accident qui aura pour effet de les coincer sur une île ayant un écosystème dominé par les dinosaures. Les survivants doivent donc trouver un moyen de communiquer avec la civilisation. Les deux quêtes s'achèvent avec l'envoi de secours pour les survivants. La hiérarchie des grands prédateurs reste la même: le T-Rex est la première menace, avec le bris de l'équilibre initial, et les raptors poussent les proies dans leurs derniers retranchements. Le T-Rex exerce d'ailleurs à la fin un rôle salvateur: il sauve les protagonistes dans le premier film et dévore le neveu méprisable de Hammond qui veut absolument faire un nouveau parc dans le second.

Mais, à la place que le spectateur subisse la similitude, celle-ci apparaît comme un astucieux jeu de miroir. Nous aborderons trois exemples précis, en ordre chronologique, qui montrent bien le travail de réécriture et d'hommage.

L’arrivée du T-Rex se montre dans les deux cas la première grande menace que rencontrent les protagonistes. Commençons par analyser la scène originale: les personnages sont saisis, l'improbable s'est produit: un dinosaure vient de sortir de sa clôture et il s'agit d'un tyrannosaure. Il s'attaque aux voitures qui les protègent pour un temps seulement. Grant et Malcolm sortent pour aider les enfants, Malcolm est poursuivi par le T-Rex, Grant aide Lex à sortir de l'automobile, le T-Rex pousse le véhicule pour le jeter sur Grant et Lex tandis que Tim est toujours coincé dans la voiture. Dans Le monde perdu, les dinosaures ne sont pas retenus par des barrières et vivent à l’état naturel. Un tyrannosaure peut donc surgir à tout moment. Il en vient alors deux qui veulent récupérer leur petit que l'équipe soigne. Le véhicule est cette fois-ci bien plus grand, il s'agit d'une roulotte blindée qui offre protection aux trois personnages jusqu'à ce que les dinosaures chargent et poussent le véhicule, qui risque à tout moment de tomber dans un ravin. Il s'en suit une séquence plus longue où la tension augmente sensiblement, notamment lorsque Sarah atterrit sur la vitre qui menace de se fissurer prochainement– tandis que leur seul téléphone est aussi sur le point de tomber (et de briser la vitre sur laquelle est Sarah). Le quatrième membre de leur équipe vient à la rescousse, tente de leur tendre une corde pour les remonter. Lui-même est menacé par les deux prédateurs qui ne cessent de revenir à la manière du flux et reflux d'une marée, et qui finissent par l'emporter. Le spectateur retrouve ainsi une situation semblable au premier film, avec pratiquement les mêmes ingrédients, mais accentuée à tous points de vue: deux prédateurs, un véhicule plus grand, la nécessité de remonter, la longueur de la scène accrue et une tension plus forte.

La scène du bunker est aussi faite pour replonger le spectateur dans ses souvenirs. Tandis qu'Ellie doit aller réactiver le courant dans le premier film, le photographe doit appeler à l'aide dans le second grâce à une radio. La reprise est habile dans la mesure où la prise de vue est exactement la même, en plein territoire des raptors, ce qui laisse supposer une attaque imminente des redoutables prédateurs (puisqu'elle survient dans le premier film). La tension est efficace, mais il s'agit cette fois-ci d'un leurre, et la réalisation joue sur notre attente: les raptors attaquent ailleurs (comme à leur habitude) dans une scène malheureusement assez improbable, qui cherchait sans doute à renverser les règles de prédation.

La scène du T-Rex dans la ville du Monde perdu est intéressante, car elle est inédite dans la saga. Cette fois-ci, l’animal domine la ville et offre un clin d'œil judicieux au film King Kong2 (dont les versions présentent des reptiles géants ou des dinosaures). La scène évoque aussi Godzilla et les films de Kaijū. Ainsi, si les périls sont immenses, nous n’avons rien dit encore du héros qui doit les affronter.

Ian Malcolm se retrouve bien esseulé dans cette suite. Personne ne prête plus attention à ses paroles et, quand il recroise, dans la maison de John Hammond, Lex et Tim, qui sont contents de le voir, c’est à peine pour quelques secondes avant que le neveu les sépare. Le spectateur l’a su dans le premier film, Malcolm a des enfants. On rencontre donc Kelly, en froid avec ce père absent et déprimé. En outre, il a bien du mal à trouver une partenaire qui le comprend. Il a, aux dires de Sarah Harding, «la petite amie idéale, celle qui voyage beaucoup», mais, pourtant, ce couple est en profond désaccord lorsque Malcolm vient la chercher sur l’île avec la ferme intention de la ramener et mettre fin à son expédition risquée. Malcolm conserve, plus que jamais, sa capacité à prophétiser, mais doit bien maintenant subir les évènements en connaissance de cause: retourner sur une île peuplée de dinosaures en liberté entraînera fatalement des accidents mortels. Il rappelle ainsi Cassandre que personne n'écoute à Troie, lorsqu'elle leur dit de se méfier du cheval; le don de clairvoyance est une malédiction si les prédictions ne sont jamais écoutées. Pourtant, l’obstination de Hammond n’est plus son premier problème. Au début du film, il semble complètement déchu, ayant perdu toute crédibilité auprès du grand public3, et ne semble pas du tout sur la même longueur d'onde que sa petite amie ou sa fille. Il est un petit ami en colère d’avoir été manipulé par Hammond. À propos de cette dernière, on retrouve par ailleurs la continuité de l’archétype de la savante proche de son objet d’étude: «Elle ne peut pas ne pas le toucher! Regardez ça, il faut qu'elle le touche», se lamente Ian. Ce dernier se trouve ainsi confronté à sa copine Sarah, une femme de terrain, son contraire4 en quelque sorte. Malcolm est aussi un père fou d’inquiétude pour sa fille Kelly, qui s’est candidement jetée dans cette aventure en espérant recréer des liens avec lui. Il est même comparé à un animal sauvage au détour d’une moquerie de Sarah. S'il a raison d'avoir peur, il doit apprendre à avoir confiance en sa fille (qui tuera un raptor dans une prouesse aussi acrobatique qu'improbable) et en sa petite amie (qui est habituée de voyager et de se débrouiller seule5). Pourtant, c’est une tout autre forme de parentalité que va devoir affronter Ian Malcolm sur la nouvelle île. Cette fois, il est traqué dans un but bien précis, au cœur de la spirale infernale déclenchée par InGen Industries: les T-Rex veulent leur petit, détenu un bref moment par les humains, puis veulent se venger. Ian Malcolm fait partie du règne animal et se compare volontiers au mâle dominant qui régente son clan. À celui qui défend la réaction des stégosaures qui attaquent Sarah en disant qu’«ils veulent juste protéger leur bébé», il répondra «ben moi aussi». Sarah est sur l’île, car elle veut démontrer l’instinct parental du T-Rex, et les évènements lui donneront dramatiquement raison. Le monde perdu raconte peut-être l’histoire de bien des familles: la famille de Malcolm qui doit sauver les siens, mais aussi celle des équipes concurrentes qui vont devoir s’unir pour survivre. Le neveu veut succéder à l’oncle et le T-Rex donne à son petit le privilège de clore l’histoire sur le terrain de chasse des docks de San Diego.

Tout porte pourtant à penser que cette fin n’en est pas une. La thématique des dinosaures en liberté continue de captiver. La mémoire collective et la nostalgie se confrontent alors parfois dans la douleur aux aspirations du cinéma. 

           

III – Jurassic World: la continuité maladroite ou le pillage des héritages

Jurassic World se place comme héritier du premier Jurassic Park. Le parc est maintenant ouvert, les employés sont ancrés dans une routine qui contraste avec l’inquiétude affichée par les ouvriers du film originel, jusqu'à ce que survienne la fameuse crise attendue.

Tout le film peut d'ailleurs se présenter comme une mise en abime de tous les codes qui sont aujourd’hui les ingrédients de base des blockbusters hollywoodiens. L’analyse du film seul est assez vite peu convaincante.  

 

Clins d'œil gadgets

La première scène tente de rappeler l'aspect inquiétant de l'éclosion, qui est une création artificielle en soi et une référence évidente à la scène de la discussion dans la couveuse du premier film. En outre, dans ce Jurassic World, la principale menace sera un nouveau dinosaure, pure création génétique et hybride, volontairement plus belliqueux (et pur produit de ce qui caractérise Hollywood, la surenchère du spectaculaire). La cassure de l'œuf crée une ligne de faille dans la surface initialement plane et sans relief. Un second œuf insiste sur la production en série, devenue la norme.

La transition se fait avec un gros plan sur une patte, qui semble d'abord celle d'un dinosaure, mais qui n'est finalement que celle d'un oiseau, référant au thème de l'évolution  qui était le ciment de l’argumentation d’Alan Grant à l’époque du premier film. Par ailleurs, Tim pourrait bien se retrouver plus ou moins volontairement caricaturé lors du visionnage du diaporama sur le jouet, qui paraît lui-même dater d’un autre temps. 

Cette introduction établit donc rapidement une filiation qui ne pourrait que difficilement être plus évidente: nous avons en effet la reprise du ton (l'inquiétude bien visible, malgré l'émerveillement), la réémergence de l'enjeu de la génétique et l'enfant surdoué et passionné.

La musique éveille la nostalgie du spectateur, qui peut voir le vieux rêve de Hammond réalisé avec le portail original, le parcours clairement exposé et une vue panoramique du parc enfin construit. L'archéologie se pratique maintenant en atelier éducatif et le squelette de brachiosaure brisé à la fin du premier film par les dinosaures est maintenant remplacé par un hologramme. Le retour de Monsieur ADN et des interfaces interactives sont rapidement visibles. Malcolm est évoqué via le livre qu'il a écrit et que lit l'assistante chargée de s'occuper des enfants. La chèvre dans le «royaume du T-Rex» est probablement le clin d'œil le plus amusant. Les Gallimimus vont courir de la même façon et dans le même décor que durant le premier film. Même le thème de la parenté revient, mais en crise avec la tante qui peine à s'occuper de ses neveux et la possibilité que les parents divorcent (ainsi qu'avec ces nouveaux horizons, chez Lowery, qui a été adopté). Il est difficile de lister la quantité d'évocations aux autres films, tant elles sont nombreuses6. La tentative de familiariser le spectateur avec un univers humain, qui finira par devenir réconfortant et partagé dans les catastrophes, est un ressort classique de la saga. Pourtant, les relations familiales et les figures féminines se trouvent assez malmenées dans Jurassic World: Là où les deux premiers films offraient une représentation nuancée des personnages féminins et des représentations familiales, le quatrième opus néglige presque totalement ces aspects7. Le paysage familial des deux enfants est à peine esquissé autour d’une affaire de divorce et leur tante parvient à grand-peine à leur témoigner son soulagement lorsque le monstre est vaincu. Jurassic World choisit d’en rester à deux grands modèles familiaux: celui des enfants et leurs parents avec une tante absente; puis,  celui de la reconstruction familiale lorsque cette tante semble enfin redécouvrir la présence de ses neveux et que le héros prend la figure paternelle (sans difficulté aucune).

Le deuxième volet, Le monde perdu, se sert de ses similitudes avec le premier film pour se différencier: avec un monde ouvert, une transformation majeure d'à peu près tous les types de figures (prophète, passionné(e) de dinosaures, chasseur, entrepreneur, enfant, geek), un approfondissement de certains thèmes (notamment la survie et la parenté) et certaines scènes de suspense encore plus efficaces. Le quatrième opus tente un retour aux sources, après un troisième épisode assez erratique et essentiellement décevant, malgré quelques scènes tendues et un catalogue de dinosaures renouvelé. Mais, là où le premier film reprenait ses éléments thématiques pour créer une constellation à propos de sujets comme la génétique, la prophétie, l'évolution, la prédation, ce reboot martèle fort sur les thèmes du premier, au goût du jour certes, mais sans la moindre finesse ou discipline. Une mutation certes, mais qui n'entraîne nullement l'évolution de sa franchise. Les clins d'œil peuvent être amusants pour le nostalgique qui s'amuserait à les répertorier, mais ils ne sont nullement utilisés pour innover de nouvelles thématiques ou approfondir les anciennes. Il nous rappelle seulement l'ancien film, nettement supérieur sur tous les points. Si le film fouille et retrouve quelques enjeux thématiques qui auraient pu être très intéressants, surtout que ces enjeux sont actualisés, le film commet l'erreur de faire ce qu'il analyse pourtant, c’est-à-dire que notre société contemporaine peut se révéler excessivement artificielle et ne pas se soucier assez de la compréhension des enjeux soulevés. Comme Mathieu Li-Goyette l'exprime très bien dans sa critique, «il y a peu de choses que Jurassic World fait bien sinon de parler du premier Jurassic Park et qu'en dépit de ses enseignements, il en accomplit finalement la prophétie, celle d’une science du divertissement dont l’Homme aurait perdu le contrôle»8.

Justement, le film reprend également des scènes d'attaques de dinosaures, par exemple la scène de la voiture et du T-Rex. Une personne assise est dévorée et l'ingéniosité de notre héros est encore une fois démontrée. La boule à Hamster est également retournée tandis que les enfants sont à l'intérieur. La rapidité des deux scènes empêche cependant que ne s'installe une réelle tension, tout est au contraire trop immédiat. La survie des deux enfants relève en outre du miracle9 et n'apparait nullement crédible. Leur rire et leur absence de réel trauma semblent également invraisemblables. Le véhicule sera retrouvé par un duo masculin-féminin, rappelant forcément le chasseur et Ellie dans le premier film. La finale où le groupe Grant-Ellie-Tim-Lex est poursuivi par les raptors est également reprise: le héros, la tante et les deux enfants sont cernés par trois raptors dans une prise de vue pratiquement identique. Ce n'est cependant pas un autre dinosaure qui vient rétablir l'ordre jurassique, mais les talents du héros, qui parvient à amadouer les redoutables dinosaures qui étaient si terrifiants durant les deux premiers films.

La (re)découverte du premier pavillon10 joue également sur cette nostalgie qu'inspire ce lieu récurrent du premier film et sa musique. L'endroit (le premier pavillon) se révèle en effet une collection d'objets du premier film marquant différents moments forts: banderole commémorative que le T-Rex décroche à la fin en tuant les raptors, fresque murale de raptorà laquelle s’était superposé l'ombre d'un raptor réel, lunette vision de nuit qui avait permis d'observer la disparition de la chèvre, casque des employés évoquant l'incident à l'origine du premier film. Il s'agit d'un véritable retour aux origines. On peut se demander cependant pourquoi le bâtiment original n'aurait pas été rasé dans un parc qui se construit en cherchant à oublier le passé et le désastre que le premier parc a été.

À ce propos, un dialogue entre la directrice et un employé y fait clairement référence: l’informaticien porte un t-shirt usé arborant le sigle du parc originel et se dit, en manière de provocation, très choqué que la politique en place de ce nouveau complexe élude complètement le passé et ses drames. C’est ici un beau paradoxe qui se met en place, non seulement d’ordre narratif, mais aussi cinématographique. Jurassic World distribue «sans compter» les clins d’œil que les spectateurs les plus enthousiastes interpréteront comme de vibrants hommages. Si le film choisit clairement de superposer des plans déjà vus et déjà vécus, les personnages eux-mêmes refusent de prêter le moindre crédit à l’effort de mémoire du technicien et désirent avant tout se tourner vers l’avenir. Il se pourrait bien que cela participe au film et tout particulièrement à la construction du personnage de Claire Dearing dans son caractère, mais l’on peut néanmoins s’interroger sur la grande ambivalence du film sur ce point. Citation, référence, hommage nostalgique ou copie? Une chose semble certaine: si la narration prétend faire table rase du passé, le déroulement du film, lui, cite sa source de manière trop insistante pour être ignoré.   

 

Enjeux très artificiels

Deux scènes méritent d'être analysées en particulier pour présenter les thématiques du film. D’abord, le débat avec le généticien et le directeur soulève des questions intéressantes: la nécessité d'innover, l'artifice de la création depuis les origines du parc (aucun des animaux n'étant original, tous sont modifiés génétiquement) et le point de vue dans la monstruosité («Qu'est-ce qu'un monstre?»). La scène est malheureusement précipitée, le directeur du parc n'avance presque aucun argument, il n'est que consterné par une situation qui lui échappe complètement. Le généticien, quant à lui, fait son plaidoyer. Il explique ne pas être un «apprenti sorcier», mais seulement un scientifique qui obéit aux lois du marché: «si j'arrête d'innover, quelqu'un le fera à ma place». En outre, cette séquence n'est pas vraiment réactualisée par d'autres discussions dans le film, qui permettraient de continuer d'interroger ce thème assurément pertinent. Le film s’y était pourtant bien essayé lorsque l’on sait que «le dinosaure n'impressionne plus quiconque à [leur] époque». Le stégosaure est devenu comme l'éléphant de n'importe quel jardin zoologique dans cet imaginaire collectif. Cela oblige une accélération technique (au détriment du fondamental, de la stabilité et d'un ancrage réflexif solide). Une réflexion similaire pour le cinéma est d'ailleurs permise quand  l’on apprend que l’on attend de la prochaine création un dinosaure «plus grand, plus féroce [avec] plus de dents». Encore une fois si l’enjeu est génétique, il est aussi surtout économique. Il s'agit bien sûr d'un manque criant d'humilité, mais sans prophète inspirant cette fois-ci pour le signaler. Il semblerait que Malcolm ne soit plus dans l’air du temps (ni dans celui du cinéma). «Une espèce disparue n'a pas de droit», cette phrase sera répétée presque textuellement chez le promilitaire (elle avait été prononcée par le neveu de Hammond dans Lemonde perdu).  Ici, l’utilitarisme et la technocratie à leur paroxysme ne se demandent pas ce qu'ils ont créé avant qu'il ne soit trop tard.

En revanche, la scène de l'hécatombe des brachiosaures et de la bête hybride qui «tue pour le plaisir» donne vraiment l'impression d'être en face d'un véritable monstre dont le seul but est de tuer presque consciemment tout ce qui peut s’apparenter au Bien. Le descriptif du nouveau dinosaure, accompagné d’une trame musicale de circonstance, rappelle fatalement11 le raptor: «celle-là, quand elle vous regarde, on sent qu'elle prépare un vilain coup», dit le chasseur dans le premier film. La créature reconnaît les odeurs et elle possède une «intelligence hors norme» et une ressemblance physique. Il n'est pas étonnant qu'elle représente une véritable machine à tuer que tous les autres dinosaures attaquent dans une finale rocambolesque12. D'ailleurs, tous les dinosaures libérés semblent se révéler tout aussi féroces et foncent directement sur leurs proies humaines, jouant parfois avec elles (la scène où l'assistante est prise et reprise par les dinosaures volants, avant d'être engloutie par le dinosaure marin, se révèle plutôt épique). Par son intensité, le déchaînement de dinosaures volants évoque presque des armées de vampires13 sanguinaires, les plaies d'Égypte ou l'Apocalypse qui foudroie l'humanité pour ses péchés. Il y a un certain égocentrisme à penser que nous serions le seul intérêt de ces créatures de la préhistoire. Dans le premier film, les dinosaures reproduisent leur ancien ordre naturel et ne s'intéressent nullement aux humains (sauf le T-Rex14 en s'échappant et les raptors, figure de prédateurs ultimes et inquiétants pouvant nous supplanter). Un thème important de Jurassic World est d'ailleurs la domestication de la prédation. Autant pour le nouveau dinosaure plus féroce qu'on propose d'intégrer au parc et qui se libère avec une facilité déconcertante15 que pour les raptors qui sont utilisés pour pister le dinosaure hybride, on tente d'utiliser leurs habiletés à des fins de recherche ou militaires. La capacité du héros d'aussi bien comprendre et domestiquer les raptors est pour le moins surprenante. En effet, Jurassic World présente des héros bien différents de leurs ainés.

 

L'absence de figures héroïques opposées, de scissions sociales et philosophiques.

La plus grande faiblesse du film reste vraisemblablement ses personnages, pratiquement tous caricaturaux et composés sans soucis d'authenticité, surtout qu'on reprend en grande partie des figures du premier film (le chasseur/prophète, l'entrepreneur, l'intéressé, l'enfant). Une des grandes forces du premier film, même par rapport au livre de Crichton, c'est la richesse de ses personnages, ce qui permet d'accroître leur vraisemblance et de rendre passionnant les enjeux qu'ils soulèvent, en plus des rapports de force qui y sont liés pour des questions comme la responsabilité, le contrôle et la clairvoyance.

Le film s'ouvre aussi à une multitude de thèmes familiaux qui placeront le spectateur en terrain connu. Les tensions fraternelles dans la petite famille américaine sont par exemple abordées. Le fan, peu appréciable par son habitude à réciter ses statistiques, s'oppose à l'amoureux ténébreux, éternellement transi et raccordé à sa technologie (écouteurs et cellulaire). Survient ensuite un archétype de la femme moderne: technocrate (les mots organisation et contrôle reviennent particulièrement dans son discours), arborant un sourire artificiel et faussement enjouée. Elle subira bien sûr une grande transformation par son contact avec le «vrai monde». On notera par ailleurs qu’il est heureux que sa course-poursuite contre le T-Rex ne lui fut pas fatale avant qu’elle n’ait pu profiter de cette transformation. Face à un dinosaure qui, dans les premiers opus, maintenait parfaitement la cadence contre des humains à pied et même face à des véhicules motorisés, la femme d’affaires survit avec des talons hauts aux pieds, qui, à aucun moment, ne seront des entraves dans sa course. Le T-Rex s’essouffle-t-il plus facilement que ses ainés ou le film a-t-il sacrifié la cohérence au nom du grand spectacle, en transformant en outre ses personnages féminins en caricature? 

Le successeur de Hammond s'oppose à cette vision et veut à toute force que les humains et les dinosaures vivent en harmonie. Son caractère d'apprenti sorcier s’exprime par le fait qu'il est aussi apprenti pilote. Pour lui, les failles sont normales et doivent montrer l’habileté du personnel à gérer n’importe quelle situation. Son positivisme initial devient peu à peu de l'inconscience. Malgré son leitmotiv qu'il répète constamment– «je gère»–  il finira par s'écraser dans la volière, trouvant la mort en libérant des dinosaures.

La seule réelle figure héroïque du film est sans aucun doute celle de l'ancien soldat, chasseur comprenant d'instinct aussi bien ses semblables que les dinosaures (parce qu'il comprend que ce sont des animaux sauvages, un fait qu'il semble être le seul à comprendre; Honest Trailers montre d'ailleurs combien de fois le personnage répète le mot animals). Il parvient à domestiquer et à nommer comme l’on ferait d’un chien des dinosaures présentés comme les plus féroces et les plus intelligents16

de la préhistoire. Vivant quelque peu retiré du parc, ce prophète de malheur avance, en héritier partiel de Malcolm, que ce sont des créatures vivantes et imprévisibles. C'est là le privilège classique du héros: il doit sauver les autres de situations terribles, mais même quand ses alliés animaux se retournent contre lui, son dinosaure domestique choisit de ne pas le dévorer. Il prévoit le danger que présente le nouveau dinosaure hybride, la mort de l'équipe qui tente de le récupérer avec des armes non létales. Il comprend aussi immédiatement que ce dinosaure s'est souvenu de «l'endroit où on [a]vait posé» son implant. Il est simplement parfait, à part qu'il est pathétiquement macho, et s'oppose ainsi, pour son plus grand avantage, aux autres personnages incroyablement imparfaits, à «des figures jetables, ineptes, blasées et bonnes à manger» (Li-Goyette, 2015).

Des superproductions de dinosaures, il n'en était pas sorti depuis une dizaine d'années (la dernière étant vraisemblablement le King Kong (2005) de Peter Jackson). Le film a donc été au moins brillant de jouer sur le sentiment de nostalgie d'un public qui avait grandi avec la trilogie jurassique17. D'ailleurs, même un mauvais film restera le meilleur de ces dix dernières années, ne trouvant aucune compétition. Le véritable spectateur spécialiste pourra se ranger du côté de Grant, réalisant une patiente archéologie du pillage réalisé par Trevorrow, ou du côté de Malcolm, se lançant dans quelque audacieux oracle sur la vide démesure hollywoodienne. Peu importe son attitude, il ne pourra manquer d'en arriver à la franche impulsivité d'Ellie en questionnant «bon alors, qui est ce con?» devant la profanation de ces figures vieilles de millions d'années.

Il est presque assuré, cela dit, que l'hybridité et l'utilitarisme des créatures de la préhistoire se poursuivront dans les deux autres films de la nouvelle trilogie annoncée. On pourrait se surprendre à espérer que le nouveau dinosaure ait non seulement plus de dents, mais aussi plus de bouches, pour dévorer d’un coup tous les protagonistes du film après s'être évadé. Y aura-t-il une nouvelle horde de raptors dirigée par le maintenant sympathique Blue? Auront-ils des armes greffées aux pattes pour éliminer encore plus rapidement les humains? Tout semble envisageable dans une mécanique cinématographique qui peine désormais à garder sa mémoire intacte. Si nos hypothèses de suites sont fantasques et espiègles, elles ne sont que l’expression du souhait que les archéologues des dinosaures et de leur cinéma retrouvent les méthodes de fouilles et les outils de l’imaginaire qui servaient à déterrer les rêves.

 

Bibliographie

Corpus étudié

Spielberg, Steven (1993). Jurassic Park. [35 mm]. Universal Pictures.

Spielberg, Steven (1997). The Lost World: Jurassic Park. [35 mm]. Universal Pictures.

Trevorrow, Colin (2015). Jurassic World. [35 mm]. Universal Pictures.

 

Corpus critique

BOONE, John (2015, 12 juin). «11 Jurassic Park References and Easter Eggs in Jurassic World», Entertainment Tonight. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.etonline.com/news/166138_11_jurassic_park_references_and_east...

CADORET, Martin (2015, 17 septembre). «Jurassic World contiendrait plus d'erreurs que tous les autres films de 2015», RTL. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-contiendrait-pl...

CESBRON, Mathilde (2015, 9 juin). «Jurassic World est-il sexiste?», RTL. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-est-il-sexiste-...

Crichton, Michael, Jurassic Park, Paris, Pocket, 2015, 508 p.

GERVAIS, Bertrand, Logique de l'imaginaire, tome 3: L'imaginaire de la fin, Montréal, Le Quartanier, 2009, 232 p.

LI-GOYETTE, Mathieu (2015, 16 juin). «Dinos transgéniques», Panorama-Cinéma. Récupéré le 19 février 2016 de http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=1230

Wikipédia (2016, 18 février). «Liste des plus gros succès du box-office mondial». Récupéré le 19 février 2016 de https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_plus_gros_succ%C3%A8s_du_box

office_mondial

YouTube (2015, 14 juillet). «Comment Jurassic World Aurait Dû Finir», How It Should Have Ended. Récupéré le 19 février 2016 de https://www.youtube.com/watch?v=Gw8tLrFK7kA 

YouTube (2014, 7 août). «Jurassic Park», Le ciné-club de M Bobine. Récupéré le 19 février 2016 de https://www.youtube.com/watch?v=aM05XTgkNKM

YouTube (2015, 13 octobre). «Jurassic World», Honest Trailers. Récupéré le 19 février 2016 de https://www.youtube.com/watch?v=d8tmJbaFuYM

  • 1. L'auteur a également réalisé la saga Indiana Jones. Il serait intéressant de montrer comment une esthétique de la reprise apparait également dans ces films. Par exemple, Indiana Jones et le Temple maudit reprend la scène où Indiana Jones est devant un homme maîtrisant parfaitement l'art du sabre. Alors que dans le premier film, le héros l'abat simplement en utilisant son pistolet. Dans le second, il arrive pour prendre son arme de la même façon et, ne l'ayant plus, il doit se contenter de fuir promptement.
  • 2. Malcolm observe d'ailleurs judicieusement que le portail du parc est un hommage criant à King Kong. Le premier film devait à l'origine utiliser le stop-motion, également en hommage à ce film (Le ciné-club de M Bobine).
  • 3. InGen Industries, la compagnie que dirigeait Hammond et que contrôle maintenant son neveu, ont menti sur l'accident du parc dans le premier film, faisant passer Malcolm «pour un dingue et a été très néfaste pour [sa] carrière».
  • 4. Elle pourrait rappeler Grant si elle n'était aussi bavarde et à l'aise avec la technologie.
  • 5. Même si le personnage de Sarah n'est sans doute pas aussi mémorable que celui d'Ellie (qui, d'une certaine façon, se trouvait métaphoriquement située entre Grant et Malcolm et était ainsi un personnage beaucoup plus équilibré que les deux autres experts), elle sait défendre ses choix et ses idées (notamment le rôle de parent et la territorialité du tyrannosaure). Elle réagit promptement et intelligemment à toutes les attaques: les stégosaures, les tyrannosaures et les raptors. Elle dirige d'ailleurs la première équipe et sait ce qu'elle veut, sans jamais tomber dans une caricature d'invulnérabilité ou de fragilité.
  • 6. Le site Entertainment Tonight en liste onze, qui sont assez emblématiques: http://www.etonline.com/news/166138_11_jurassic_park_references_and_east...
  • 7. Joss Whedon, le réalisateur de la série Avengers, a créé une mini-polémique en qualifiant le film de «sexiste»: «Je suis trop occupé à espérer que [cet extrait] ne soit pas digne du sexisme des années 70. Elle est rigide, il est une force de la nature - sérieusement? Encore?» (http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-est-il-sexiste-...). Il est dommage que beaucoup de spectateurs se soient davantage intéressés au caractère opportuniste de la critique vis-à-vis d'un film qui faisait certes de l'ombre économiquement parlant à son film de superhéros qu'à la critique elle-même.
  • 8.http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=1230
  • 9. Le «nouveau Tim» ne veut pas sauter, comme Tim, accroché à une clôture électrique qui menace de se réactiver. D'ailleurs, leur remarque est identique dans les deux films: «t'es dingue!»
  • 10. Il s'agit de l'endroit où les deux raptors coincent les quatre humains et où le T-Rex intervient in extremis.
  • 11. On peut s'interroger sur la pertinence d'un tel mystère autour de la nouvelle création génétique, qui semble se vouloir une révélation inattendue et surprenante. On se doute forcément qu'il ne s'agit pas d'un gentil dinosaure herbivore qui compose l'ADN du dinosaure hybride et on sait déjà que le T-Rex a inspiré le nouveau. Seul le raptor est vraiment une figure prédatrice significative dans les deux premiers films (et le quatrième opus n'entretient très peu de liens avec le troisième film dans laquelle de nouvelles menaces apparaissent effectivement (même si le raptor est toujours l'une d'entre elles)).
  • 12.À la limite, que les animaux décident de s'attaquer à la bête hybride, prédateur hostile et menaçant, soit (même si cette logique rappelle davantage l'imaginaire du jeu vidéo). Mais, qu'une fois le nouveau dinosaure miraculeusement balayé, que le T-Rex et le raptor se regardent sans s'attaquer, avec un air de travail d'équipe achevé «retournons dans la cour de récréation préhistorique», aurait dû laisser plus d'un spectateur complètement ébahi et plutôt consterné.
  • 13. Il est intéressant de constater que les dinosaures volants semblent presque instantanément démonisés. Leur route (vers la concentration humaine, source de chaleur et de nourriture) rappelle néanmoins un monstre plus contemporain: la horde de zombies de la série Walking Dead.
  • 14. D'ailleurs, sa technique vis-à-vis de la voiture n'est nullement adaptée. Il la retourne, pensant mordre dans la chair une fois que l'animal mécanique est sur le dos.
  • 15. En fait, tout se passe comme si on posait d'emblée que le spectateur s'attendait à voir le dinosaure s'enfuir: dans cette logique, pourquoi se donner la peine de scénariser une fuite crédible? La websérie animée How It Should Have Ended (2015) souligne plusieurs des incohérences scénaristiques, notamment quant à l'évasion du fameux dinosaure, qui est un élément déclencheur du film. Plus complet, Honest Trailers présente de nombreuses absurdités et incohérences du film. Celui-ci possède également son lot de faux raccords, de problèmes de continuité dans le scénario et d'erreurs factuelles, au point que le site web du RTL affirme que ce serait le film qui contiendrait le plus d'erreurs de l'année (http://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/jurassic-world-contiendrait-pl...).
  • 16. Le troisième film nous apprend qu'il serait plus intelligent que les dauphins ou les primates.
  • 17. Comme pour le dernier film de la saga Star Wars, le film a en outre joué sur le retour aux sources, se réconciliant avec ceux qui avaient moins aimé, pour des raisons assez évidentes, le troisième opus.

Pirates: «this is it!»

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Pirates: «this is it!»

 

Ils sont venus, ils sont tous là: des mers, des airs, des routes ou bien du Web; les pirates. Il faut dire qu’ils en ont entendu des cris, et des applaudissements, largement renouvelés lors de la sortie du premier volet de la série des Pirates of the Caribbean, en 2001, inspirée de l’attraction à succès des parcs Disney. L’actualité a pourtant tout fait pour contrecarrer notre appétit en la matière, associant très largement les pirates de tous poils à d’horribles terroristes: on songe aux attentats du 11 septembre, bien entendu, mais aussi aux pirates des mers qui sévissent aujourd’hui aussi bien au large de la Somalie qu’en mer de Chine et bien d’autres points du globe (Hijacking, 2012; Captain Philipps, 2013). On pense, aussi, aux cyberattaques qui font l’actualité, du groupe Anonymous aux attaques qui paralysèrent quelques semaines l’Estonie en 2007 (en 2013 est d’ailleurs paru le Manuel de Tallinn consacré à la juridiction des cyberconflits). Ian Malcolm nous rassurait d’ailleurs avec force dans Jurassic Park: «Quand les pirates des Caraïbes se détraquent, ils ne dévorent pas les dinosaures!» Pourtant, à l’inverse des dinosaures, les pirates sont bel et bien parmi nous.

Il faut bien l’admettre: la fiction continue de nous faire aimer le pirate et lui pardonner ses crimes. Car le pirate reste à la fois potache (le Capitaine Pirate de Gideon Defoe ne dirait pas le contraire, lui qui donne par ailleurs naissance au film The Pirates! Band of Misfits, 2012), aventureux, acteur et témoin de l’exceptionnel, ainsi que garant d’un monde à revers, d’une ombre jetée sur le tableau d’un monde que nous jugeons, parfois, aseptisé.

Souvent éloigné de sa réalité historique, le pirate de fiction est désormais un personnage à part entière qui joue des frontières de notre connaissance («la bibliothèque est vide», écrit Lapouge dans Les Pirates, 1968) et des accumulations imaginatives qui ont été les nôtres. Sa disparition présumée («Versons un pleur sur les pirates et sur la piraterie», disait Desnos en 1936) a d’abord été l’occasion d’un succès tout romantique (des Bohèmes des mers de Gustave Aimard jusqu’au Corsaire Noir de Salgari et pourquoi pas, dans une certaine mesure, au Corto Maltese de Hugo Pratt), en même temps qu’il contribue à l’émergence d’un genre qui lui semble inhérent: l’aventure (après tout, le pirate est celui qui «tente la fortune»). À ce titre, le pirate s’affirme aussi peu à peu comme héros populaire / héros du populaire dont il devient un porte-parole au sein d’une fiction de la satisfaction (Umberto Eco): le Captain Blood de Rafael Sabatini, porté à l’écran par Michael Curtiz avec nul autre ce héros populaire qu’est Errol Flynn, en est un des parangons les plus évidents. Cette popularité va croissant à mesure qu’elle accompagne les réécritures du pirate qui, bien que marginal, prend pied dans une culture de masse en croissance. Stevenson assume pleinement ce qu’il doit à d’autres que lui dans l’écriture de Treasure Island. Le terrible capitaine Hook de James Matthew Barrie s’inscrit lui aussi dans une histoire déjà riche de la piraterie fictionnelle, en même temps qu’il donne naissance à une multitude d’autres-soi. Repris par Disney en 1953 en dessin animé, il devient bande dessinée chez Régis Loisel (Peter Pan, 1990-2004) ou chez Alphamax (Peter Pank), héros du film éponyme de Spielberg (Hook, 1991), série télévisée (sa représentation dans Once Upon a Time) ou encore romans de jeunesse (notamment le Capt. Hook: The Adventures of a Notorious Youth de James V. Hart).

De fait, s’il est un personnage de la violence et de la mutilation (le pirate a une jambe de bois et un bandeau sur l’œil, tout le monde le sait), il est à la fois un héros singulier de la culture de jeunesse et d’un public auprès duquel il peut renouveler le schéma du roman familial (voir Freud puis Marthe Robert, entre autres) autant qu’il lui permet de formaliser certains appétits de transgression (le pirate est-il un «démon de la perversité», selon l’expression de Poe?), d’évasion, d’aventure et de mort (les deux étant liés par définition, dit Jankélévitch).

Cette culture de la marginalité, parfois apparente, favorise également le succès du pirate auprès des publics adultes. Figure politisée de la révolte remise au goût du jour par Gilles Lapouge notamment (en tout cas en France), le pirate prend endosse une pensée touchant au nomadisme deleuzien (voir T.A.Z. de Hakim Bey), au situationnisme debordien (voir Bastions pirates du collectif Do or Die), comme au mythe de la contre-culture et de la culture spectaculaire. C’est le pirate, après tout, qui opère aussi bien dans les parcs Disney que dans la version trash qu’en propose Paul McCarthy ; le pirate qui se vend en boutique souvenir tout en devenant le symbole d’un parti politique ‘alternatif’ ; le pirate qui alimente un commerce (le pirate comme marque de fabrique) tout en bravant les lois de l’échange (The Pirate Bay). Après tout, le pirate vivait en parasite, écrivait Lapouge, et c’est en parasite que notre société le traite quand il les circuits de marchandisation culturelle. C’est que, là encore, le pirate cristallise un ensemble d’enjeux idéologiques: culture de l’open source et de la gratuité, culture de l’individu et culture de masse (le pirate opère tandis que nous entrons dans l’ère paradoxale de l’alone together – Sherry Turckle), mais aussi culture du réenchantement et de la révolte (le pirate induit une mythologie démocratique – voir Marcus Rediker, Villains of all Nations, 2004).

Ce dossier est ouvert aux pirates de tous bords, de toutes confessions et de toutes exactions. Pirates pop ou pirates soap, pirates kitsch ou pirates sobres, pirates avérés ou pirates qui s’ignorent (Will Turner, fils de pirate dans Pirates of the Caribbean) comme à tous les voisins, cousins et chimères piratées (corsaires, gentilshommes de fortune, et même vampirates! –Justin Somper), aux pirates en lettres, en bulles ou en pellicules et, bien entendu, à toutes les pirates qui parcourent nos rivages culturels (et historiques) dans un succès qui s’affirme toujours davantage (Mary Read chez Defoe/Johnson, Surget, Ballaert, etc.). À cela s’ajoute le décor du pirate, qui prend peu à peu les dimensions d’un personnage plutôt que d’un simple environnement: le bateau n’est pas sans âme (le Black Pearl comme le Hollandais Volant), le perroquet a toujours quelque chose à dire, la mer porte ses discours et ses réécritures (L’Île au trésor de Pierre Pelot), l’or qui, toujours, a sa place dans l’aventure; ou encore, last but not least, l’inévitable bouteille de rhum que nous pourrions partager, au moins virtuellement, autour de ce dossier pirate.

Soumis par Megan Bédard le 17/06/2016

«Qui pense pirate aujourd'hui, voit apparaître les réfractaires de la grande époque, 1630-1730, dont les navires au pavillon noir sillonnaient la mer des Antilles ou l'océan Indien» (Deschamps, 1962: 35). Bien que l'Histoire de ces pirates célèbres y soit pour beaucoup dans le développement de cette image, puisqu'elle a en effet largement inspiré la fiction, c'est aussi avec la littérature et les autres productions culturelles que s'est construit l'imaginaire collectif de la piraterie.

Soumis par Philippe Janson-Pimparé le 16/06/2016

Quel meilleur exemple pourrait-il y avoir de l’aventure que la piraterie? L’expérience des grands océans par de simples hommes libérés des chaînes qui étaient les leurs dans la société, libres de toute morale et de toute loi.

Soumis par Catherine Ouellet le 15/06/2016

Depuis le modernisme, le roman d’aventures a subi une série de changements considérables dans sa structure narrative: dans ses thèmes, plus particulièrement, et dans sa façon de mettre en récit l’espace, l’intrigue et le temps. Il est intéressant d’observer comment le roman d’aventures se transforme et se remet progressivement en question en analysant trois romans se situant respectivement dans le courant du roman d’aventures classique, à la limite du roman d’aventures classique et du roman d’aventures «problématisé» et, enfin, dans le roman moderne: «L’Île au trésor», «Au cœur des ténèbres» et «La plage».

Soumis par Stéphanie Faucher le 14/06/2016

«L’aventure introduit dans la lecture, donc dans la vie, la part du rêve, parce que le possible s’y distingue mal de l’impossible; elle exalte l’instant aux dépens de l’ennuyeuse continuité de la durée; elle joue la vie ou la mort tout de suite, pour échapper à la mort qui nous attend au loin.» (Tadié, 206)

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La Mort Lente de l'Étoile Matutine

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La Mort Lente de l'Étoile Matutine

Soumis par Philippe Janson-Pimparé le 16/06/2016

 

Quel meilleur exemple pourrait-il y avoir de l’aventure que la piraterie? L’expérience des grands océans par de simples hommes libérés des chaînes qui étaient les leurs dans la société, libres de toute morale et de toute loi. Bien sûr, cette vision n’est pas tout à fait réaliste; pour être exact, elle n’est pas exempte d’une certaine idéalisation qui l’afflige depuis une héroïsation de ses protagonistes, que ce soit par des œuvres littéraires telles que l’Histoire générale des plus fameux pyrates (1724), écrite par le capitaine Charles Johnson, qui serait un pseudonyme de Daniel Defoe, et L’Île au trésor (1883) de Robert Louis Stevenson, pour ne nommer qu’eux, ou encore au cinéma, débutant en 1908 avec The Pirate’s Gold, pour se conclure (pour l’instant) avec une nouvelle adaptation de Treasure Island (2012)1. Ce qui fait presque 300 ans d’adaptations de l’histoire des pirates de l’Âge d’Or au goût du jour, pour s’assurer du succès populaire des œuvres les peignant en pleine action.

Dans son roman À bord de l’Étoile Matutine (1934) en particulier, Pierre Mac Orlan use d’une approche tout à fait différente du récit de pirates, délaissant les abordages brutaux pour s’attarder à la psyché des hommes ayant choisi cette vie. Plus près de nous, l’auteur québécois Stéphane Dompierre a écrit un roman de pirates en 2009, dans lequel tous ses personnages renchérissent de piratéité, jusqu’à créer un amalgame d’exagérations sublimes sur le mythe des pirates. Chacun à leur façon, ils émettent une critique sur la popularisation des aventuriers des mers, qui passe par leur livre problématisant la notion des aventures si importantes à l’image du pirate créée pour plaire à tous.

Même s’ils vont tous deux à l’encontre des canons du roman d’aventures, ce ne sont pourtant pas les similitudes dans la manière dont ils s’y prennent qui nous intéressent, puisqu’ils usent de méthodes se situant sur un même paradigme, mais les différences qui existent entre leurs deux manières de problématiser le récit de pirates. Ce sont sur trois aspects principaux que s’étendent leurs techniques: l’esthétique graphique de la mort de leurs personnages, le réalisme général de leur œuvre et le sens que l’on peut donner à la mort, qui est l’apanage des aventures. Certes, différentes notions complémentaires viendront se greffer autour de ces trois idées principales, mais ils constituent bel et bien le cœur de cette analyse.

Tout d’abord, la comparaison d’ordre esthétique, comme le rappelle Sartre en parlant de la tournure de phrase aseptisée «passer au fil de la lame»2, la mort est souvent rendue neutre, ordinaire, dans le roman d’aventures qui se veut traditionnel. Au contraire, dans Morlante et dans À bord de l’Étoile Matutine, la mort n’est frappée d’aucun interdit de ce genre: elle est graphique (à souhait).

Dans ce premier cas, elle est ridiculement abondante, distribuée par le personnage principal (éponyme), qui le fait en ayant recours à tous les moyens à sa portée. Certaines de ces morts sont perpétrées en usant de raccourcis narratifs, donc en en englobant plusieurs à la fois, tout en demeurant très explicites et dégoûtantes pour certains: «déflagration immense qui projette de grands éclats de bois et des hommes disloqués dans tous les sens3». Petite hécatombe, légère pour ce roman, mais dont l’image de corps «disloqués» (donc aux articulations brisées, comme des pantins sans marionnettiste pour les animer et dont les fils seraient coupés), qui sont éjectés par l’explosion de tonneaux de poudre à canon, au milieu des mâts et des planches du navire, soufflés eux aussi par la même occasion, est troublante pour peu que l’on s’y attarde. D’ailleurs, pour preuve que ce n’était qu’un hors-d’œuvre pour vous mettre l’eau à la bouche, la première scène de violence décrite dans le roman est Morlante affrontant le capitaine pirate ayant abordé le navire anglais sur lequel il travaille. Ce sont les deux courtes descriptions de ce soi-disant combat (plutôt un massacre) qui donnent le ton qu’adoptera Dompierre tout le long du récit: ça va saigner, et le lecteur va tout voir. Tout. Tripes et cervelles comprises:

Il tente tant bien que mal de retenir les tripes qui s’échappent de son ventre grand ouvert, mais tout ça lui glisse entre les doigts et roule sur ses bottes. […] Le long règne de terreur de Barbaque prend fin dans une explosion qui répand un mélange de sang, de cheveux, de cervelle et de plumes sur les quatre murs.4

Certes, ce ne sont pas tous les meurtres qu’il commet qui sont aussi graphiques, mais de telles descriptions demeurent monnaie courante dans ce roman qui emprunte son style visuel aux action-movies au goût du jour. À la façon d’un Stallone ou d’un Schwarzenegger, Morlante décime ses ennemis, sans pitié, sans en oublier un et sans censure. Ses armes sont moins propres que les iconiques big guns qu’ont eu ces célébrités en main, les blessures qu’infligent ces dernières ne sont que de simples trous montrant la mort de ses ennemis, puisqu’il découpe littéralement au travers de ses ennemis. Il ne manie pas une simple épée ou une hache bien aiguisée: ce sont deux machettes que Morlante utilise pour se tailler un chemin dans les mêlées suivant les abordages5. Elles ne sont pas sans rappeler les massacres perpétrés en Afrique au siècle dernier à l’aide de ces armes peu coûteuses achetées à coup de caisses, ou encore le film Machete

Dans le deuxième cas, celui d’À bord de l’Étoile Matutine, la mort y est graphiquement transgressée d’une manière tout à fait différente: elle ne déstabilise pas par son abondance exagérée de scènes et de descriptions sanglantes, comme dans Morlante, mais par sa mise en scène, en dehors du contexte régulier des combats et en dehors des techniques habituelles. En effet, les pirates de l’équipage de l’Étoile Matutine ne meurent pas les armes à la main; ils se voient ainsi refuser toute forme de fin glorieuse de guerrier, ainsi que l’image de vaillants hommes rejoignant une forme de Walhalla piratesque et qui seraient heureux de mourir dans un grand nuage de poudre à canon brûlée, tandis qu’ils respirent la fumée ocre et goûtent le sang ferreux pour une dernière fois, tout cela au son des sabres d’abordage s’entrechoquant et des coups de canons. Mais…non. Refusé. Ici, les pirates tuent et sont tués de manières fort disgracieuses et déshonorantes, ramenés aux truands historiques qu’ils ont dû être: Mac Graw qui étrangle Red Fish6, avant de tuer Dick, qui était infecté par la peste, de son couteau planté en plein cœur, suite à l’exhortation du pauvre qui ne pouvait même plus marcher (Mac Orlan, 87); encore Mac Graw, qui cette fois jette à l’eau les chiots de la portée de sa chienne, avant de tuer un homme pour se délester l’esprit (Mac Orlan, 104); Meister qui tue Mijke en croyant tuer Babet Grigny (Mac Orlan, 111); Jack Seven égorgé au couteau pendant sa nuit de noces, par la négresse qu’il venait d’épouser (Mac Orlan, 117); abandonnés ensemble sur une île déserte, l’aveugle Meister assassine Cadet Golo d’un coup de gourdin, pendant que ce dernier était endormi, ivre (Mac Orlan, 134); Marceau qui égorge Isabel de la Maya, fille adoptive de Hosea Tirdell (Mac Orlan, 174); George Merry pendu (Mac Orlan, 191). Rien de très noble dans ces nombreuses morts, souvent perpétrées au couteau et assez sommairement. La première mentionnée, celle de Red Fish, représente bien l’ambiguïté et le problème que pose sa mort. S’il en est ainsi, c’est que, bien qu’il soit visiblement un personnage vilain, sa mort est orchestrée à l’improviste par Mac Graw, le chirurgien du bord, qui semblait pourtant plutôt positif. Pourtant, à l’instar du Long John Silver de Stevenson assumant le rôle de père palliatif puis se révélant être un pirate cruel, Mac Graw est porteur d’enseignements pour la jeune recrue, mais aussi de mort. De plus, même pour un meurtre par strangulation, technique vicieuse, celui-ci est particulièrement cruel:

Ses yeux tournèrent lentement, sa langue pointa hors de sa bouche, et sa figure violacée devint un masque semblable à ses peintures. Mac Graw, pour reprendre ses forces, desserrait ses doigts; un peu de vie semblait alors ranimer le hideux patient. Notre camarade resserra trois fois son étreinte et nous sentîmes que l’homme venait de mourir entre nos mains. (Mac Orlan, 85)

Par trois fois! On ne parle pas d’une exécution rapide, comme avec Dick quelques pages plus loin (pour lui le déshonneur est de mourir pour abréger ses souffrances dues à la peste); il doit s’y reprendre à trois reprises pour parvenir à tuer Red Fish, dont le visage, déjà inhabituel et laid, ne fait qu’empirer de minute en minute, pendant qu’il agonise lentement, profitant des intermèdes qui lui sont procurés par les faiblesses de Mac Graw pour faire pénétrer à nouveau quelques goulées d’air dans ses poumons meurtris. Où un simple coup de couteau aurait pu suffire, Mac Orlan place volontairement cette exécution mal conduite, où résonnent quelques notes d’une possible vengeance de Mac Graw, qui ne semble pas avoir profité de sa permission à terre pour quoi que ce soit d’autre, surtout après avoir tant insisté pour descendre à Vera Cruz, alors que la peste y court. Il n’a qu’assassiné Red Fish. Aucune glorieuse aventure; un simple règlement de comptes, mené à la va-vite, sans imprévus (outre la mort de Dick).

L’aspect graphique des meurtres discutés dans cette première partie vient introduire la notion du réalisme de ces deux œuvres, qui le sont à des degrés pratiquement opposés.

Chez Dompierre, la composition des scènes rocambolesques où Morlante massacre de pauvres marins relève d’une flagrante exagération de l’action et des stéréotypes sur les pirates, ce qui fait que le lecteur ne peut prendre ce texte au sérieux; ici, le pacte de lecture ne tente pas de faire croire au réalisme de l’œuvre et relève plutôt carrément du divertissement. Toutes les aventures que vit Morlante n’ont un réalisme que très restreint, minimaliste. Rien n’explique sa capacité à décimer l’équipage d’un navire en entier et cela ne vient pas entraver la lecture, tout comme l’imperméabilité des stars hollywoodiennes aux balles n’entrave pas le plaisir d’écouter leurs films. Le lecteur demeure ainsi piégé dans un divertissement superficiel, où l’aspect improbable des événements est toléré sans nécessiter d’explications supplémentaires. De plus, l’auteur s’amuse à utiliser des formulations de phrases et des thèmes contemporains (tels que la condition de la femme «moderne») et à faire pulluler les pirates, presque tous les capitaines songeant, à un moment ou à un autre, à hisser le pavillon noir. Ces éléments participent à créer cette distance qui rend le récit de Morlante impropre à être confondu avec un récit authentique de pirates.

Au contraire, chez Mac Orlan, dans À bord de l’Étoile Matutine, le récit se veut réaliste, exempt des clichés culés, forgés depuis l’époque de Defoe et celle de Stevenson. Ici, pas de jambes de bois, pas de crochets, pas de canonnades, pas d’abordages, pas de trésors enfouis. La matière du récit se trouve ailleurs7, les aventures sont à trouver en dehors des thèmes habituels des histoires de pirates. Les grands combats navals et les abordages sont délaissés. C’est l’aventure de l’homme derrière l’image du pirate qui est racontée: une fois la violence évacuée de l’histoire, il ne reste que la souffrance des hommes. Plusieurs épisodes font écho à cette douleur: la «miniature reproduisant un portrait de jeune fille8», qui leur rappelle à tous un amour de jeunesse qu’ils ont eu, il y a fort de longtemps de cela; celui des putains qui «[les] dominèrent tout de suite» (Mac Orlan, 100), où leur malaise auprès des femmes apparaît très clairement; et celui où le narrateur se demande si «Le sang d’un homme peut […] effacer le sang de quatre petits chiens?» (Mac Orlan, 106), après l’assassinat d’un homme par Mac Graw, apparemment pour se libérer les nerfs de la culpabilité d’avoir noyé les chiots que sa chienne venait de mettre à bas, mais qu’il ne pouvait garder à bord. Tous trois traitent de la misère de ces hommes aux valeurs étranges, mais vivant les mêmes peines que les autres; ce sont leurs réactions, dans leurs similarités et leurs différences à la norme, que nous peint Mac Orlan. L’exemple parfait est leur émoi à tous (et les motivations, surtout, de cet émoi) lorsqu’une femme se révèle involontairement à eux, après s’être infiltrée au sein de l’équipage:

La surprise nous laissa sans voix, devant cette femme, que le hasard nous révélait brutalement. Puis, nous tendîmes le poing dans sa direction; nous hurlâmes à son visage les injures apprises dans toutes les langues de la terre; nous crachâmes à ses pieds comme des damnés; et notre colère montait, montait à mesure que les mots obscènes sortaient de nos gorges. Car nous lui reprochions d’être immobile devant nos yeux, dans sa calme beauté, et surtout de nous avoir contemplés, nous, les futurs clients du quai des Exécutions, dans l’horreur de notre grossièreté, de nos barbes longues, de notre linge sale, de notre puanteur, de notre triste misère. Et nous lui reprochions, sans pouvoir préciser les motifs de cette colère, de nous avoir surpris, cherchant avec nos ongles souillés la vermine humiliante qui nous rongeait. Et nous lui reprochions de ne s’être pas révélée à temps pour permettre de tenter sa conquête en embellissant nos figures et nos mains, selon les moyens connus de tous les hommes, avant de nous égorger pour des plaisirs amers. (Mac Orlan, 48-49)

Bien qu’ils viennent de faire la prise, successivement, de deux bâtiments, le récit n’y consacre que quelques courtes lignes (non citées ici), la trame narrative principale se concentrant sur l’arrivée et le dévoilement de cette femme parmi eux. Toutes les raisons de leur colère à son égard évoquent leur condition de marins miséreux, qui leur pèse, mais que pourtant, tel qu’ils l’affirment, même s’ils se voyaient offrir l’occasion de changer les décisions qui les ont menés à la piraterie, «[Ils] fer[aient] tous des gentilshommes de fortune, n… de D…!» (Mac Orlan, 76)

Ce genre de formules employées par Mac Orlan («gentilshommes de fortune»), répondent aux critères de réalisme qu’il s’impose lors de l’écriture de son roman, afin de dépayser de manière réaliste son lecteur, pour le plonger, avec le vocabulaire de ses personnages, dans un passé dépaysant. Afin d’encadrer leur récit, c’est un exotisme temporel et géographique que nous offrent ces deux auteurs, dans un contexte tout à fait similaire: l’âge d’or de la piraterie, au début du XVIIIe siècle. Là où ils diffèrent, c’est que Mac Orlan intègre au récit traditionnel de piraterie un exotisme de mœurs, alors que Dompierre est définitivement moderne avec son approche et avec ses références. Le petit monde créé dans À bord de l’Étoile Matutine est clos sur l’univers de la piraterie: l’auteur ne semble pas faire appel à des éléments de sa propre époque, tandis que Morlante pullule d’intertextualité tout à fait moderne se référant à des éléments de culture se situant en dehors du cercle de la piraterie du XVIIIe siècle («Allez ciao. On s’appelle et on déjeune?» (Dompierre, 42), «Entendez-vous le tchica tchica boum tchic?» (Dompierre, 50), «Confessions d’une accro du pillage et L’accro du pillage à l’île de la Tortue» (Dompierre, 51), «I am an antichrist! I am an anarchist! No future for you, no future for me, fuck you all, yeah, fuck the world!» (Dompierre, 119) (mash-up de plusieurs chansons, entre autres des Sex Pistols) et, de manière générale, tout ce qui a trait avec l’écriture). En s’intéressant aux mœurs des pirates, en laissant tomber le focus sur l’aspect marin et violent, Mac Orlan dévoile des hommes tourmentés qui, peut-être, seront passés à côté de la plus grande aventure: les joies et les peines de la vie en société. Les aventures qu’ils vivent problématisent l’existence hors-du-monde de ces marins hors-la-loi qui courent les mers en quête de richesses. Ou en longue fuite vers l’avant, loin d’eux-mêmes. Décrits comme ils le sont, mal à l’aise auprès des femmes, c’est comme si la vie dangereuse de haute-mer leur accordait l’échappatoire, l’exil, que leur vie leur réclame, pour des atrocités (aventures?) vécues avant qu’ils ne rejoignent un navire pirate. Le narrateur lui-même, n’a-t-il pas rejoint pareil équipage en ayant déjà, de ses jeunes mains, assassiné une fille qui lui apportait à manger et dont il se croyait amoureux? En s’embarquant à bord de l’Étoile Matutine, il se savait déjà condamné à l’échafaud pour le crime qu’il a commis. Il est un meurtrier qui, peut-être ou même bientôt, peut-être déjà, du moins tôt ou tard, sera recherché par la justice. Tous autant qu’ils sont, ils savent que ce sont les fers et l’échafaud qui les attendent au bout de la traversée. S’ils ne meurent pas en chemin, pendant qu’ils courent l’aventure sur la mer.

Mac Orlan peint en fait, pour ces pirates, ce qui constitue pour eux de véritables aventures. Les événements qui leur paraissent sortir de l’ordinaire de leur vie. C’est de cette manière qu’il écrit, ici, des histoires de pirates. C’est comme s’il posait l’hypothèse que pour ces criminels sanguinaires et ces idéalistes non moins violents, ce sont les interactions avec la vie ordinaire des gens vivant sur terre qui représentent les moments troubles, difficiles, de la vie qu’ils ont choisie, car ils ont décidé de suivre la voie qui les menait hors de cette vie terrestre. Ils savaient, en s’y engageant, qu’ils passeraient de longues semaines en mer et que la vie serait dure; qu’ils n’interagiraient plus que rarement pacifiquement avec les individus n’appartenant pas à leur équipage a dû leur traverser l’esprit, lorsqu’ils se sont engagés. En endossant le rôle d’aventuriers des mers, ces hommes acceptaient que leur quotidien devienne matière à récits d’aventure, du moins pour ceux écoutant la relation orale de leurs fortunes et de leurs déboires.

Pour en revenir à la lecture de ces deux œuvres, s’il y a problématisation du roman d’aventures dans le texte qui les compose, c’est bien parce que les lecteurs possèdent, avant même leur lecture du roman, un canevas contenant leurs attentes vis-à-vis du genre auquel appartient le texte. Ainsi, ils possèdent des attentes, mais également des codes, des outils, à l’aide desquels ils croient être en mesure de déchiffrer le sens contenu dans le texte. Pourtant, ici, chacun des auteurs les prend de rebours, chacun à sa manière: Mac Orlan montre des aventures dans lesquelles le lecteur ne s’attend pas à retrouver ses chers pirates, tel que devoir séduire une jeune fille pour obtenir d’elle un trésor (qui n’est pas celui qu’ils pensaient: «Tonnerre! Fit Mac Graw, il faut être un âne comme tu l’es pour n’avoir pas compris que cette demoiselle entendait par trésor le don précieux qu’elle te faisait de sa personne.» (Mac Orlan, 172)), tandis que le Morlante de Dompierre assassine les marins par bateaux entiers, à lui seul, tout en songeant à son prochain roman. D’un côté, l’aventure des mœurs et des sentiments, de l’autre, celle de boucheries et de l’écriture. Ainsi, le résultat final de chacun est sans équivoque: George Merry meurt au gibet et Morlante se lance dans la composition d’un nouveau livre. Peu stimulant côté aventures trépignantes de pirates…

Si la mort est souvent au rendez-vous avec les protagonistes de récits de piraterie, leur capture donne toujours lieu à quelque scène de hauts faits à l’épée, de la même façon qu’ont les mousquetaires de Dumas d’affronter de multiples adversaires à la fois, souvent montrés au cinéma, encerclés par une marée de soldats (tant les mousquetaires que les pirates). Ici, non.  Dans À bord de l’Étoile Matutine, pas de combat héroïque, désespéré, glorieux, pour leur liberté et leur libre-arbitre, rien de tout cela. Le lecteur retrouve George Merry pendu, alors qu’à sa précédente apparition, ce dernier conseillait à son équipage d’accepter le pardon royal, ce que font, dans la honte, plusieurs pirates, dont le narrateur et Mac Graw. Tel que mentionné plus haut, si tout était à refaire, ils suivraient le même chemin; ce qui ne les empêche pourtant pas de quitter leur «profession» volontairement, plutôt que d’y être contraints par la mort. Si cette avenue est si rarement utilisée dans les récits de pirates, c’est qu’elle ne s’associe guère avec l’image de guerrier brave et héroïque qu’est devenu le pirate dans l’imaginaire collectif suite à leur drastique diminution après les mesures prises par Londres au début du XVIIIe siècle. C’est la façon que choisissent Mac Graw et le narrateur afin de «triompher9» de la mort, tandis que leur ancien capitaine, lui, succombe à la vie de pirate, alors que les aventures l’y ayant amené ne sont pas abordées du tout. L’aventure n’est pas au rendez-vous pour le lecteur. Enfin, pas celle qu’il attendait. L’histoire de la chasse au trésor du chapitre XVII est un parfait exemple de comment Mac Orlan transforme ce récit classique de pirates en la simple narration d’un voyage d’affaires pendant lequel l’un des leurs, Marceau, tente de séduire la fille de l’aubergiste. Ils en oublient presque le trésor de Flint, dont ils ont suivi la carte pour arriver sur cette île:

Les amours d’Isabel la Maya et de «Monsieur de Marceau» nous accaparaient l’entendement à tel point que nous oubliâmes le trésor et Mouton-Noir qui faisait toujours le guet devant la chapelle abandonnée. (Mac Orlan, 163)

Après quelques légères péripéties, tout l’équipage est brutalement rappelé à la réalité lorsque Mac Graw et George Merry découvrent l’assassinat de la jeune fille par nul autre que leur camarade séducteur, qui jouait au gentilhomme, au fait de la mode et de la culture. Éléments qui ne l’empêchèrent guère de l’égorger, possiblement pendant son sommeil, et de revenir, sans remords apparents, vers ses compagnons et l’Étoile Matutine. Toutes ces aventures, tous ces efforts déployés, ne mènent à la découverte d’aucun trésor. Du moins, en dehors de la fleur de la jeune Isabel la Maya, qu’elle qualifiait elle-même de trésor, dont Marceau rapporte peut-être le souvenir avec lui à bord.

Morlante, notre deuxième cas, recèle, au contraire, d’une quantité ridiculement élevée de hauts faits de piraterie, qui surenchérissent sans arrêt par-dessus les exploits qui viennent pourtant tout juste d’être accomplis. Tuer des capitaines de renom, massacrer leur équipage, piller des navires, assassiner au mousquet, au fusil et à la machette, faire exploser des bateaux, inciter une flotte française à s’entredétruire. Les nouvelles aventures ne cessent d’exagérer les prouesses des protagonistes, qui doivent toujours renouveler leurs exploits pour garder la vie sauve. Il n’y a ainsi plus aucun réalisme qui soit ressenti à la lecture de ce roman; il est impossible de le confondre avec l’idée qu’un lecteur se ferait d’une biographie, fût-elle fausse, de la vie d’un pirate.

Parlant de l’écriture, elle est une autre facette problématique: si Morlante vit des aventures, ce n’est que pour s’en inspirer dans le cadre de sa passion, l’écriture. Avant toute autre chose, il se considère comme un écrivain. Or, ce déplacement des finalités normalement présentées dans un roman d’aventures, tel que mener à bien une quête personnelle (ou non) semée d’embûches et y survivre, vers une simple quête d’inspiration, donne un air…un peu banal à cette histoire. Les aventuriers typiques ne partent pas de leur chez-soi dans l’espoir d’écrire des histoires, mais bien de pouvoir les vivre. Ou bien ils n’y pensent pas du tout. Peu importe leur position là-dessus, ils reviennent changés par leurs expériences dans les contrées sauvages du monde. Le personnage de Morlante, lui, ressort du récit seulement changé, et si peu, parce qu’il a couché avec la pirate Lolly Pop, surmontant ainsi la crainte que lui inspiraient les femmes au début du roman: «C’est que les femmes, avec leur peau veloutée, leurs parfums fruités et leurs grands yeux, ça le rend tout chose.» (Dompierre, 52) Ce pourrait être un sujet d’aventures, comme Mac Orlan le fait dans À bord de l’Étoile Matutine, or il n’en est rien: ce n’est qu’un petit détail du caractère du personnage qui, au final, le surmontera sans trop de difficulté, en faisant ainsi un trait anecdotique sans influence sur la conduite de l’histoire. Sa carrière d’écrivain revêt beaucoup plus d’importance pour lui et vient en fait briser le rythme:

Il sort son calepin, de l’encre, sa plume, et prend quelques notes en sifflotant. C’est comme ça, l’inspiration, ça frappe à tout moment. Inutile de lutter. (Dompierre, 23)

Et puis, par la force des choses, vint le jour où tout dans ma vie est devenu une extension du geste d’écrire. (Dompierre, 31)

De telles phrases ponctuent le roman en entier, faisant bien sentir que le plus important, c’est de raconter l’aventure, et non de la vivre. À ce sujet, Morlante va jusqu’à révéler que non seulement il place l’écriture au-dessus de l’aventure, mais que s’il le pouvait, il se passerait bien d’elles et de tout le monde pour composer ses romans:

Le paradoxe de l’écrivain vient du fait qu’il a besoin de solitude pour écrire, mais aussi de la présence des autres pour trouver de quoi raconter. Si ce n’était son besoin d’inspiration, il s’accommoderait aisément d’une modeste péniche sans personne à bord. (Dompierre, 41)

Dans cette même veine, un court épisode situé à la page 138 appuie cette thèse de la dévaluation des événements de la vie, qui ne semble ni avoir prise sur lui, ni l’embêter: «Morlante pouffe de rire: cette petite escapade à bord de l’India s’annonce des plus divertissantes.» Il parle de meurtre, de traîtrise et de vol, dans un ordre modulable selon la bonne volonté des caprices du moment.

Dans sa quête de littérarité, le personnage de Morlante en vient à dépasser la simple aventure mortelle et en arrive à l’aventure esthétique, qui est:

[une aventure qui est] raconté[e] par le héros vainqueur [et qui] n’acquiert un caractère de beauté, ou même simplement une signification, que lorsqu’elle est contemplée de l’extérieur, et (ou) après coup. (Tadié, 6)

Morlante n’apprécie ses aventures que pour l’inspiration qu’elles lui procurent, évacuant toutes les tensions et les ambitions qu’elles suscitent pour les autres héros de récits. Certains chapitres sont ainsi racontés à la première personne du singulier, mais au présent, comme si le récit n’était pas évoqué après la clôture des aventures l’ayant suscité, mais pendant qu’elles se déroulent. Or, malgré cet artifice narratif, ce type d’aventure décrit par Tadié rejoint tout à fait le personnage de Morlante, qui est toujours à l’affut d’inspiration pour la sublimer par la suite. D’ailleurs, il ne faudrait pas écarter précipitamment l’hypothèse que le narrateur de tout le récit ne soit nul autre que Morlante lui-même. Guettant le moment au lieu de le vivre, il se cloître en quelque sorte en dehors de la réalité, se bornant à être spectateur, témoin plutôt qu’acteur. Il peut sembler paradoxal qu’il soit un pareil tueur de pirates, mais que je le qualifie tout de même de simple «observateur». C’est qu’il passe pratiquement d’une transe à l’autre: du combat à l’écriture, puis à l’autre, et ainsi de suite. Il est effacé, ne prenant guère les devants dans les dialogues; il brille dans l’action et dans la narration10, mais pas comme source des aventures. En effet, ce sont les autres personnages, les nombreux vilains de l’histoire, qui entreprennent des quêtes, dans lesquelles Morlante ne leur sert que d’adjuvant pour atteindre l’objet de leurs péripéties. Morlante, donc, ne fait qu’être promené entre eux et faire le nécessaire pour demeurer en vie. Il a un don pour demeurer en vie, don qui n’est pas étranger à sa distance d’écrivain, comme le montre cet extrait, tiré de la fin du chapitre 41, alors qu’il baise avec Lolly Pop et qu’elle sort un poignard:

Si je savais vivre le moment présent, si j’avais su vraiment m’abandonner à elle en cessant d’imaginer le pire, elle aurait sans doute réussi à me tuer. Mais j’ai l’imagination fertile, je me méfie de tout, et je n’ai pas de cœur. (Dompierre, 151)

Il est toujours occupé à être ailleurs, plus conscient d’esprit que de corps…

En comparant ces deux œuvres au modèle qu’empruntaient auparavant les romans d’aventures, il apparaît que ce n’est pas seulement l’esthétique de la mort, mais également son sens et son utilisation dans le récit, qui ait été problématisé. Afin de soulever l’importance que revêt la mort pour le personnage principal d’un roman d’aventures, Tadié affirme, dans Le roman d’aventures, que:

L’aventure est l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, jusqu’au dénouement qui en triomphe – lorsqu’elle ne triomphe pas. (Tadié, 5)

Or, aussi bien dans Morlante que dans À bord de l’Étoile Matutine, les héros semblent, bien que côtoyant toujours la mort, ne pas respecter les caractéristiques sous-tendant l’affirmation de Tadié.

D’abord, le narrateur du roman de Mac Orlan, de même que tout l’équipage, n’est jamais montré combattant pour sa vie, au contraire de tous les autres récits de pirates (et d’aventures). Cet aspect non-piratesque ayant déjà été abordé précédemment ne sera pas redéfini ici. Ainsi, en accord avec cet esprit selon lequel l’ordinaire est inquiétant, ce sont les «aventures» de la vie de tous les jours qui sont porteuses de la mort pour l’équipage: le mariage, la maladie et contrevenir à la loi des hommes. Certes, le mariage ne revêt pas le danger de se faire égorger pour un baril de rhum (Mac Orlan, 117) lorsqu’il est célébré entre simples particuliers. Là n’est pas la question: elle est plutôt dans le double fait que le mariage n’appartient normalement pas à la sphère de l’aventure, sauf pour y mettre fin. Or, dans cet exemple, Jack Seven est égorgé pendant sa nuit de noces, par la négresse nouvellement devenue sa femme. Ceci contrevient aux règles régissant le roman d’aventures: normalement, un aventurier, une fois marié, ne craint plus rien pour sa vie. Ici, elle lui est enlevée par celle qui devait lui garantir, selon les règles classiques du roman d’aventures, sa sécurité. Autre élément dont les aventuriers (et pirates) n’ont pas à s’inquiéter d’ordinaire: la maladie. Ils la côtoient, mais jamais ne s’en inquiètent. À l’encontre de ce modèle, «Mac Graw et [le narrateur] tât[èrent], à la dérobée, la grosse veine de [leur] poignet gauche, et ils interrog[èrent] les miroirs qui reflétaient [leur] langue…» (Mac Orlan, 87) Tous deux montrent, au retour de Vera Cruz, de l’inquiétude face à la peste; ils se savent mortels et sujets à mourir de mille façons différentes, dont la maladie, qui les épargne pour cette fois. La preuve en est leur camarade Dick, qui demande à Mac Graw de l’achever avant que la peste ne l’emporte. La mort fauche les pirates comme elle fauche les simples paysans, sans aucune distinction.

Morlante, à la différence des pirates de Mac Orlan, fait figure de surhomme, baignant en tout temps dans l’aventure et s’en sortant toujours beaucoup mieux qu’escompté. Même s’il l’apprécierait tant, il n’est jamais au calme: les aventures pleuvent sur lui et pourtant il s’en sort. Encore. Sans blessures. Sauf lorsque l’un des navires en harponne un autre, ce qui le projette férocement à l’intérieur du gaillard d’arrière, où une table brisée s’enfonce dans sa jambe. Il a tout de même la chance que la blessure ne soit que superficielle, le muscle n’étant pas touché. Jamais, pendant un seul instant, ne s’inquiète-t-il pour sa vie. Il ne craint pas d’être en vilaine posture. Morlante semble presque savoir être à l’épreuve de tout. De plus, on pourrait dire qu’il agit en tant que deus ex machina du récit à de nombreuses reprises, pour divers camps s’affrontant dans la mer des Caraïbes: ses allégeances changeantes et chacune de ses décisions pèsent lourd dans la balance, puisqu’il massacre les équipages et fait exploser les navires. Pourtant, le lecteur ne s’inquiète pas pour sa vie: il ne semble pas être en danger lorsqu’il combat (seuls ses adversaires le sont, durant les quelques secondes que durent l’affrontement). Morlante est en contrôle total du «champ» de bataille, malgré les boulets, les balles perdues et les sabres, rien ne peut l’atteindre. D’ailleurs, s’il change de camp, c’est bien parce que le seul parti qui l’intéresse est l’aventure, qu’il met elle-même au service de son écriture, qu’il révère plus que toute autre chose.

À ne combattre que pour lui-même, apparemment au-dessus d’une simple mort à l’aventure, Morlante rappelle ainsi la figure du surhomme qui s’est développée dans les romans-feuilletons du XIXe siècle. Une horrible caricature, puisqu’il oscille entre le vilain et le bon, plus souvent le premier que le second… Pour preuve, dans le roman, sa légende, atroce, le précède et le décrit presque comme une bête fauve. Ses actions démentent seulement les éléments les plus farfelus, tels que le cannibalisme et les enlèvements d’enfants. À la relecture du chapitre Grandeur et décadence du surhomme du livre De Superman au surhomme de Eco, qui concerne les modèles du surhomme, cet extrait portant sur Monte-Cristo m’est apparu comme particulièrement éclairant de la condition de Morlante, qui s’en approche, s’y compare, mais ironiquement:

Je suis le roi de la création: je me plais dans un endroit j’y reste; je m’ennuie je pars; je suis libre comme l’oiseau, j’ai des ailes comme lui; […] Puis j’ai ma justice à moi […] Ah! Si vous aviez goûté de ma vie, vous n’en voudriez plus d’autres, et vous ne rentreriez jamais dans le monde, à moins que vous n’eussiez quelque grand projet à y accomplir!11

À l’instar du comte, Morlante est libre de ses actes, sauf qu’il ne les met pas au service d’une divine justice, comme le fait Monte-Cristo, mais seulement au service de sa propre écriture.

Autant pour Dompierre que pour Mac Orlan, l’écriture de leur roman passe par la subversion des codes, tant ceux du roman d’aventures que ceux du récit de pirates en particulier. C’est à travers un savant dosage d’exagérations et de retraits, véritable jeu d’ombres et de lumières, qu’ils parviennent à élaborer chacun un récit qui remette en question les idées reçues sur la piraterie du XVIIIe siècle. Il est fascinant de voir comment deux techniques narratives diamétralement opposées résultent en deux romans que l’on sent semblables par leur critique des stéréotypes que nourrit l’opinion populaire sur l’expérience de la vie de pirate.

 

Bibliographie

 

Monographies

Eco, Umberto, De Superman au Surhomme, Milan, Librairie Générale française, coll. «Le livre de poche: biblio essais», 1993, 217 p.

Tadié, Jean-Yves, Le roman d’aventures, s.l., Gallimard, coll. «tel», 2013,  220p.

 

Romans

Dompierre, Stéphane, Morlante, s.l., Coups de tête, 2009, 154p.

Mac Orlan, Pierre,  À bord de l’Étoile Matutine, s.l., Gallimard, coll. «Folio», 1983, 214p.

 

SitesInternet

Roman d’aventures. 2013 (15 décembre). «Lire et écrire le roman d’aventures (Satre)». In Roman d’aventures. En ligne. <http://romanaventures.blogspot.ca/2013/09/lire-et-ecrire-le-roman-davent.... Consulté le 15 décembre 2013.

Wikipedia. 2013 (15 décembre). «List of pirate films». In Wikipedia. En ligne. <http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_pirate_films>. Consulté le 15 décembre 2013.

 

  • 1. Wikipedia. 2013 (15 décembre). «List of pirate films». In Wikipedia. En ligne. <http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_pirate_films>. Consulté le 15 décembre 2013.
  • 2. Roman d’aventures. 2013 (15 décembre). «Lire et écrire le roman d’aventures» (Sartre). In Roman d’aventures. En ligne. <http://romanaventures.blogspot.ca/2013/09/lire-et-ecrire-le-roman-davent.... Consulté le 15 décembre 2013.
  • 3. Stéphane Dompierre, Morlante, s.l., Coups de tête, 2009, p.154
  • 4. Ibid., p.22
  • 5. Le livre ayant été publié en 2009, serait-il possible que Dompierre ait été inspiré/influencé dans la création du personnage de Morlante, par le visionnement du programme double Grindhouse (comprenant Death Proof et Planet Terror), dans lequel apparaît la fausse (devenue vraie) bande-annonce du film Machete, rempli de scènes ultra violentes, où le héros multiplie les meurtres à la machette. Je soulève simplement la question…
  • 6. Pierre Mac Orlan, À bord de l’Étoile Matutine, s.l., Gallimard, coll. «Folio», 1983,p.84-85
  • 7. Bien que les thèmes typiques ne soient pas abordés dans À bord de l’Étoile Matutine, on ne ressent, fort heureusement, pas ce genre de déception à la lecture du livre: «Thank you Mario! But our princes is in another castle!» Toad a récolté tant de haine à cause de ces courtes phrases…
  • 8. Ibid., p.73
  • 9. Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, s.l., Gallimard, coll. «tel», 2013,  p.5
  • 10. Comme le diraient les Chick’n Swell: «J’aime l’alcool, les femmes et la narration!» Tiré de la chanson Le narrateur du Far-Ouest de l’album Victo Power.
  • 11. Umberto Eco, De Superman au Surhomme, Milan, Librairie Générale Française, coll. «Le livre de poche: biblio essais», 1993, p.93

Le drame de The Walking Dead

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Le drame de The Walking Dead

Soumis par Ève Guilbeault le 07/12/2016
Catégories: Dystopie, Zombies, Fiction

 

La bande dessinée The Walking Dead de Robert Kirkman est une série culte qui, en surfant sur la vague enclenchée par le succès de 28 Days Later du réalisateur Danny Boyle, a popularisé le zombie pour un large public grâce à son adaptation télévisuelle. L’œuvre est une des plus connues du genre, l’une des plus longues également, avec à ce jour 150 chapitres réunis dans 25 volumes. Elle est également l’une des premières œuvres du genre apocalypse de zombie à ne pas se concentrer sur les zombies. Le créateur l’admet lui-même: «It’s not about the zombies.» [Paul Ruditis, 2011: 8] Oui, des cadavres ambulants sont omniprésents dans cet univers, mais ils ne sont pas la priorité de l’auteur. Kirkman souhaite avant tout développer les personnages et leurs personnalités. Il se questionne sur la manière dont ils réagissent à une apocalypse, confrontés à eux-mêmes. Les zombies sont un prétexte au développement d’une diégèse dramatique. Les tragédies font sortir le meilleur et le pire de l’humanité. Face à une menace mortelle, chaque personne réagit de façon différente. «Rapidement, sous le joug des attaques de zombies, les auteurs dévoilent des individus qui révèlent leurs véritables couleurs, de même que les valeurs profondes qui les animent.» [Valérie Levert, 2013: 166] Les personnages sont révélés, tant au public qu’à eux-mêmes. The Walking Dead est un récit à propos de survivants. Tant dans la série télévisée que dans la bande dessinée, le groupe est confronté à des situations extrêmes qui forgeront le caractère de chacun. Tous évolueront à la manière du darwinisme vers une élite du survivant, vers ce qu’il y aura de meilleur comme combattant, comme survivant. Leurs capacités physiques et mentales changeront vers la fine pointe leur art. Ceux qui sont inaptes à se défendre, ceux qui n’ont pas pu trouver de protecteur compétent et digne de confiance, ou simplement ceux qui n’ont pas de chance, sont éliminés un à un jusqu’à ce que les meilleurs, les plus utiles, survivent. The Walking Dead est le récit de l’évolution des personnages et des personnages de l’évolution. Étant donné l’œuvre colossale de Kirkman et un problème d’accessibilité à la série télévisée, cette analyse se référera aux volumes de 1 (Days Gone By) à 18 (Lucille…) et aux saisons 1 à 5 de l’adaptation télévisuelle.

Dans les deux cas, que ce soit la série télévisée ou la bande dessinée, l’accent n’est jamais mis sur les zombies. Si les cadavres déambulant sont plus présents dans le premier tome de la bande dessinée, c’est parce que le personnage Rick, étant donné qu’il se réveille d’un coma, se rend seulement compte que le monde qu’il connait a disparu. Il n’était pas conscient pendant le début de l’épidémie, et ne sait donc absolument pas ce qu’il se passe. Rick doit alors réagir face aux zombies, face à l’horreur et au danger qu’ils représentent. Il en va de même pour la série portée à l’écran. Les personnages tentent de définir le mal qui les attaque. Ils réagissent à ce dernier. Bien vite, la situation change et le danger des zombies s’estompe au profit des besoins primaires, la recherche de nourritures, d’un toit solide, de sécurité. Les zombies sont toujours là, évidemment, ce sont eux qui causent ces besoins, mais ils deviennent ‘praticables’, «a manageable threat» 1 Dans le chapitre 84, No Way Out, part five, le groupe parvient à éliminer une horde entière. C’est à ce moment que Rick réalise que les morts ne sont désormais plus un problème pour eux. S’ils peuvent venir à bout d’une horde de plusieurs centaines de zombies, ces derniers ne sont plus vraiment une menace. Un seul véritable péril reste donc, les humains. «Fight the dead, fear the living.» 2 Le nouvel ennemi devient les vivants eux-mêmes. Une fois la peur des zombies estompés, c’est l’humain qui devient le monstre. Les ennemis sont des hommes comme les maraudeurs, petits groupes d’hommes qui abusent ceux qui qu’ils rencontrent, comme le groupe qui a attaqué Rick, Abraham et Carl dans le chapitre 57, ou le groupe qui a tenté d’entrer dans la communauté d’Alexandria dans le chapitre 78. «Le prochain devient alors un ennemi pire que le zombie puisqu’il devient potentiellement dangereux à leur survie. Ainsi, ‘l’autre’ représente toujours une menace pour les biens et les ressources (comme la prison) durement acquis lors des aventures.» [Valérie Levert, 2013: 154] Les ennemis deviennent également des hommes comme le Gouverneur ou Negan, deux tyrans qui représentent le pire chez l’humanité. Tous deux chefs d’une communauté de survivants se révèlent sujets aux pulsions les plus violentes de l’humanité, la torture, le meurtre et le viol, justifiés par l’autorité qu’ils possèdent. Dans le cas du Gouverneur, sa folie était cachée derrière un masque de normalité pour ses concitoyens. Negan, lui, joue la carte de l’imprévisibilité pour effrayer les communautés qu’il taxe. Confronté à ses horreurs et aux choix difficiles qu’il doit faire sur une base régulière, Rick lui-même devient souvent cruel et impulsif. Il doit souvent piétiner son code d’honneur et les lois qu’il avait jadis pour tâche de faire respecter. Après la mort de Lori, Rick en vient même à entendre des voix et même, dans la série télévisée, à voir des fantômes. Ce sont ses propres démons qu’il doit combattre, c’est lui-même qu’il doit retrouver. Et Carl, quant à lui, doit grandir dans ce nouveau monde qui n’est pas tendre envers lui. Son innocence lui est volée petit à petit par les événements. Son évolution est extrêmement intéressante et on peut faire un lien avec les enfants soldats. Comme eux, il est un enfant qui, trop jeune, a dû faire face à des situations extrêmes et des choix difficiles et à qui on a donné un certain pouvoir de vie ou de mort. Le processus de radicalisation et son objectif sont toutefois très différents et c’est pourquoi cette comparaison s’arrêtera là.

Le créateur de la série, Robert Kirkman, n’a accepté que sa bande dessinée ne soit adaptée à l’écran que parce qu’il savait qu’elle serait entre de bonnes mains en celles du producteur Frank Darabont. Ce dernier a compris le potentiel de la série en tant que l’une des premières du genre à se concentrer, non pas sur l’horreur des morts-vivants eux-mêmes, mais sur ceux qui y seraient confrontés, et ce dans un format sériel. Tous deux, ils créent le film de zombie qui ne finit jamais. Le spectateur ou le lecteur suit les personnages épreuve après épreuve. Une fois une situation réglée, le récit ne s’arrête pas, les personnages ne ‘vécurent pas heureux et eurent beaucoup d’enfants’. Robert Kirkman, grand amateur de films du genre, se plaint du manque d’originalité de leur conclusion: «Every time you watch a zombie movie, the end of the movie is always the same. It’s either the last few people who survive ride off into the sunset in some way, or everyone dies.» [Paul Ruditis, 2011: 13-14] Sa série suit donc ses personnages jusqu’au bout. Leur évolution n’atteint de finalité qu’à leur mort, mais même alors, d’autres continuent à porter le récit toujours plus loin. Kirkman explore l’univers apocalyptique pour voir comment il peut changer les individus, pour voir ce que la société qui s’effondre laisse derrière elle. Kirkman nous transmet sa vision à travers le médium de la bande dessinée, avec l’aide de Moore et Adlard, puis avec celle de Darabont pour ce qui est du petit écran.

Dans le pilot de la série télévisée, et dans les cinq autres épisodes qui ont suivi, Frank Darabont a eu le talent de réaliser un épisode où l’action se déroule très lentement, avec des pauses, des silences, des dialogues. Il donne ainsi le temps aux personnages de se développer complètement, et met justement l’emphase sur ces derniers et pas sur les morts. «[AMC’s] shows allow time for the characters and the world to breathe. This is not a series where there has to be quick cutting, where we have to get on with plot, plot, plot. We really want to carve out time to be with the characters.» [Paul Ruditis, 2011: 57] Face à un monde où un mort-vivant attend à chaque détour pour se repaître de chair humaine, il est effectivement bienvenu de prendre le temps d’apprécier les personnages, de respirer entre deux scènes d’horreur. Les tragédies qui ponctuent le récit sont souvent à couper le souffle, il faut donc les utiliser au compte-gouttes. Avec l’ampleur de la production (qui a réussi à installer un tank dans la ville densément peuplée qu’est Atlanta), il est facile d’oublier que l’action n’est pas le but premier de la série. Les différentes façons de tuer les zombies, les armes et les giclées de sang ne sont pas au centre du scénario. Ce qui fait avancer le récit, ce sont les personnages qui le peuplent. Personnages auxquels le public peut s’identifier étant donnée leur nature foncièrement ordinaire. Andrew Lincoln parle du personnage qu’il incarne, Rick Grimes: «He is an ordinary man put into an extraordinairy position. He is a survivor in this silent world full of bodies. The thing I really relate to Rick is that anybody could be this man if forced into a corner.» 3 Cette situation pourrait se produire n’importe quand, à n’importe qui. La nature universelle de cette apocalypse force à la réflexion. Rick Grimes n’est plus seulement Rick Grimes, il devient l’image même du père de famille aimant, étant donné que dans l’univers de Kirkman, il n’en reste plus beaucoup. Il en va de même pour les autres personnages qui deviennent en quelque sorte des archétypes, tout en conservant leurs contradictions et leur personnalité propre. Le fait que leurs actions aient pour but la survie du groupe ainsi qu’ultimement la survie de l’humanité force le public à désirer leur réussite.

Le personnage clé de la série est définitivement Rick Grimes. C’est à travers ses yeux que l’on voit l’apocalypse, c’est à travers ses yeux que l’on voit le monde changer, les bases s’effondrer et la morale se pervertir. Son parcours est le parcours de chaque survivant.

«The Walking Dead is an ensemble piece centered on the unifying character of Rick Grimes. We see the new postapocalyptic world largely through his eyes as the events change this small-town sheriff’s deputy dramatically over the course of the comic book series. He goes from firmly believing that anyone who commits murder should be punished by death, to committing murder himself to ensure the safety of his family and his people.» [Paul Ruditis, 2011: 94]

Rick est sans cesse en mouvement, toujours vers une nouvelle destination, un nouvel objectif, mais il n’a qu’une idée en tête, protéger sa famille. Au début de son histoire, il s’attache encore à son code moral, aux lois qu’il protégeait lors d’une vie antérieure. Il n’a pas encore saisi l’ampleur de la dégradation, il s’agrippe à une société qu’il ne sait pas disparue. Mais plus le temps passe, plus les gens changent et plus il est confronté à des survivants qui ont changé. Certains réalisent plus tôt que d’autres que le système s’est effondré et profitent de la naïveté de certains pour abuser d’eux. Ils deviennent des voleurs et des meurtriers. Rick en fit les frais à Woodbury lorsque le Gouverneur lui a tranché la main. Il ne peut plus faire confiance à personne à l’extérieur de son groupe. Tout nouveau visage devient une menace potentielle. «Des valeurs comme la solidarité, l’entraide, la compassion et le pacifisme deviennent caduques au-delà de la cellule familiale ou clanique. Parfois, le désespoir rend cette même structure obsolète.» [Patrick Bergeron, 2013: 111] La solidarité et la confiance s’acquièrent difficilement, les relations humaines ne sont plus ce qu’elles étaient. Pendant longtemps, Rick se méfie d’Abraham, de Michonne, de Aaron, et des quatre prisonniers. Cette méfiance se transforme en rage meurtrière lorsqu’elle se révèle fondée. Thomas et Dexter, deux des prisonniers, sont les premiers à subir cette férocité. Après que Thomas ait tué deux des filles de Hershell et tenté de s’en prendre à Andrea, Rick le bat presque à mort. Quant à Dexter, il est le premier homme que l’ancien policier abat de sang-froid, parce qu’il menaçait d’expulser sa famille.

«L’ordre que Grimes tente de préserver pour le bien de sa communauté n’a plus rien à voir avec la loi; il relève désormais de la morale, ou de ce qui en tient lieu (cette notion étant elle aussi mise à mal au lendemain d’une apocalypse zombie). Les circonstances transforment Grimes en ‘juge, juré et bourreau’, car le meurtre ‘préventif’ d’humain […] devient à ses yeux une mesure légitime de survie, révélant de la sorte l’ampleur du pervertissement qu’a subi le serment des policiers (‘Protéger et servir’).» [Patrick Bergeron, 2013: 112]

L’ancien Rick, celui d’avant son coma, a définitivement disparu. Même lorsque rétabli dans ses fonctions d’homme de loi dans la communauté d’Alexandria, même lorsque replacé dans une situation d’apparente ‘normalité’, quelque chose s’est brisé en lui et il n’y a pas de retour possible. Il était prêt à tuer un homme, Pete, dans la peur que ce dernier ne tue sa femme Jessie et compromette la sécurité de Carl. Car, peu importe l’attachement qu’il éprouve envers le reste de son groupe, peu importe tous les efforts qu’il fait pour les protéger, il n’y a qu’une seule personne qu’il ne supporterait pas de perdre, son fils. «Rick: Fact is, I’ve done things—this isn’t the first thing to chip away at my soul until I wonder if I’m still human. Probably won’t be the last. My son is all I have… I don’t know what I wouldn’t do to protect him. Sometimes that scares me… But it doesn’t make it any less true.»4 Pour son fils, il serait prêt à sacrifier son humanité, et il est souvent près d’y arriver.

Une série basée sur des personnages permet aux lecteurs et aux spectateurs une identification qui serait impossible si le sujet principal de l’œuvre était les zombies. Les morts, bien que regroupant des individus de tous les niveaux de la société, bien que n’ayant ni couleur, ni race, ne sont pas humains, ils ne sont pas ‘nous’. Ils font partie d’un ‘autre’, d’un ailleurs. Dans leur multitude, ils sont anonymes, dans la masse, ils sont invisibles. Pour faire sentir cet état de fait, Tony Moore et Charlie Adlard, les deux dessinateurs, ainsi que Greg Nicotero, directeur des effets spéciaux, ont mis en image des zombies qui ne ressemblent pas à des humains. Ce sont des corps, oui, mais ils sont tachés, désarticulés, déshumanisés. Les lambeaux de chair et de tissus sont les vestiges difficilement reconnaissables d’une humanité perdue. Le noir et blanc du dessin rend leurs traits d’autant plus méconnaissables. Le principal trait qui les caractérise et qui les dissocie des vivants est leurs dents saillantes et si meurtrières. Dans les dessins d’Adlard et de Moore, la dentition irrégulière des zombies contraste avec leur allure sombre et les détails de pourritures qui les recouvrent. Les dents apparaissent presque épurées, renforçant l’apparence squelettique des morts-vivants. Ils arborent presque le sourire malaisant des crânes. Greg Nicotero et son équipe de KNB FX ont créé pour la télévision des prothèses dentaires qui, lorsqu’agrémentées par le reste du masque, donnent l’impression que les lèvres du zombie se sont retroussées lors de la décomposition, laissant voir en permanence la dentition. Cette physionomie est inspirée des momies égyptiennes, dont le visage est figé en un rictus permanent, le sourire de la mort. [Paul Ruditis, 2011: 83] Les dents marquées, ainsi que l’apparence grotesque en général des zombies font en sorte que l’identification à la race humaine est d’autant plus difficile. Plus le temps passe, plus les montres se décomposent et moins ils ont l’air humains.

 

Bien que ce soit la fin du monde, certaines inégalités sociales semblent persister pour un temps dans la série. La réécriture donne la possibilité à Kirkman et au reste de l’équipe d’auteurs de créer de nouveaux personnages et de nouvelles dynamiques de groupe pour la télévision. Des détails qui étaient simplement évoqués dans la bande dessinée sont transformés en drame complexe à l’écran, comme le mari violent de Carol, qui fait tout son possible pour rappeler aux femmes leur position de subalterne. Merle Dixon, le raciste, renvoie à une nouvelle problématique, à un nouvel aspect de l’humain qui avait été laissé de côté dans la bande dessinée. Son personnage vient mettre en image des inégalités sociales qui auraient dû disparaître avec la chute de la société, mais qui persistent le temps d’un épisode. Dans la bande dessinée de Kirkman, Ottis fait une remarque raciste à l’endroit de Patricia dans le chapitre 20 (volume 4, Amour et Mort) lui signifiant que parce qu’elle a fait équipe avec des ‘nègres’, elle est désormais morte pour lui. C’est la seule occurrence de racisme dans la bande dessinée et elle est relativement sans conséquence. Dans le cas de Merle, les conséquences sont énormes. Enchaîné au toit de l’immeuble par Rick à cause de son tempérament, il devra se couper la main pour s’enfuir et se retrouvera ainsi séparé du groupe et de son frère Daryl.

Un zombie qui a pris beaucoup d’importance dans le pilot de la série télévisée est celui que l’on appelle ‘bicycle girl’. Il s’agit du cadavre vivant d’une femme dont le bas du corps a été dévoré. Il s’agit du premier ‘walker’, ou rôdeur en français, que Rick rencontre. La vue de ce corps émacié et mutilé inspire une sympathie au personnage qui voit en elle une humanité complètement brisée. Son apparente fragilité et faiblesse renvoie à Rick son désir de protéger sa famille. Dans le webisode Torn Apart5, il sera révélé que cette femme, aux premières heures de l’apocalypse, a tout tenté pour protéger ses enfants et qu’en dernier recours, après avoir été mordue, s’est sacrifiée pour leur donner le temps de fuir. Cette femme avait donc les mêmes motivations que Rick, elle a seulement eu moins de chance, ce qui fait que son histoire est d’autant plus triste. Ses grognements deviennent de faibles plaintes et la main qu’elle lève vers Rick pourrait presque être interprétée comme un appel au secours. L’idée que l’on se fait d’elle vient d’abord de la réaction de Rick qui, pris de pitié, met fin aux souffrances d’un zombie qu’il voit d’abord comme ayant été une femme. Cette interaction entre les deux personnages donne le ton au reste de la série. Confronté à l’horreur et à la détresse, Rick fait le choix d’agir en conséquence, dans un monde où la morale humaine est une limite facilement franchissable.

Pour conclure, The Walking Dead est une série qui aurait pu être unidimensionnel et tournée vers le spectaculaire, mais qui se révèle avoir une surprenante profondeur. Les personnages principaux sont bien définis et complexes, crédibles et humains. Ils interagissent entre eux, ils agissent sur l’autre, pas seulement sur leur environnement. Ils existent dans leur univers. Il n’est pas nécessaire d’être un amateur d’horreur pour apprécier l’œuvre. Il suffit de se laisser emporter dans le tourbillon d’émotions rendu avec brio par les dessinateurs et les acteurs. Ce sont eux, avec l’aide des différents réalisateurs, qui transmettent le récit de Kirkman en apportant à chacun des personnages une touche de vie. Ce sont les personnages qui sont les véritables héros du succès de la série. Ils amènent avec eux le lecteur et le spectateur à travers leurs déboires et leurs peines, ils les amènent loin dans leur monde, jusqu’à ce qu’on ne puisse que difficilement reconnaître l’univers de référence. The Walking Dead se distingue des autres récits du genre en s’éloignant du fantastique, de l’horreur, au profit d’une approche dramatique. D’un autre côté, la série s’inscrit également dans le folklore du zombie traditionnel. Ses origines sont diverses, allant de l’imaginaire de la rage avec la morsure qui rend fou, à l’époque de la Peste Noire où les gens mourraient en si grand nombre qu’on enterrait souvent des vivants qui, lors de leur réveil, se relevaient littéralement de parmi les morts.


 

Bibliographie

KIRKMAN, Robert (scénario), ADLARD, Charlie et MOORE, Tony (dessins), The Walking Dead, Berkeley (Calif.), Image Comics, 18 volumes, 2003-.

AMC, The Walking Dead, saison 1, 2, 3, 4, 5.

RUDITIS, Paul, The Walking Dead Chronicles, New York, Abrams, 2011, 205 p.

LEVERT, Valérie, «The Walking Dead, le héros-type américain et la propagande de l’apocalypse», dans ARCHIBALD, Samuel, DOMINGUEZ LEIVA, Antonio, PERRON, Bernard (dir), Poétiques du zombie, Paris, Éditions Kimé, 2013, 151-168 p.

AMC, Video Extras, Who Is Rick Grimes?: The Walking Dead. [Vidéo Webdiffusée] Récupéré le 15 décembre 2015 de http://www.amc.com/shows/the-walking-dead/video-extras/season-01/episode-01/who-is-rick-grimes-the-walking-dead.

BERGERON, Patrick, «Voyage au bout de la nuit des morts-vivants. La figure du survivant dans l’apocalypse zombie» dans ARCHIBALD, Samuel, DOMINGUEZ LEIVA, Antonio, PERRON, Bernard (dir), Poétiques du zombie, Paris, Éditions Kimé, 107-127 p.

AMC, Video Extras, Torn Apart Webisode, [Vidéo Webdiffusée] Récupéré le 15 décembre 2015 de http://www.amc.com/shows/the-walking-dead/video-extras/torn-apart-webisodes

La poésie de l’espace-temps. Analyse comparative de Mémoire morte (Marc-Antoine Mathieu, 2000) et La fièvre d’Urbicande (François Schuiten et Benoît Peeters, 1985)

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La poésie de l’espace-temps. Analyse comparative de Mémoire morte (Marc-Antoine Mathieu, 2000) et La fièvre d’Urbicande (François Schuiten et Benoît Peeters, 1985)

Soumis par Marie-Christine Chabot le 07/12/2016
Catégories: Dystopie, Fiction

 

Mémoire morte est une bande dessinée de 62 pages réalisée par Marc-Antoine Mathieu et publiée en 2000 aux éditions Guy Delcourt Productions. Cette histoire fantastique nous est racontée par Firmin Houffe. Fonctionnaire «moyen» et chef de service à l’administration cadastrale, il doit faire face à un problème inattendu: après le coucher du soleil, des murs s’édifient un peu partout dans la ville au gré des divergences et des problèmes de voisinage. La loi du permis des constructions stipulant que «seules les constructions réalisées entre la fin du jour et le début du jour suivant seront autorisées sans permis préalables» (Mathieu, 2000:9), nul ne peut porter atteinte à ces cloisons qui séparent les habitants et les confinent à des espaces de plus en plus restreints. Ainsi, privés de toute correspondance et communication directe, cet isolement se mue en psychose et les citoyens perdent peu à peu leurs facultés langagières, les rendant inaptes à se souvenir du passé comme à se soucier de l’avenir. Piégés dans un labyrinthe sans issue, les citoyens sont condamnés à ne vivre qu’au présent, sans plus de conscience qu’il n’en faut pour tourner en rond.

Ce phénomène n’est pas sans rappeler l’univers fantastique des Cités obscures de Benoît Peeters et François Schuiten, dont le deuxième volume de la série, La fièvre d’Urbicande, est le compte rendu du journal d’Eugène Robick, urbatecte de la ville. Celui-ci est préoccupé par un cube laissé en déséquilibre sur son bureau et qui, subitement, se met à croître et à se multiplier jusqu’à ce que ses poutres envahissent complètement la cité d’Urbicande, un peu de la même façon dont les murs de Mémoire morte encombrent la ville.

Les personnages principaux de ces deux bandes dessinées en noir et blanc, sous une couverture cartonnée en couleur, sont des antihéros aux prises avec un système impersonnel déconnecté de la réalité des individus qui le constituent. Mais si ces deux ouvrages fantastiques coïncident en plusieurs aspects, ils prennent l’un et l’autre racine dans des comportements fondamentaux humains différents. Cette analyse comparative consiste à mettre en relief ces ressemblances ainsi que les divergences contenues dans ces deux bandes dessinées, La fièvre d’Urbicande et Mémoire morte.

Titres et couvertures

Mémoire morte. Le titre en lui-même est très évocateur. La mémoire morte est un terme informatique qui désigne un type de «stockage» qui ne s’efface pas en l’absence de courant ou lors de la mise hors tension. Elle permet d’emmagasiner certaines données indispensables au démarrage du système d’exploitation et au fonctionnement de certains pilotes. Elle est donc en quelque sorte le cerveau de l’ordinateur. Écrit sur la page couverture, ce titre laisse d’emblée supposer qu’il sera question d’oubli en relation avec le passage du temps.

Sur le plan graphique, la ville au-dessus de laquelle Firmin Houffe se tient debout ressemble à une carte mère et nous renvoie à l’idée d’une technologie contenant tous les circuits, ports et connexions nécessaires au fonctionnement d’un microprocesseur et à la transmission de données entre les différents périphériques. Dès le premier coup d’œil, grâce à ces zones lumineuses mises en relief par la couleur jaune, nous voyageons dans les enchevêtrements d’un tel système, d’une mémoire oubliée, morte, disparue dans l’infini de la quatrième dimension. Les rouleaux que Firmin Houffe porte sous le bras évoquent l’idée de plan. Le fait qu’ils soient présents dès la page couverture laisse supposer qu’ils prendront une certaine importance au cours de l’histoire qu’on s’apprête à raconter. Autre élément de la couverture de Mémoire morte qui ajoute à cette idée de mémoire oubliée dans un labyrinthe, c’est la petite boîte noire qu’il tient à la main et qui ressemble à s’y méprendre à un téléphone cellulaire, outil par excellence pour vaincre à la fois la distance et le temps.

Sur la couverture de La fièvre d’Urbicande, on voit aussi le personnage principal, Eugène Robick, en réflexion, le regard bien présent et concentré, comme s’il regardait quelque chose de précis avec attention. Il tient lui aussi un document sous le bras. Nous apprendrons au fil des pages qu’il s’agit du journal dans lequel il note ses observations, qualitatives et quantitatives, qui nous seront révélées au fil du récit.

La fièvre est liée à la maladie. En ce sens, Eugène Robick peut ressembler, à première vue, à un médecin, un docteur qui, à l’aide de ses livres, viendra au secours d’une société malade. La femme en retrait laisse supposer un contact charnel, donc une maladie transmise par la chair, par les sensations et les émotions. La tension est présente dès la couverture entre ces deux personnages qui se tiennent également au-dessus d’une ville, sur les barreaux d’une charpente à angles droits. Les poutres métalliques sont recouvertes d’une substance verte qui ressemble à des vignes. On devine, dès la couverture, une opposition entre la nature humaine et les événements naturels extérieurs.

Les teintes et les couleurs des couvertures varient beaucoup d’une couverture à l’autre. Celle de Mémoire morte affiche des couleurs vives et saturées –rouge, jaune, vert, noir–. Le lettrage rouge accroche l’œil. Sur fond noir, tel que représenté ici, il symbolise l’anarchie. Il y a donc une idée de lutte contre le pouvoir, pour la liberté. Mis en relation avec le reste de l’image, on peut conclure qu’il s’agira d’un combat contre une emprise en lien avec une mémoire oubliée ou perdue dans les résistances de l’informatique.  

Pour ce qui est de la couverture de La fièvre d’Urbicande, les pastels et les couleurs non saturées se rapprochent des gris et donnent un ton intime à l’œuvre. Le vert qui recouvre la structure, les beiges et le pourpre délavé sont des couleurs que l’on dit «zen», on  évite les excès et les manifestations passionnées. Il ressort de l’aspect général l’idée de la nature versus l’humain, et aussi celle de la nature humaine versus une pensée plus rationnelle.

Traitement du noir et du blanc

À l’intérieur des pages, le noir et blanc servent bien le sujet dans les deux cas. Les teintes de gris et les jeux d’ombre et de lumière de La fièvre d’Urbicande rappellent l’esthétique de l’expressionnisme allemand de Nosferatu et Métropolis. Le clair-obscur, par exemple à la page 55 où Robick se morfond dans sa prison ou encore dans la longue case centrale de la page 73, ajoute un côté sombre, inquiétant à cette bande dessinée et a pour effet de souligner l’obscurité, psychologique et intellectuelle, dans laquelle les personnages sont plongés. Les zones lumineuses produisent aussi un effet de «zoom», de gros plan sur certains éléments comme à la page 22 sur le «U» en haut de la porte. Les traits fins de gris, utilisés pour les expressions du visage d’Eugène aux pages 38-39 ajoutent au réalisme. On se rapproche, dans certaines cases, de la photo.

Dans Mémoire morte, le noir et blanc est beaucoup plus contrasté, ce qui donne aux dessins une expression poétique et veloutée. L’auteur nous entraîne dans un univers clairement fantastique qui se rapproche du burlesque: les habits de Firmin Houffe ne sont pas sans rappeler ceux de Charlie Chaplin, les yeux des personnages sont ronds comme des billes, les chapeaux hauts de forme et les «hommes démolisseurs» des profondeurs réfèrent à cette esthétique du comique un peu exagérée. La poésie de l’œuvre devient évidente à la fin lorsque, privées de leurs facultés langagières, les lettres s’envolent dans le ciel urbain, donnant l’impression qu’elles se transforment en milliers d’étoiles qui illuminent la cité.

Antihéros

Bien que d’aspects différents, Firmin Houffe et Eugène Robick ont en commun d’appartenir à la grande famille des antihéros. Ni l’un ni l’autre ne possèdent les qualités d’un héros et ils vont tous deux à l’encontre de ce à quoi on s’attend d’un tel personnage. Firmin mène une vie sans artifice et loin des fumées de la gloire. C’est sans s’y attendre et parce qu’il possède, dans le simple exercice de ses fonctions, les plans des activités cadastrales de la ville qu’il réussit, à sa grande surprise, à déjouer l’ordinateur central par le geste tout bête de peser sur le bouton «arrêt». Une action banale qui fait toute la différence, mais qui n’a, dans les faits, rien de bien héroïque.

Eugène Robick s’avère, comme nous l’annonçait déjà la couverture, un homme savant. Il consigne toutes les données qu’il récolte dans son journal. Bien qu’il affronte les hommes de loi et les politiques pour se tenir en quelque sorte debout face à l’adversité, il n’a pas l’intention de combattre pour des raisons humanitaires. Il a comme unique préoccupation les apparences et l’obsession de la symétrie. Sa plus grande réalisation dans l’histoire est d’accepter les faits tels qu’ils se présentent.

L’apparence physique des personnages va elle aussi à l’encontre des canons typiques associés aux héros: Firmin Houffe, petit monsieur d’allure ordinaire, ne ressort par aucun aspect de la foule qui l’entoure. Habillé de linge ample et «mou», il privilégie définitivement le confort à l’aérodynamisme et ne cherche pas à stigmatiser sa personnalité dans ses vêtements ou son apparence générale.

Eugène Robick est de mise plus distinguée: son long cache-poussière lui donne l’air d’un cowboy de western italien, il porte un habit ajusté taille haute qui fait penser aussi à un dandy ou un playboy bien moderne sortant tout droit de chez Dubuc. Son air réservé et sa posture bien droite laissent croire que dans cet être brillant, beau, bien vêtu et vaillant pourrait se cacher le héros que l’on attend avec envie. Mais… non…

Quête et dénouement

La ville de Mémoire morte est une dystopie qui critique de façon poétique notre mode de consommation narcissique et instantanée, dans lequel l’imagination de l’Homme s’en remet déplorablement à la technologie. Les citoyens de cette ville traînent sur eux en tout temps une boîte noire leur permettant de s’identifier à la police et de répondre sans arrêt à des questions de démocratie directe. Il est intéressant de noter que les résultats, affichés immédiatement sur des panneaux à travers la ville, sont invariablement de 33,333 et qu’ils sont, de ce fait, inutiles. Les représentants politiques ne peuvent agir, poser des gestes concrets et accumulent les problèmes sans solution. On se retrouve, dans Mémoire morte, aux prises avec un système qui exclut l’individu au profit du système lui-même. Pour préserver les politiques mises en place, les dirigeants ne peuvent intervenir.

Parce que l’individu est mis de l’avant «partout tout le temps», une homogénéité se crée et la foule qui se déplace au gré des murs qui s’érigent se révolte sans grand tapage, marmonnant à peine quelques plaintes quasiment inaudibles. Cette perte de contact des uns avec les autres et le manque absolu de recul causé par cette communication instantanée sont la cause de cette «épidémie d’amnésie», causant la perte du langage et du vocabulaire. Les citoyens se transforment en automates. Sur le plan graphique, les yeux ronds et entourés de lignes courbes, ainsi que l’impassibilité des visages et expressions, renforcent cette impression de robotisation. Firmin Houffe réussit à déjouer le système, car son poste de chef des cadastres lui donne accès au plan de la ville. Il retrouve donc ce ROM qui dirige la cité et réussit à le mettre KO en l’éteignant d’un geste libre et volontaire. En un «clic», la situation est réglée. Mais la mémoire ROM persiste même lorsqu’on éteint les circuits. C’est pourquoi la machine continue à parler après avoir été mise hors tension, cependant elle ne dirige plus la ville. Firmin Houffe réussit la mission.

Cette notion de réussite n’est pas aussi évidente chez Eugène Robick. Dans le cas de La fièvre d’Urbicande, les dirigeants, au début, ne sont pas dépassés par la situation, ils sont simplement de mauvaise foi. Ils refusent la construction du troisième pont qui permettrait aux habitants de la rive nord d’avoir plus facilement accès à la rive sud. C’est pour assurer leur propre confort qu’ils s’opposent à certaines solutions. Ce qui est une différence majeure avec Mémoire morte, où les politiciens sont dominés par des lois qu’ils ne réussissent pas à contourner au profit des citoyens, se retrouvant eux-mêmes au nombre des victimes. Les politiciens d’Urbicande sont plus perfides. C’est le cube laissé en déséquilibre sur le bureau de Robick qui permet, bien malgré eux, le passage entre les deux rives. Ils se font, en fait, avoir par des circonstances d’ordre «naturelles» sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle. Quant à Robick, il souhaite rétablir l’équilibre pour des notions d’esthétismes et de symétries. Il est urbatecte et ne souhaite ni aider ni nuire à la population. Ses ambitions ne concernent que son travail et ses obsessions personnelles. Il n’est pas altruiste, généreux, charitable ou bienveillant. S’il se trouve être le personnage principal du récit, c’est qu’il tient un journal qui lui permet de témoigner, mais pas d’agir. Il est spectateur des évènements, mais ne pose pas de gestes particuliers pour arrêter le phénomène. Il prône cependant une «philosophie» qui consiste à accepter la situation plutôt que de la combattre, ce qui lui vaut tout de même quelques honneurs du côté des habitants qui apprécient cette structure, puisqu’elle leur donne la liberté de se déplacer à leur gré. La notion de victoire dans La fièvre d’Urbicande est davantage liée au fait que les méchants (les dirigeants) ne peuvent rien faire contre le cube. Il les a dominés. Malheureusement, le cube disparaît dans l’infini et tout redevient comme avant. Il y a ici davantage une notion d’échec puisque personne n’a rien pu faire pour arrêter sa croissance au départ, et le retenir par la suite.

Temporalités et frontières

Dans Mémoire morte, la temporalité est liée à l’espace: plus il est restreint, plus les habitants oublient le passé et tout ce qu’ils ont appris. Le phénomène est représenté surtout par le langage qui se perd, le vocabulaire s’envole littéralement. Les numéros au début de chaque chapitre sont le nombre de mots qu’ils leur restent pour s’exprimer. 46791, 41297,23271, 02267, 00424,00214, 00102, 00003. Habitué à fonctionner dans une communication directe instantanée et omniprésente, le temps devient l’instant. Il ne peut y avoir de passé puisque le présent occupe toute la place, il ne peut y avoir d’avenir puisque le présent se déroule à la vitesse de la lumière. Comme nous l’apprend la théorie de la relativité, temps et espace sont intimement liés. Le temps est la quatrième dimension qui se plie dans l’espace aux dépens des trois autres. Marc-Antoine Mathieu, dans Mémoire morte, illustre cette interdépendance en établissant dès le départ que la ville est infinie. Les scientifiques ne peuvent pas voir plus loin pour s’éclairer du passé, parce que l’autre bout de la ville est à telle distance que la lumière des faits ne leur parvient pas encore dans le présent. Cette représentation du tandem espace-temps symbolise les dangers d’un système qui ne se préoccupe pas du temps ou qui le voit comme un ennemi. Le temps, pour réfléchir entre autres, est un facteur essentiel de la vie en société. Il devient même, comme on le constate dans Mémoire morte, dangereux de l’annihiler.

Dans La fièvre d’Urbicande, le temps semble se dérouler à peu près de la même façon qu’ici sur la terre: il y a des dates, mais pas d’années, ce qui laisse une impression de suspens, d’attente. Or, le cube, selon les calculs d’Eugène Robick, se déploiera à l’infini, mais reviendra peut-être un jour. Les habitants sont condamnés à cette attente et les années passent comme un éternel recommencement.

Il y a donc, dans ces deux bandes dessinées, une notion d’infini, tant en ce qui concerne le lieu que nous habitons, que le temps suspendu dans un éternel présent.

Conclusion

Les univers absurdes et fantastiques dans lesquels se campent et s’entremêlent les histoires et les personnages de Mémoire morte et de La fièvre d’Urbicande se ressemblent sur plusieurs aspects. Cependant, s’ils font tous deux état d’un engrenage, ils ne résultent pas de la même problématique. Dans Mémoire morte, la dystopie est causée par un manque de communication réelle entre les individus, et les systèmes qu’ils ont eux-mêmes instaurés finissent par les dépasser, ne plus tenir compte de leurs besoins, de leur humanité. Avec la démocratie directe, en temps réel, tout le monde contrôle la cité. Mais tout le monde, c’est personne. Aussi, le manque de recul, dû à l’instantanéité, ne permet pas la distance nécessaire à la réflexion profonde, celle qui mène aux changements les plus efficaces. Les citoyens sont victimes de cette machine, ROM, qu’ils ont créée et dont ils dépendent maintenant entièrement. Ils sont dépossédés des possibilités que pourrait leur offrir l’imagination, privilège, on suppose, de la condition humaine.  

Dans La fièvre d’Urbicande, autre dystopie, le problème est causé par la mauvaise foi des dirigeants et du contrôle qu’ils exercent sur une partie de la population, afin de se garder la meilleure part. Dès le départ, ils n’ont pas l’intention d’agir en fonction des individus qu’ils représentent, ce qui diffère de la situation créée par Marc-Antoine Mathieu, où les politiciens veulent agir, mais sont empêchés de le faire par le système lui-même et leur propre naïveté à l’égard de celui-ci.

Sur le plan des dessins et du graphisme, ces deux façons d’aborder les politiques, tout aussi inefficaces l’une que l’autre, sont représentées par le traitement différent des traits de crayon, des textures et des contrastes. Tandis que La fièvre d’Urbicande aborde le sujet avec un certain réalisme, Mémoire morte réfère à un univers plus poétique. Par des chemins à la fois semblables et différents, toutes deux se rejoignent, en fin de compte, sur les grands thèmes de la liberté et de la condition humaine.

 

BIBLIOGRAPHIE

Albert Einstein (trad. Maurice Solovine), La relativité, 1956 éd. Payot & Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, 1981, 194 p.

Annie Baron-Carvais, La bande dessinée, Presse Universitaires de France, Collection Que sais-je?, 1985, 128 p.

Marc-Antoine Mathieu, Mémoire Morte, Guy Delcourt productions, Tournai, Belgique, 2003, 96 p.

Peeters/Schuiten, La fièvre d’Urbicande, Casterman, Tournai, Belgique, 1985, 96 p.

Rémy Martel, La bande dessinée, Librairie Larousse, Canada, 1976, 159 p.

Là où les portes entrebâillées du temps peuvent se refermer sur vous à tout jamais…: La bande dessinée

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Là où les portes entrebâillées du temps peuvent se refermer sur vous à tout jamais…: La bande dessinée

Soumis par Timothée-William Lapointe le 07/12/2016
Catégories: Fiction

“Only time (whatever that may be) will tell.” 
-Stephen Hawking, A Brief History of Time

From Hell prend son titre d’une lettre –désormais fameuse– reçue par les autorités londoniennes de 1888. La lettre est signée par un certain «Jack the Ripper»; elle est par ailleurs accompagnée d’une moitié de rein et est envoyée, selon son expéditeur, depuis l’enfer («from hell»). À première vue, le roman graphique From Hell, d’Alan Moore et d’Eddie Campbell, nous apparaît comme une métafiction racontant, avec une documentation rigoureuse, les évènements sordides de cette histoire survenue, il y a de cela plus d’un siècle, dans le quartier famélique de Whitechapel, en pleine époque victorienne. Mais à y regarder plus attentivement, on se rend compte, au fond, que l’histoire de Jack l’éventreur n’est qu’un prétexte1, un «paysage» voilant pour ainsi dire le véritable sujet de l’œuvre, qui est –paradoxalement– son lieu, son chronotrope: c’est-à-dire, Londres. En effet, From Hell est le récit d’une ville traversée par un être dément, qui, après un malaise cardiaque, parvient à s’affranchir des dimensions spatiales pour devenir, au moment de sa mort, un être de quatre dimensions, illuminé par des visions du passé et du futur, affolant «le stupéfiant ensemble de l’éternité», et lisant dans Londres, là où d’autres n’y voient que des pierres, des obélisques et des églises, toute l’architecture de l’Histoire, et son inexorable ascension. Il s’agira d’abord, pour étayer ce qui précède, d’exposer brièvement les idées exprimées par Charles H. Hinton dans son article «What is the fourth dimension» et puis, dans un deuxième temps, d’analyser, à la lumière des idées de Hinton, le personnage de Gull, en voyant en quoi il correspond à ce qu’on pourrait supposer être une créature de «quatre dimensions», se mouvant à travers Londres comme à travers un «monolithe d’éternité» (AM, 2000: 42), dans lequel «coexistent tous les temps» (AM, 2000: 43).   

Qu’est-ce que la quatrième dimension?  

Il y a trois occurrences de l’intertexte «What is the fourth dimension?» (ou «Qu’est-ce que la quatrième dimension?», en français) de Charles H. Hinton dans From Hell. La première apparaît explicitement, en exergue du chapitre 3, à la page 28:  

Une telle idée serait-elle adoptée qu’il nous faudrait imaginer un stupéfiant ensemble, à l’intérieur duquel coexiste tout ce qui a jamais existé ou existera et qui, en passant lentement, laisse dans notre conscience vacillante, limitée à un espace étroit et à un instant unique, le souvenir tumultueux de changements et de vicissitudes qui n’appartiennent qu’à nous.(AM, 2000: 28)

La deuxième, à la page 42, où Sir Gull discute avec le père de Charles H. Hinton au sujet de l’histoire, Hawksmoor et l’architecture, et puis, finalement, de la quatrième dimension: «Hinton: Vous savez, Gull, cela me met en tête des théories que mon fils, Howard, m’a présentées. –que tous les temps coexistent dans le stupéfiant ensemble de l’éternité. Il espère une brochure, un jour. Gull: Vraiment? Et quel en sera le titre? Hinton: «Qu’est-ce que la quatrième dimension?»» (AM, 2000: 42). Enfin, la troisième occurrence se présente à la page 484, lors de l’expérience de mort imminente de sir Gull, alors qu’il transcende l’espace et le présent, et devient, à la fin –dit-il–, «Dieu». Il revient avant sur ce moment où il discutait avec le père de Hinton, à la page 42, mais à la différence près que, cette fois-ci, il ne discute pas avec Hinton, mais se voit discuter avec lui, comme spectateur de lui-même, ou simplement, pourrait-on dire, comme lecteur de lui-même (AM, 2000: 484)2. Nous croyons important, pour commencer, de situer ces références au texte de Hinton dans From Hell afin d’établir clairement, d’une part, l’importance qu’il occupe en tant qu’intertexte dans l’œuvre, mais aussi, d’une autre, d’être mieux à même de voir, à la lumière de l’exposé qui suivra, la façon dont les idées de Hinton sont «problématisées», et comment «la quatrième dimension» est suggérée dans la BD à travers le personnage de Gull.

L’essentiel de l’article «What is the fourth dimension» de Hinton est, pour le moins, spéculatif. Hinton s’interroge, à partir des trois dimensions connues (et trois figures géométriques corrélatives dans l’article), sur ce que pourrait être la quatrième dimension et cherche à en tirer des conclusions logiques. Pour illustrer ses propos, nous proposons ici de retranscrire les trois formes géométriques utilisées par Hinton (CH, 1884):

 

from_hell_1.png
 

La figure 1 représente la première dimension, droite. La figure 2, la deuxième (plane), et la figure 3, la troisième (espace). Hinton cherche à déduire logiquement, à partir de ces trois figures, les propriétés d’une forme quadridimensionnelle. La figure 1 a une ligne, la 2, quatre, et la 3, douze. Selon cette suite, Hinton en déduit que chaque figure, de l’une à la suivante, se meut selon une équation simple:

Thus, in passing from the straight line to the square the lines double themselves, and each point traces out a line. If the same procedure holds good in the case of the change of the square into the cube, we ought in the cube to have double the number of lines as in the square--that is eight--and every point in the square ought to become a line.(CH, 1884) 

Ce qui donne douze. Ainsi, l’équation consiste à doubler le nombre de lignes, et à additionner au résultat le nombre de points: la figure 1 a une ligne, deux points: 2 X 1 + 2 = 4 (quatre lignes, qui équivaut au carré de la figure 2). Pareil pour le cube: la figure 2 a quatre lignes et quatre points: 2 X 4 + 4 = 12 (le nombre de lignes du cube). Selon cette logique, et à partir du cube, Hinton en déduit le nombre de lignes qu’aurait la figure 4:  2 X 12 + 8 = 32. La figure quadridimensionnelle serait donc dotée de trente-deux lignes. De la même façon, Hinton en déduira le nombre de faces. Il nous est possible de déduire le nombre de faces de la figure suivante en doublant le nombre de faces de la figure précédente, et en additionnant une face pour chaque ligne. La figure 1 qui n’a pas de face et une ligne (2 X 0 + 1) = une face. La figure 2, qui a une face et 4 lignes (2 X 1 + 4) = 6 faces, qui est la figure 3. Et de cette façon, nous pouvons déduire le nombre de faces de la figure 4 (2 X 6 + 12), qui donnerait 24 faces. Hinton poursuit en s’interrogeant sur ce qui pourrait circonscrire la forme du cube à quatre dimensions. La figure 1 est circonscrite par 2 points: sans ces deux points, la figure 1 n’aurait été qu’un moment d’une droite infinie et ininterrompue. La figure 2 est circonscrite, elle, par des lignes: sans ces lignes, il ne serait y avoir de carré possible et il nous serait impossible d’entrer dans ce carré sans avoir à y entrer par ces lignes. Puis, la figure 3 est circonscrite –on s’en doute– par des faces, des carrés, qui font d’elle un solide. Conséquemment, Hinton croit que la figure 4 doit être circonscrite par des solides, à raison de 8 cubes:

During the motion each of the faces of the cube give rise to another cube. The direction in which the cube moves is such that of all the six sides none is in the least inclined in that direction. It is at right angles to all of them. The base of the cube, the top of the cube, and the four sides of the cube, each and all of them form cubes. Thus the four-square is bounded by eight cubes. Summing up, the four-square would have 16 points, 32 lines, 24 surfaces, and it would be bounded by 8 cubes. (CH, 1884)

Bien que Hinton, dans l’article que cite Moore (What is the fourth dimension?), ne nous donne pas à voir la figure qu’il a en tête, nous prendrons ici la liberté de l’illustrer:  

 

Froom Hell 2
 

Il va sans dire que cette figure (illustrée ici en deux dimensions) est très peu représentative de ce à quoi ressemblerait la figure de quatre dimensions. Il est toutefois possible de l’entrevoir dans une animation 3D, impliquant une rotation ou un mouvement (donc, du temps), mais il nous est impossible de la retranscrire ici –pour des raisons évidentes. Cette figure, Hinton lui donnera un nom dans son livre, A New Era of Thought. Il la nommera «tesseract», nom qui n’est pas étranger pour les amateurs de «comic books», et plus particulièrement ceux de l’univers Marvel, où le tesseract permet des voyages tridimensionnels.

C’est à ce moment que l’article prend une direction plus, disons, «spéculative»: «If a four-square were to rest in space it would seem to us like a cube.» (CH, 1884). Hinton nous invite à imaginer un être de deux dimensions qui rencontrerait, sur son passage, un cube. Pour cet habitant de «flatland» (l’expression est de Carl Sagan, employée dans la série Cosmos en 1980), le cube ne sera à jamais rien d’autre qu’un carré, irréductiblement: il en fera le tour, mais ne pourra jamais percevoir son caractère proprement «cubique», à savoir, sa hauteur. Confiné dans «flatland», prisonnier d’une vue bidimensionnelle, la hauteur lui est à jamais imperceptible, et le la lui certifierait-on qu’il n’en croirait pas un mot. Naturellement, Hinton en vient à poser le même problème, mais cette f0is-ci à des êtres de trois dimensions: nous. Qu’arriverait-il si nous rencontrions, un jour, un être de quatre dimensions, n’y verrions-nous qu’un cube là où se trouve pourtant un tessaract? Possible. Hinton croit qu’il existe deux alternatives: «One is, that there being four dimensions, we have a three-dimensional existence only. The other is that we really have a four-dimensional existence, but are not conscious of it» (CH, 1884). Selon la première alternative, Hinton croit qu’il est possible que nous ne soyons, comme les droites et les figures d’une feuille de papier, que les abstractions d’êtres de quatre dimensions. Selon la deuxième alternative, si nous étions véritablement des êtres de quatre dimensions, notre conscience de celle-ci ne pourrait être, au fond, que terriblement réduite, car sinon il est évident que notre acuité face à elle serait bien plus grande. Donc, notre conscience du temps n’est peut-être, après tout, que la pulsation sensorielle confuse de toute une dimension qui cogne à la nôtre. Mais qu’arriverait-il si cette perception se voyait, pour une raison quelconque, par accident, élargie?

Maintenant que nous avons exposé les idées générales de l’article de Hinton, nous verrons comment cette deuxième alternative, au premier chef, s’exprime dans From Hell et comment sir Gull arrive peu à peu à accroître sa perception de la quatrième dimension.

From the fourth dimension

Nous avons déjà exposé dans la première partie les occurrences explicites du texte de Hinton dans From Hell. Maintenant, il s’agira de voir comment ces idées travaillent le texte. À la planche 53-54, Gull est frappé d’une attaque cardiaque. Il hallucine:  voit des personnes décédées, Hawksmoor, son père, Hinton, défiler devant lui pour se retrouver finalement face à trois personnages immenses surplombant les cimes. Il s’écroule, en bredouillant: «Ya… Ya… …ya… bul… on…»(AM, 2000: 55) («Jahbulon» –parfois orthographié autrement– est un mot qui apparaît dans certains rituels maçonniques et qui signifie, selon certains interprètes, «Dieu» en hébreu). Peu après, sir Gull est convoqué auprès de la reine Victoria (p.56), qui lui demande de se débarrasser d’une femme indésirable et pour le moins «compromettante» pour le trône. La reine convoquera encore à quelques reprises sir Gull, lui demandant d’éliminer des témoins susceptibles de parler (quatre prostituées de Whitechapel), programmant ainsi les meurtres que nous connaissons, perpétrés par «Jack l’éventreur». Avant de se lancer dans cette série de meurtres, Gull demande l’aide de son cocher, Netley, et tente, à travers les rues de Londres, son histoire et son architecture, de lui exposer l’importance de ce projet, de ce «noir dessein», auquel participerait superficiellement la tâche qu’ils leur incombent d’accomplir pour le trône3, à Whitechapel. Dans cette longue promenade en fiacre (plus d’une trentaine de pages aux «phylactères serrés»), Gull propose à Netley un regard nouveau sur ce Londres qu’il prétend connaître comme le fond de sa poche:

Commencez-vous à appréhender quelle grande œuvre est Londres? C’est un véritable manuel sur lequel nous pouvons nous appuyer pour formuler nous-mêmes de grandes œuvres! Nous pénètrerons ses métaphores, mettrons à nu sa structure et arriverons enfin à sa signification. Comme il convient aux grandes œuvres, nous la lirons SOIGNEUSEMENT et avec RESPECT.(AM, 2000: 91) 

Par ce trajet qui finira par former un pentacle (une étoile, symbole du dieu solaire masculin, du triomphe du dieu Apollon sur Dionysos, du côté gauche du cerveau sur le droit, etc.) ces relais d’obélisques et d’églises, Gull lit à Netley, dans la pierre, l’histoire cachée de Londres, son présent et son futur:  «Where most would see a landmark –a cathedral, an obelisk– and acknowledge the structure as a permanent indicator of something significant but past, Gull sees living, contunually, written history.»(CMC, 2013) Là où Netley n’y voit qu’un cube, Gull y voit un tesseract, non seulement parce qu’il a une connaissance approfondie de l’histoire de Londres, mais parce que dans le présent, il y voit l’aboutissement du passé, et la détermination du futur, les trois coexistant dans le «monolithe éternel» de Londres:

Votre destinée est inscrite sur les rues où vous avez grandi, sur le cheval que vous conduisez chaque jour: vous ne POUVEZ PAS changer d’avis! Notre histoire est déjà ÉCRITE, Netley, à l’encre de sang sèche depuis longtemps… «gravée dans la pierre.» (AM, 2000: 119-120) 

À la lumière de ce qui précède et de ce que dit Hinton, à la page 43 de From Hell, peut-être nous est-il possible d’interpréter les meurtres de «Jack l’éventreur» comme l’accomplissement fatal de la marche de l’histoire, comme inéluctables convergences d’évènements que seul Gull a su voir et pressentir:

Il avance [Hinton, fils] que les rythmes quadridimensionnels dans le monolithe de l’éternité paraitraient simplement le fruit du hasard de la perception tridimensionnelle… que ces évènements s’élèveraient vers une convergence inévitable, comme les lignes d’une arche. Disons qu’une chose étrange se produit en 1788… un siècle plus tard, des évènements ont lieu qui y sont liés. Puis, de nouveau, 50 ans plus tard. Puis 25 ans, puis 12. Une courbe invisible, qui monte à travers les siècles. Gull: Pourrait-on dire alors, que l’Histoire a une architecture? Hinton: L’idée est fort glorieuse et fort horrible. (AM, 2000: 43) 

Une pareille clé d’analyse nous est fournie à la page 283, où l’inspecteur Abberline assiste à une vente de cannes commémorant un évènement survenu trois siècles auparavant, lorsqu’une femme fut abattue devant l’autel, à Mitre Square, Whitechapel: «Imaginez, je vous en prie, mesdames: nous sommes en 1530. Une jeune femme est agenouillée là, devant l’autel du prieuré, en prière… Soudain, elle est frappée à mort! (…) À présent que la malédiction a de nouveau frappé, qui peut refuser ces superbes souvenirs…»(AM, 2000: 283) Un évènement est arrivé trois siècles plus tôt, en lien avec les crimes de Whitechapel et d’autres évènements suivront en lien avec ceux de Whitechapel, la courbe poursuit son ascendance:  à la fin, lorsque Gull se meurt et que son esprit rôde à travers l’histoire et la BD, il apparaît, entre autres, face à Ian Brady («je te connais Ian. Mon petit Ian.» (AM, 2000: 490)), qui assassinera, dans les années 60, cinq enfants –évènements que la postérité gardera sous le nom des «meurtres de la lande»–, et puis, enfin, face à Pete Sutcliffe, surnommé l’«éventreur du Yorkshire», pour avoir assassiné 13 prostituées dans les années 80 («Une courbe invisible qui monte à travers les siècles.» (AM, 2000: 491)). Donc, si From Hell relate les évènements de Jack l’éventreur à partir d’une étude rigoureuse des faits, de la littérature écrite à ce sujet et d’une cartographie de Londres de l’époque, il nous montre aussi, d’une certaine manière, que cet évènement n’a rien d’«extraordinaire», qu’il n’est au fond qu’un moment d’une courbe inexorable traçant son chemin à travers l’histoire –qui est, paradoxalement, déjà écrite, de façon telle que nous sommes tous et toutes– pour qui sait lire dans la pierre le sang sèche de l’histoire –contemporains de Jack l’éventreur, ou du déclin de l’empire Romain ou de l’Armageddon:

Une telle idée serait-elle adoptée qu’il nous faudrait imaginer un stupéfiant ensemble, à l’intérieur duquel coexiste tout ce qui a jamais existé ou existera et qui, en passant lentement, laisse dans notre conscience vacillante, limitée à un espace étroit et à un instant unique, le souvenir tumultueux de changements et de vicissitudes qui n’appartiennent qu’à nous.(AM, 2000: 28. Citant Hinton

La scène d’une violence inouïe, de la page 343 à la page 372, où Mary Kelly est charcutée minutieusement et où Gull a des hallucinations du passé et de l’avenir, illustre bien cette idée: Gull se retrouve dans un bureau avec des ordinateurs, accablé par l’anesthésie ambiante de ce monde illuminé aux néons, il s’écrie:

Avec tous vos chiffres clignotants et vos lumières, ne croyez pas être à l’abri de l’histoire. Sa sombre racine vous soulage. Elle est À L’INTÉRIEUR de vous. Êtes-vous anesthésiés à sa présence, que vous ne sentez pas son souffle sur vos nuques, et ne voyez ce qui trempe ses manchettes? Voyez-moi! Réveillez-vous! et contemplez-moi! Je suis venu parmi vous. Je suis toujours avec vous!(AM, 2000: 363)

Tout se passe comme si, dans cette scène, Gull éprouvait violemment notre changement de paradigme épistémologique quant à notre vision de l’histoire et du temps, confronté au scientisme de notre époque, Gull se voit réduit à n’être plus qu’un simple anachronisme dans une époque où l’histoire est lue à travers le prisme du «progrès», où le passé est vilipendé et le futur «en construction», Gull se voit dépassé:

Seul dans l’Olympe. Quoique accomplis dans le domaine des sciences, vos plus petits mécanismes dépassent ma compréhension. Ils me rendent HUMBLE (…) Cette désaffection. C’est cela, Armageddon. Ah, Mary, comme le temps nous a nivelés. Nous sommes faits égaux, tous deux de simples souvenirs de notre époque évanouie dans ce monde sans désir. Ce monde où, en comparaison, je deviens ignorant, tandis que vous… vous devenez vertueuse. (…) Je vous ai sauvées. Comprenez-vous cela? Je vous ai mises à l’abri du temps et nous sommes mariés dans la légende, inextricables dans l’éternité.(AM, 2000: 364-365) 

Par ses crimes, Gull a mis lui et les cinq prostituées à l’abri de ce changement de «perception», où l’on ne participe plus de l’éternité mais d’un façonnement perpétuel et «progressif» vers un idéal quelconque. Dès le début, après son attaque cardiaque, les visions de Gull se font de plus en plus récurrentes, à mesure qu’il accomplit son «œuvre»:  une à la page 214, où il voit quelqu’un regarder la télévision à travers la fenêtre; une autre à la page 273, où il s’exalte face à un gratte-ciel; puis celle du meurtre de Mary Kelly dans le bureau d’ordinateurs; et enfin, lors de sa mort, à la page 496, où il s’affranchit de l’espace (page 476), voyage dans le temps, pour devenir, finalement, omniscient:  «Dieu» (page 496).

C’est à partir de Londres, ce «véritable manuel sur lequel nous pouvons nous appuyer pour formuler nous-mêmes de grandes œuvres» (AM, 2000: 91), que Gull commence à fabriquer la sienne, en lisant les symboles et l’histoire dans les pierres. C’est à travers Londres qu’il s’accomplira et c’est à travers Londres qu’il s’épanouira, d’époque en époque. Gull, c’est le temps qui traverse Londres. Mais c’est aussi le temps qui traverse la BD. La BD s’ouvre sur une case de mouette morte en plein jour et se termine sur une case de mouette morte en pleine nuit (sir Gull = seagull). D’ailleurs, la reine Victoria dit à la page 85: «Dieu vous hâte, ma Mouette.» (AM, 2000: 85) Mais c’est aussi nous, lecteurs, qui sommes sir Gull, parce que, comme sir Gull qui voyage dans le temps à travers Londres, nous voyageons dans le temps à travers la BD: «In learning to read comics we all learned to perceive time spatially (…) [Have you] ever noticed how words ‘short’ and ‘long’ can refer to the first dimension or to the fourth? In a medium where time and space merge so completely, the distinction often vanishes.» (SM, 1993: 100-102) Ne voyageons-nous pas, à l’instar de Gull, à travers des pierres de papier et des symboles, à travers un monolithe d’éternité dans lequel, instantanément et simultanément, cohabiteraient tous les temps, et ce, au détour d’un regard?

Conclusion 

Après avoir exposé, en première partie, les idées de Hinton dans son article «What is the fourth dimension?» et soulevé les questionnements et spéculation qu’il apportait, nous avons vu comment, en deuxième partie, cet intertexte travaillait l’œuvre, puis comment la quatrième dimension suggérée par l’entremise de Gull à travers Londres, la BD, apportait une réflexion originale sur l’histoire, l’espace et le médium de la bande dessinée. Mais, bien que cette analyse touche à sa fin, force est de constater qu’en disant beaucoup, on en a trop peu dit, sur l’analyse sociohistorique de l’époque victorienne, sur la misogynie, la métafiction historique, sur tant de choses présentes dans From Hell qu’il nous est impossible de conclure en donnant l’impression au lecteur d’avoir «épuisé» l’œuvre –et même encore, seulement le sujet que cette analyse ambitionnait de couvrir. Car, comme Londres, l’œuvre d’art est un manuel à partir duquel il nous est possible d’écrire nous-mêmes de grandes œuvres, de grands commentaires, mais c’est aussi un endroit dans lequel il nous est trop facile de se perdre et de voir, dans un simple détail, une pierre, un mot, l’éternité.

Bibliographie

Alan Moore et Eddie Campbell, From Hell, Une autopsie de Jack l’éventreur, Paris, Delcourt, 2000

Moore, Alan, From Hell:  The compleat scripts, Borderlands Press, 1995

McCloud, Scott, Understanding comics, New-York, William Morrow,1993

Hinton. Scientific Romances, Vol. 1 (1884). Copy-text: pp 1-22, Speculations on the Fourth Dimension, Selected Writings of Charles H. Hinton, Copyright 1980 by Dover Publications.http://www.eldritchpress.org/chh/h1.html

 

Cordero, Christa M., Mazes that extended into infinity': Historical metanarrative and the labyrinth in Libra, from hell, and House of leaves, Villanova University, ProQuest Dissertations Publishing, 2013 http://search.proquest.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/docview/1491...

  • 1.«From Hell is the post-mortem of a historical occurrence, using fiction as a scalpel… Though it concerns itself with a notable and historic mystery, it does not attempt to examine in detail the anatomy of a phenomenal humane event.» Moore, Alan, From Hell: The compleat scripts, Borderlands Press, 1995, p.337-338.
  • 2. Dans ce passage, nous assistons à quelques scènes déjà lues, mais ce coup-ci, comme l’indique la planche 476, nous y assistons à travers du regard de Gull, comme si Gull devenait, à la fin, le lecteur de sa propre BD.
  • 3. Gull : «Empêcher un scandale n’est que la fraction de mon œuvre visible au-dessus du niveau de l’eau. La plus grande partie est un iceberg de quelque importance qui se trouve dessous.» (AM, 2000: 115).

Cape Fear: de l’adaptation à l’original

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Cape Fear: de l’adaptation à l’original

Soumis par Karolyne Chevalier le 07/12/2016

 

Martin Scorsese signe en 1991 une nouvelle version du film Cape Fear que le réalisateur Jack Lee Thompson a fait paraître en 1962. Les deux œuvres cinématographiques, qu’une trentaine d’années séparent, tirent leurs racines dans ce qui viendra à être catégorisé comme le film noir classique.

S’il a été établi que le film noir n’est pas un genre en soi, il y certaines récurrences techniques, esthétiques et thématiques qui l’entourent. C’est a posteriori que des critiques comme Nino Frank, Raymond Borde, Étienne Chaumeton et Raymond Durgnat viennent établir des motifs autour des éléments qui constituent le film noir, ce qui nous permet aujourd’hui de le distinguer comme un mouvement à part.

Le film noir mélange les genres: le policier, le gangster, le mélodrame, le gothique. Il y est question d’instabilité, de déséquilibre, d’une perte de repères, d’étouffement, d’inquiétante étrangeté et d’obsessions. Les mythes fondateurs américains y sont remis en question. Les sujets traités sont traduits  par  des images fragmentées, des jeux d’ombres et lumières, des plongées et des contre-plongées, des plans rapprochés, un cadrage plutôt serré qui est marqué par une profondeur de champ, une utilisation du retour en arrière, une narration en voix off, une tension psychologique plutôt que physique.

Selon le scénariste, réalisateur et critique américain Paul Schrader, quatre facteurs mènent  au film noir dans l’Hollywood des années quarante: les désillusions de la guerre et de l’après-guerre, le réalisme de l’après-guerre, l’influence de l’expressionnisme allemand et la littérature hard-boiled. Les ramifications du film noir passent par le post-noir des années soixante et soixante-dix et s’étendent jusqu’au néo-noir des années quatre-vingt à aujourd’hui. Les sujets de prédilection ainsi que la manière dont ils sont rendus à l’écran changent d’une époque à une autre selon le contexte politique, économique et social, et ils se métamorphosent entre les mains de ceux qui les réinvestissent.

Entre la version de J. Lee Thompson et celle de Martin Scorsese, certaines différences subsistent, mais l’idée de l’hommage au film noir est au cœur de la démarche visuelle du réalisateur italo-américain. Tel est le cas de plusieurs de ses contemporains. La musique thème des deux versions du film est composée par Bernard Hermann et elle entoure aussi le personnage de Sideshow Bob de la série animée The Simpsons. Ce personnage a été rapproché avec celui de Max Cady, puisque lui-même est un psychopathe qui ne veut qu’une chose: tuer Bart Simpson, depuis que le jeune héros de la série a prouvé qu’il était coupable de tentative de meurtre envers Krusty le clown. Sideshow Bob fait sa sortie de prison lors de l’épisode 2 de la saison 5, qui s’intitule Cape Feare. Hélene Faradji précise, au sujet de la transformation du cinéma noir vers le néo-noir, que:

Cette hybridation, exercée sur les structures mêmes des genres au point de les métamorphoser profondément ou pratiquée plus simplement sur le mode du clin d’œil, a à coup sûr réintroduit le principe du jeu avec le spectateur dans la cinématographie de ces années-là. Quoi de plus ludique que de mesurer sa connaissance de cinéphile à celle du réalisateur (Faradji: 2010).

Scorsese reprend cette idée du double, cette interchangeabilité, cette désorientation bien connue de l’univers du film noir où les acteurs invertissaient les rôles des bons et des vilains d’une production à l’autre et laissaient planer l’ambiguïté quant aux intentions de leurs personnages. Il joint à sa distribution deux des acteurs principaux de la première version du film: Robert Mitchum et Gregory Peck. Il salue l’œuvre originale et ses artistes, mais aussi le film noir en lui-même, puisqu’il donne aux comédiens des rôles à  l’opposé de ceux qu’ils ont joués dans le premier opus. Robert Mitchum, qui personnifiait le psychopathe, devient chef de police et Gregory Peck, qui interprétait le héros, devient l’avocat du monstre.

Cette dualité reflète les origines du cinéaste italo-américain. Le criminel soutient certaines valeurs judéo-chrétiennes et la corruption s’organise autour du système de justice. Cet enchevêtrement du bien et du mal transmet l’idée qu’une confusion règne autour de ces notions, qu’il y a une culpabilité ambiante, qu’un peu tout le monde participe à la déchéance de l’humanité. L’homme est à la fois mauvais par sa nature et corrompu par la culture, la société. Même si Patrick Cattrysse rapporte à propos du film noir de la période classique que  «throughout the presentation, it was important to show that sin was not an accidental error, but a shameful breach of the law; that evil was not pleasant but painful, not heroic but cowardly, not profitable but destructive» (Patrick Cattrysse: 1996), il n’est pas évident d’arriver à la conclusion que les mauvaises intentions ne relèvent que du psychopathe, que de celui qui nous est présenté d’emblée comme étant le coupable.

L’histoire de Cape Fear est celle d’un avocat (et d’une famille nucléaire en apparence typique: le père, la mère, l’adolescente, la nounou et le chien), qui est persécuté par un ex-détenu dont il a défendu (puis perdu) la cause pour agression sexuelle avec voie de fait. Le criminel est condamné à purger une peine d’emprisonnement de 14 années, qu’il consacre à la lecture de la Sainte Bible, du Code criminel et de Nietzsche.

Il est à noter que dans le film original, l’avocat de la couronne condamne Max Cady (Robert De Niro). Dans la version de 1991, l’ambivalence propre à l’esprit du film noir classique ressurgit sur le héros, ce père de famille qui se veut un modèle, Sam Bowden (Nick Nolte). Qu’il perde la cause qu’il défendait est la première rupture qui nous confronte à la faillibilité du personnage. Il perd la cause qu’il plaide parce qu’il omet de révéler certains témoignages qui pourraient disculper son client et cela vient creuser la brèche dans la toute-puissance d’un système de justice qui s’avère facile à contourner, facile à corrompre.

Le personnage de Max Cady personnifie ce double inquiétant, ce malaise propre au film noir; c’est le personnage du psychopathe qui sert à montrer les tares de la société, les dysfonctionnements dans l’archétype familial américain. S’il a vraiment commis les crimes violents dont on l’accuse à l’époque (et son comportement ne laisse pas de doute à ce sujet), il n’a pas été défendu avec l’impartialité à laquelle il avait droit. Son avocat a délibérément choisi de le trahir, parce qu’il le jugeait coupable, mais aussi parce qu’il croit que moralement, les droits des criminels sont moindres. Il sait que les règles du système de justice peuvent être contournées en faveur du bien, comme du mal, et il s’en sert pour parvenir à ses fins.

Max Cady va jouer sur les codes du système judiciaire dès sa sortie de prison, afin de se faire victime, afin de démontrer que l’autre est l’agresseur. Il pourchasse Sam, mais il reste toujours à la limite de la légalité. Lorsque Sam se rend compte que la police ne peut (constitutionnellement) rien faire contre Max avant qu’il ne commette un acte répréhensible, il engage des truands pour lui donner une raclée. Le psychopathe les met en échec, non sans s’assurer quelques ecchymoses comme les preuves d’une agression à son endroit. Il va confronter Sam et le menacer de tout divulguer aux autorités. Le dépravé se retrouve sous la protection de la police et la victime est menacée d’être placée derrière les barreaux.

La vérité importe peu lorsqu’on sait se faire passer pour elle. In God we trust. Et Dieu, c’est le système (judiciaire), c’est lui qui organise la comptabilisation du bien et du mal, qui règle les conflits par des preuves qui peuvent être falsifiées pourvu qu’au bout du compte, l’ordre soit maintenu. Nous sommes en présence d’une justice corrompue et d’une criminalité réparatrice. L’inefficacité démontrée du système profite aux criminels et ce regard critique rappelle celui du film noir.

Dans la relecture de Scorsese, dès les premières images, on voit l’importance qui est allouée à l’opposition entre la justice et l’abus. Le gros plan sur le tatouage de Max Cady nous montre les mots truth et justice qui sont gravés dans sa chair, comme si la recherche de ces idéaux était profondément ancrée en lui. Une croix se tient entre les deux mots, comme si la religion permettait d’atteindre ce but. Sur le mur de sa cellule, en guise d’images de motivation, on voit plusieurs photographies de personnages décorés de l’armée, une gravure qui semble reproduire l’image d’une icône religieuse et aussi, des dessins de superhéros. Il est visible que la ligne qu’il trace entre la réalité et la fiction n’est pas très claire, qu’il y a porosité entre les frontières. Cela renforce l’idée caricaturale du justicier que veut camper Max Cady.

Chez Scorsese, les éléments extérieurs tendent à nous montrer l’intériorité du personnage de Max Cady. Le caractère du personnage est transmis par les expressions de la nature. Lorsqu’il sort de prison, nous le voyons à l’avant-plan, en plein centre. Les trois quarts de l’écran sont occupés par la silhouette étirée de la prison qui est écrasée par un ciel noir et orageux. La nature, de pair avec l’intériorité de Max Cady, est présentée comme colérique et hostile, impulsive. L’ex-détenu quitte la prison avec conviction, en marchant vers la caméra (le spectateur) comme s’il voulait la traverser.

Au contraire, dans le film de J. Lee Thompson, dès la première scène, la caméra semble fuir le psychopathe. Elle le capte du plus loin que possible alors qu’en premier plan, le concierge en train de laver le plancher. C’est dans les gestes banals du quotidien que l’on nettoie peu à peu, les traces de cette criminalité qui s’imprègne dans les fondements mêmes du système judiciaire. La loi et l’ordre.

Chez Scorsese, le père de famille (Sam Bowden) fait figure de héros même s’il n’est pas absolu. Cela peut être constaté dès le début de la projection lorsque la famille se retrouve dans le même cinéma que Cady. Ils vont vivre leur première confrontation et la jeune Danielle va mesurer le pouvoir que l’un a sur l’autre et va faire remarquer sa faiblesse à son père en lui disant «you could have punched him in the face» (Scorsese: 1991). Elle met en doute sa virilité et elle va marquer dès le départ sa ressemblance avec l’archétype du loser dont est peuplé le film noir. C’est le père de famille qui doit empêcher l’atteinte à l’intégrité  (autant physique que psychologique) d’un ménage qui est déjà miné dans son unité. Les altérations au sein du clan domestique surgissent peu à peu et laissent craquer le vernis de ce portrait de famille trop longtemps idéalisé.

Si Sam Bowden a commis (le péché) l’adultère, la représentation de la mère de famille est celle d’une quasi étrangère à son propre foyer, où elle est désormais confrontée à son inertie. Il y a cette scène où Leigh Bowden (Jessica Lange), qui est conceptrice graphique, demande son avis à sa fille Danielle (Juliette Lewis) sur la création d’un logo. Sa fille lui répond en roulant les yeux qu’elle l’aidera (encore) à finaliser son travail. Son ton appuyé laisse sous-entendre que cela n’est pas la première fois que sa mère lui demande de l’aide, il fait allusion au fait que sa mère n’est pas capable de s’acquitter de cette tâche toute seule, qu’elle est dépassée. Elle infantilise sa mère, et semble avoir plus d’affinités avec la nounou hispanophone qu’avec sa génitrice.

Pour rajouter à la dévalorisation de la mère de famille, Sam va justifier son (ses) infidélité(s) en reprochant à sa femme son comportement dépressif récent, où c’était lui qui devait constamment s’occuper de la maison et de leur fille. Il punit sa femme de l’avoir laissé seul devant des tâches (ménagères et familiales) qui ne lui revenaient pas et il se récompense en assouvissant ses pulsions sexuelles avec des jeunes femmes. L’image de Leigh Bowden est celle d’une femme qui se retrouve seule, sans alliés, confinée à vivre dans un présent qui n’aboutit à rien, où elle ne trouve pas de repères face aux rôles qu’elle a déjà eus. Elle a été mère, reine du foyer, s’est autonomisée au travail puis s’est libérée sexuellement. Elle devient envieuse, aigrie par les aventures extras conjugales de son mari. Son chien semble le seul être vivant qui lui tient véritablement à cœur, et même cela, Max Cady le lui enlève.

Chez le psychopathe du film, l’idée de la revanche se traduit par l’appui successif sur les maillons déjà faibles de cette famille dont les liens semblent sur le point de se défaire. Au fur et à mesure que le film défile, on voit que sa quête de redresser les torts laisse place peu à peu au plaisir non dissimulé de se jouer des membres de la famille, d’exposer leurs problèmes, de montrer qu’entre eux et lui, il existe des similitudes. Il pousse même jusqu’à les amener à croire qu’au fond, leurs aspirations sont les mêmes. À quelques reprises, il va se comparer à Sam Bowden en disant «nous les avocats». Comme si l’étude qu’il a pu faire du droit en cellule le faisait maître à son tour.

Le désir du dépravé de traquer cette famille autant que d’en faire partie se transmet lors de cette scène où, lors d’une soirée de fête, un quatre juillet, Cady observe, assis sur le muret de pierre qui ceint la maison, la fenêtre de la chambre du couple Bowden. De l’intérieur, Leigh Bowden constate le regard de l’intrus et elle s’approche de la fenêtre. L’esthétique de la scène rend particulièrement hommage à celle du film noir; les stores horizontaux sont à moitié fermés et la lumière et l’ombre strient le visage de la femme. On voit à ce moment une explosion de feu d’artifice derrière Cady et le temps d’un regard, on pourrait croire que pour elle, c’est lui cet homme dont toute femme rêve en secret et qui pourrait assouvir ses pulsions, la libérer, la sortir de sa névrose, lui redonner son indépendance.

La sexualité, inassouvie chez la mère, est en éveil chez sa fille et par cela se distingue le Cape Fear des années quatre-vingt-dix de son prédécesseur. La révolution sexuelle de la femme n’avait pas encore fait son œuvre en 1962 et la jeune fille du couple mis en scène par Jack Lee Thompson ne ressentait qu’une peur terrible pour cet homme, ce monstre, ce psychopathe revenu pour se venger. Dans la version de Scorsese, l’adolescente de 15 ans (interprétée par une Juliette Lewis de 18 ans) vit un éveil sexuel grâce au personnage du violeur, quoique son père l’ait à plus d’une reprise mise en garde contre le prédateur. La vierge se laisse tenter, telle une Ève par la pomme, comme l’une des  sept femmes de Barbe-Bleue qui déverrouille la pièce interdite où elle trouvera possiblement la mort. Malgré des avertissements répétés, elle cède à la curiosité (morbide) et sera menée à reproduire les erreurs du passé.

Cady va usurper l’identité d’un professeur pour convier la jeune Danielle à le rejoindre à un cours qui doit se dérouler dans l’amphithéâtre de l’école, alors qu’ils y seront évidemment seuls. Il se met en scène dans le décor, déjà sur place, d’une maison. C’est comme s’il tentait de lui démontrer que le rêve américain, que la vie parfaite est encore possible, avec lui. Lui, celui qui accepte la jeune fille telle qu’elle est (dit-il avec un joint de marijuana à l’appui, tentant de créer des liens avec les volutes de fumée).

C’est avec un certain malaise que nous observons le prédateur tendre son piège et séduire la petite. La tension est à son comble lorsqu’il lui fait sucer son doigt d’une manière qui suggère la fellation. Danielle se rend compte qu’elle s’est fait avoir, qu’il y a erreur sur la personne. La fascination, l’excitation pour l’interdit prennent quand même le dessus sur la raison. Lorsqu’elle lui demande pourquoi son père lui en veut tellement, non seulement ne parle-t-il pas des crimes qu’il a commis, mais il lui fait la morale et lui dit «you know what paradise is? Salvation» (Scorsese: 1991). Cette réplique vient appuyer l’idée que le monstre porte en lui un héritage religieux qui motive ses actions.

Par la suite, il jouera (encore) le rôle de l’éducateur de Danielle dans sa découverte des plaisirs charnels, lorsqu’il lui remettra à couvert le livre Sexus, d’Henry Miller, le premier volet de la série La Crucifixion en rose, où l’écrivain raconte plusieurs aventures initiatiques et érotiques. Lorsque Cady dit à Danielle qu’elle n’est pas heureuse, que son père et sa mère ne le sont pas non plus, il tente de renverser les codes institués par la société capitaliste qui tend à sublimer la sexualité par le travail. Jean Filiatrault émet cette idée à propos de la réception plutôt froide du public par rapport au livre d’Henry Miller, mais qui s’applique aussi à la remarque de Cady envers la famille de Danielle:

Les êtres au tempérament d’esclave à qui on fait croire qu’ils vivent dans un climat de liberté. Il faut leur cacher la vraie nature de l’homme de crainte qu’ils se reconnaissent et qu’ils se perdent (…) Le moyen d’y arriver est si simple, il suffit de fausser le sens de l’erreur, de développer l’idée de culpabilité, d’imposer des mœurs, des morales, des sanctions, des lois (Filiatrault: 1960).

Il va aussi discuter de la nécessité de la poursuite d’un idéal pour capitaliser les efforts de la répression quotidienne de la sexualité:

De nos jours, le principal ennemi de cette élite est le sexe [première manifestation importante de libération]. Qu’arriverait-il si les hommes étaient plus heureux qu’ils ne le sont, si le sexe n’était plus cette passion maudite qu’il faut mater à tout prix [et  l’homme en même temps]? (Filiatrault: 1960).

Le psychopathe exprime une volonté d’enseigner à la pucelle. Lorsqu’il lui dit: «You thought about me last night, didn’t you?» (Scorsese: 1991), il tente à la fois de la convaincre qu’il connait ses désirs les plus profonds et de la désinhiber par rapport à ces mêmes pulsions. En contrepartie, le père de Danielle semble désemparé par rapport à sa puberté. La perte de l’innocence de Danielle se ressent par le regard que son père pose sur elle et qui la sexualise. Lorsqu’elle est dans sa chambre en sous-vêtements et que Sam lui demande de se vêtir convenablement parce qu’elle n’est plus une petite fille, n’est-ce pas sa propre déviance qui parle, et qui lui rend le corps de sa progéniture désirable? Encore ici, les intentions que l’on prête au prédateur et au protecteur peuvent être confondues. La société capitaliste bourgeoise patriarcale est remise en cause.

Contrairement aux années soixante, les années quatre-vingt-dix ont connu la libération sexuelle, puis une certaine désorientation dans les mœurs. Martin Bilodeau écrit à ce sujet que:

Les personnages de psychopathes, toujours populaires auprès des «majors», se regroupent depuis quelques années sous une même bannière: […] tous ces cas cliniques de maladie mentale sont plus ou moins liés à des troubles psychologiques d'ordre sexuel. (Bilodeau: 1992)

Le personnage du tortionnaire va commettre l’ultime tabou qu’il reste dans une société où l’homme autant que la femme sont ouverts à une sexualité épanouie et non réprimée; il passe outre l’étape du consentement, en violant une femme dont il aurait pu facilement obtenir les faveurs. Il prend son pied, non pas dans la sexualité, mais dans sa combinaison avec  la violence. Il jouit de dominer cette femme au libre arbitre qui par lui, retourne à une domination ancestrale. Il récidive au crime pour lequel il a été condamné il y a de cela 14 ans et ce crime est commis à l’endroit de la maîtresse de Sam. Max Cady va s’attaquer à Lori (Illena Douglass); celle qui rompt les liens sacrés entre le mari et sa femme. Il s’y donne avec la volonté de punir, mais en prenant plaisir à condamner celle qui est coupable de complicité d’adultère. Peu importe la noirceur de la psyché de Cady, un puritanisme latent agit comme le moteur des actions qu’il pose. Cela laisse poindre l’idée rousseauiste que la société aiderait, peut-être un peu, à façonner ses monstres.

Dans la version originale, le viol est suggéré par un battement de porte, derrière lesquelles on sait une Lori apeurée et un Cady en pleine possession de ses moyens. Ce n’est qu’un visage légèrement tuméfié qui nous laissera entrevoir ce qui s’est passé. L’époque du film de J. Lee Thompson est aussi celle du code Hays, qui perdure jusqu’au milieu des années soixante. La sexualité est suggérée, voire cachée. Patrick Cattryse réfère au code Hays par: «this list of prohibitions and subjects-to-be-avoided or treated-with-caution referred mostly to sex and nudity. Some other rules dealt with violence, religion, racism, drugs and national feelings» (Patrick Cattryse: 1996). À l’époque, tous les moyens étaient pris pour contourner ce qui, par son absence, devenait le sujet central de la tension du film.

À la toute fin du film de Scorsese, la famille fuit en bateau vers Cape Fear, dans une ultime tentative de piéger le psychopathe. Puisque la loi ne parvient pas à arrêter Max Cady, les membres de la famille Bowden décident de s’unir pour se faire justice eux-mêmes. Il y a renversement et les pourchassés deviennent les attaquants. C’est sur une rivière déchaînée que le combat final a lieu. Max Cady brule dans les eaux noires et tumultueuses puisque Danielle l’a aspergé d’essence et y a mis le feu, et qu’il s’est jeté dans la rivière. Les éléments contraires se joignent pour exterminer l’indésirable. Toutefois, rien ne confirme sa mort ou sa survie. Peut-être est-il toujours tapi, sous les eaux dormantes. Le monstre qui sommeille dans l’inconscient des protagonistes est refoulé, mais la pression sociale peut ramener à la surface n’importe quand.

 

Médiagraphie

Helen Faradji, «Métamorphoses: nouveaux visages des genres», 24 images, n° 148, 2010, p. 4-7. En ligne [http://www.erudit.org/culture/images1058019/images1510169/62818ac.pdf]

Patrick Cattrysse ,"Descriptive and Normative Norms in Film Adaptation: The Hays Office and the American Film Noir", Cinémas: revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 6, n° 2-3, 1996, p. 167- 188. En ligne [http://www.erudit.org/revue/cine/1996/v6/n2-3/1000978ar.pdf]

Jean Filiatrault, «Henry Miller et notre faculté de libération», Liberté, vol. 2, n° 2, (8) 1960, p. 79-83. En ligne [http://www.erudit.org/culture/liberte1026896/liberte1430646/59701ac.pdf]

Martin Bilodeau, «Métaphore du sida dans le film noir américain», 24 images, n° 62-63, 1992, p. 82-85. [http://www.erudit.org/culture/images1058019/images1078062/22585ac.pdf]

Henry Miller, Sexus, La crucifixion en rose, Paris, Christian Bourgeois, Biblio Le Livre de Poche, 1996

 


De la création d’un monstre. Déplacements dans la représentation de l’altérité dans l’adaptation de 2011 du roman Wuthering Heights (1847)

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De la création d’un monstre. Déplacements dans la représentation de l’altérité dans l’adaptation de 2011 du roman Wuthering Heights (1847)

Soumis par Pascale Dubé Laplante le 12/01/2017

 

Dès sa publication en 1847, Wuthering Heights d’Emily Brontë fait scandale auprès des contemporains de l’auteure, lesquels, choqués par l’éloignement de l’œuvre «de l’ordre moral victorien» (Lanone: 5), reprochaient au roman sa violence (Lanone: 5). La relation passionnelle des personnages de Heathcliff et de Catherine Earnshaw cadre en effet difficilement avec l’idylle romantique, ne serait-ce qu’en raison des comportements respectifs des amants, empreints d’une sauvagerie difficilement concevable pour l’époque. Ils sont les incarnations du mal, de la folie, et même, dans le cas de la jeune femme, de l’hystérie (Lanone: 50), et le drame de leur histoire est en partie occulté par l’agressivité de leur caractère respectif. La férocité de Catherine, pourtant, peut apparaître moins choquante. En effet, si, tel que Catherine Lanone l’a démontré dans son ouvrage Emily Brontë Wuthering Heights, un vent de sorcière, ce personnage possède maintes caractéristiques qui la rapprochent, dans l’imaginaire social du XIXe siècle, de la figure du vampire1, c’est envers Heathcliff que semble majoritairement se manifester la crainte des autres personnages. Or, Heathcliff, contrairement à son amante, n’est pas né sur la lande; il est l’Étranger, l’Autre, l’altérité qui hante le Même, lequel se définit comme la «référence absolue, le seul point de repère.» (Castillo Durante: 4) Ce personnage devient rapidement le «lieu de décharge» (Castillo Durante: 9) des peurs et superstitions d’une société dont l’hégémonie se trouve menacée dans sa stabilité par la différence dont il est pour elle l’incarnation.

La représentation de ce personnage romanesque comme étant profondément antipathique est néanmoins renversée dans l’adaptation cinématographique postcoloniale de 2011 de Wuthering Heights, réalisée par Andrea Arnold. Heathcliff y figure alors comme un protagoniste pouvant aisément attiser la sympathie du spectateur, bien qu’il soit toujours cet Autre craint par la communauté. À la lumière de ce changement dans l’effet produit par le personnage, cette étude aura pour objectif de comparer le roman d’Emily Brontë au film d’Andrea Arnold, ceci dans le but de déterminer les manières par lesquelles l’adaptation cinématographique de 2011 de Wuthering Heights induit un déplacement dans la représentation de l’altérité afin d’accroître la sympathie à l’égard de la figure de l’Autre2, telle qu’incarnée par le personnage de Heathcliff. Il s’agira notamment d’envisager la représentation de l’Autre comme une construction et, en conséquence, d’analyser les significations dont l’altérité devient porteuse, de même que le point de vue par lequel elle est perçue.

 

Représentations sociales. Du monstre vampirique à l’esclave noir

Dans le roman Wuthering Heights, l’étranger qu’est Heathcliff devient dès son introduction au sein de la famille Earnshaw le dépositaire d’une nuée de significations négatives. Ainsi en témoigne la vive réaction de la narratrice, la gouvernante Nelly Dean, alors qu’elle est confrontée pour la première fois à l’enfant trouvé par Mr. Earnshaw:

[J]’aperçu un enfant malpropre, déguenillé, aux cheveux noirs, assez grand pour marcher et parler. […] [I]l se borna à regarder d’un air étonné autour de lui et à baragouiner indéfiniment quelque chose que personne ne put comprendre. J’étais effrayée et Mrs. Earnshaw était toute prête à le jeter à la porte. Elle s’emporta, demandant quelle idée son mari avait eue d’amener chez lui ce petit bohémien[.] (Brontë: 62-63)

L’effet que produit le nouvel arrivant est manifeste : frayeur («effrayée») et fureur («s’emporta»), questionnement sur le bon sens du mari3, réflexe de se débarrasser violemment de lui («jeter à la porte») sans considération pour son jeune âge, comme si la peur qu’il insufflait occultait le fait qu’il ne soit qu’un enfant. L’impact de leurs réactions est d’autant plus saisissant qu’il s’agit de femmes, d’une gouvernante et d’une mère, dont la tâche première est précisément, dans l’esprit de l’époque, de s’occuper des jeunes. Or, plutôt que pitié et douceur, elles ne ressentent que de l’aversion à l’égard d’Heathcliff, signe qu’elles ne le reconnaissent pas comme un enfant, mais plutôt comme un simulacre d’enfant. En effet, le nom commun «enfant» est rapidement remplacé par le groupe nominal «petit bohémien», lequel renseigne davantage sur les causes de leur frayeur.

Ainsi, qualifié de «petit bohémien», Heathcliff se trouve directement associé à la catégorie des étrangers, au nomadisme, et, en raison de son appartenance à ces deux groupes, à la sorcellerie. Comme le souligne Marcel Mauss dans son Esquisse d’une théorie générale de la magie, «les tribus non fixées, qui vivent au sein d'une population sédentaire, passent pour sorcières» (Mauss: 2002 [1902-1903]). Il en va de même pour les étrangers (Mauss: 2002 [1902-1903]). La sorcellerie, au même titre que la monstruosité, s’inscrit dans «un dialogue avec la norme» (Manuel: 11); n’est considéré comme sorcier ou monstre que l’individu différent, déviant, en quelque sorte, celui qui ne correspond pas à ce que sa société qualifie de «normal». Or, la magie étant, pour les sociétés chrétiennes occidentales, essentiellement démoniaque, Heathcliff ne peut être pour Mrs. Earnshaw que l’incarnation d’un démon sous le déguisement d’un enfant. «Petit bohémien» devient alors synonyme de «diable».

Cette description d’Heathcliff, filtrée par le regard de la narratrice Nelly, démontre également que l’apparence de l’enfant est la cause d’un premier choc pour les autres personnages. C’est son aspect physique qui fait en sorte que les autres l’identifient comme «bohémien», avec toutes les significations négatives que cela implique. Il est perçu par Nelly («j’aperçus»), son aspect décrit par une série d’adjectifs et d’appositions dont les premiers sont explicitement péjoratifs («malpropre», «déguenillé»). Que la narratrice précise qu’il soit «assez grand pour marcher et parler» ne prend un sens négatif que lorsqu’elle ajoute que personne ne le comprend. Heathcliff «baragouin[e]» incessamment («indéfiniment»), comme s’il jetait un sortilège, comme s’il était un primitif n’ayant pas acquis le langage, comme s’il s’exprimait dans le dialecte des démons.

Le noir de ses cheveux, quant à lui, n’acquiert une dimension négative que parce que, dans l’univers diégétique du roman, tout trait de couleur sombre appartenant à Heathcliff prend automatiquement des propriétés démoniaques. Plus particulièrement, ses yeux sont comparés à «deux noirs démons […] profondément enfoncés, qui jamais n’ouvrent hardiment leurs fenêtres, mais qui épient par en dessous comme des espions du diable» (Brontë: 84. Nous soulignons.). Mr. Earnshaw lui-même mentionne à sa femme qu’il lui faut «accepter [son] fardeau comme un présent de Dieu, bien qu’il soit presque aussi noir que s’il sortait de chez le diable.» (Brontë: 62. Nous soulignons.) De plus, l’imaginaire et les sciences des sociétés occidentales du XIXe siècle étant marqués par une certaine obsession de la classification des types de personnalité en fonction, notamment, de la teinte des cheveux (Pitman: 145) –de même que par la détermination de ladite personnalité et des mœurs par la couleur–, l’apparence d’Heathcliff devient le reflet de ses qualités morales. Cette association est d’ailleurs illustrée par Nelly lorsqu’elle explique au jeune homme qu’ «[u]n bon cœur [l’]aidera à avoir une bonne figure.» (Brontë: 84) S’il modifie son comportement, abandonne sa méfiance et sa hargne pour la générosité et l’amour, son aspect physique s’en trouvera changé (il aura «bonne figure»); si, au contraire, il persiste, il ne pourra rivaliser avec Edgar Linton, dont il envie les cheveux blonds et l’œil bleu. Conséquemment, la couleur noire et la symbolique qu’elle prend dans le roman lorsqu’elle est associée à Heathcliff4 sont présentées comme les manifestations extérieures du «mauvais cœur» du personnage. Par le biais de son apparence, sa moralité est remise en cause. Son corps prend les significations de son âme ou, du moins, devient le dépositaire des significations que lui donne la société dans laquelle il évolue. Il est un démon.

Dans le roman, le noir a également une autre fonction chez Heathcliff, celle de faire ressortir le blanc en le rendant particulièrement tranchant: «Ses cheveux et ses vêtements étaient blancs de neige et ses dents aiguës de cannibale, qui se montraient sous l’effet du froid et de la rage, brillaient dans l’obscurité.» (Brontë: 217) Ici, la blancheur, loin d’être rassurante, tranche violemment sur la noirceur ambiante: elle «brille» et s’incarne en des «dents aiguës de cannibale», lesquelles semblent plus menaçantes en raison de cette fureur qui les dévoile, comme si la colère avait pour conséquence de lever le voile et de révéler la véritable nature d’Heathcliff: animale, bestiale5Cette colère qui révèle ses dents, mais aussi ce froid qui pourrait, en plus d’évoquer le climat de la lande, renvoyer à la frigidité d’un corps mort, ne sont pas non plus sans évoquer la figure du vampire, forme de revenant notamment réputé pour sa «singular dentition.» (Lecouteux: 106)

En effet, Heathcliff présente, au cours du roman, toutes les caractéristiques du vampire, de la poigne de fer6 qui lui permet d’ouvrir la fenêtre scellée de la chambre de Catherine aux marques bleues7 qu’il laisse sur le bras de cette dernière, en passant par son caractère sanguinaire et son statut d’étranger8. Marginalisé et, ainsi qu’il l’a été précédemment démontré, perçu péjorativement comme l’Autre dérangeant l’ordre social établi9, il fait même implicitement figure de revenant par le biais de son nom: «c’était [Heathcliff] le nom d’un fils mort en bas âge, nom qui, dès lors, lui servit ensemble de nom de baptême et de nom de famille.» (Brontë: 64) Ainsi que le souligne Lenone en comparant le nom incomplet aux sens multiples (prénom, nom de famille, revenant) d’Heathcliff, «[l]e prénom dérobé exclut également [ce dernier] de la chaîne des êtres» (Lanone: 93), en plus de ne pas l’attacher à une famille (ou, du moins, de ne l’y attacher à demi, puisqu’il porte le prénom d’un enfant Earnshaw décédé) et, donc, dans un monde sédentaire, à l’héritage d’une terre. Sans attache, échappant à la rigidité des rôles et des codes régissant le système social anglais, Heathcliff est source de dérangement, une menace qui se matérialise par les comparaisons incessantes au démon, au revenant et au vampire.

Dans l’adaptation cinématographique de 2011 de Wuthering Heights, laquelle porte sur la première partie du roman qui relate l’amour maudit d’Heathcliff et de Catherine Earnshaw, le processus de réécriture du personnage subit un «détournement de signification» (Clerc: 80) majeur. En effet, si, à peu de détails près, l’histoire se révèle la même et si la figure de l’Autre, de l’Étranger noir est conservée, celle-ci prend un nouveau sens qui transforme Heathcliff: plutôt que d’être un bohémien au teint ambré10, ce dernier est incarné par un acteur noir. Cette simple modification a pour conséquence de changer radicalement le réseau de significations du personnage: de vampire, il devient esclave, colonisé, en quête d’une identité dans un univers qui le rejette. Le film, réalisé au début du XXIe siècle, récupère divers aspects de la théorie postcoloniale, principalement dans sa manière d’envisager la figure de l’Autre, sa représentation et son identité.

Comme dans le roman, l’arrivée d’Heathcliff (00:04:08) déstabilise la famille Earnshaw; tous les personnages le fixent dans un silence figé, et Catherine, qui pourtant l’aimera plus tard, lui crache à la figure. L’enfant grogne devant les chiens (00:03:58), et crie dans une langue inconnue (00:04:52) qui n’est pas sans évoquer les dialectes noirs dont il conservera l’accent pendant un moment. Ce sont néanmoins les cicatrices zébrant son dos qui révèlent directement son statut d’esclave (00:05:47): dans cette scène, l’œil de la caméra se détache un instant de la perception d’Heathcliff et un gros plan met en évidence ses balafres. Si la couleur sombre de sa peau, les réactions des personnages et l’époque présentée n’avaient pu évoquer chez le spectateur l’image de l’esclave, ces cicatrices ne peuvent que le conduire à une telle identification.

Les agissements d’Heathcliff seront donc interprétés par le spectateur comme le résultat de la violence marquant sa peau. De ce fait, s’il est pris de panique et se défend violemment pendant son baptême (00:15:11), ce n’est pas parce qu'il est un démon craignant l’eau bénite dans laquelle les deux hommes le forcent à plonger la tête, mais parce que, ne comprenant pas bien l’anglais et ayant probablement été attaqué à plusieurs reprises par des Européens, il ne saisit pas ce qui se déroule autour de lui. Méfiant, il interprète le geste comme une agression.

Par ailleurs, la construction de l’Autre menaçant incarné par Heathcliff pour la société anglaise est essentiellement un effet de discours, qui «a le pouvoir de le représenter» (Castillo Durante: 7) d’une façon particulièrement violente et stéréotypée. En effet [l]e visage qu’on prête à l’Autre est régi par le stéréotype. Il s’agit d’un mécanisme d’anamorphose qui brouille l’image de l’Autre. L’Autre devient ainsi un lieu de recyclage de la parole du Même. Nous appelons ce mécanisme d’anamorphose «poubellisation» de l’Autre. L’Autre sert en quelque sorte de lieu de décharge. (Castillo Durante: 9)

De dures paroles, régies par une conception négative de l’Autre, sont régulièrement adressées à Heathcliff, et ce, sans que ce dernier n’ait posé un geste prouvant qu’il méritait ces menaces et invectives. En plus de le réduire au rang d’esclave en l’obligeant à travailler dans les champs (00:57:09) et de le faire fouetter (00:38:19), Hindley l’appelle «Nigger» (Nègre) (00:22:11) et démontre clairement qu’il ne le considère comme rien de moins qu’un animal en lui donnant l’ordre suivant: «Get your stuff and move in with the animals where you belong.» (00:34:05) Ce retour à l’esclavage auquel il avait échappé permet notamment de comprendre l’intensité subséquente des réactions d’Heathcliff, de même que son désir de vengeance. Lorsqu’il se trouve confronté au garçon noir, Mr. Linton a même le réflexe premier de le repousser, percevant d’abord sa couleur de peau avant de réaliser qu’il ne s’agit que d’un enfant (00:43:42)11. Les mots qu’il lui adresse alors sont particulièrement choquants: «We should hang you now, boy, before you get any older. Do the county a favor.» (00:43:48) Associé aux criminels, ayant commis pour seul crime celui d’être Noir, Heathcliff se voit repoussé en marge de la société; pour les autres personnages, il incarne le manque de moralité, le vol, le meurtre même. Il est celui qui n’appartient pas au milieu, sa place est à l’extérieur, dans l’ombre de la nuit, là où il ne peut être vu, et il est constamment condamné à observer par les fenêtres lumineuses la vie intérieure sans pouvoir y participer (00:47:06) (00:51:30).

Son prénom même prend une nouvelle signification. Il n’est pas mentionné dans le film qu’Heathcliff porte le prénom d’un enfant Earnshaw mort. Ainsi, plutôt que de n’appartenir qu’à demi à une famille, il n’en a aucune, il est sans attache, non reconnu par l’institution sociale fondée sur l’héritage (de nom, de sang). Son nom est incomplet, fragmenté, mettant symboliquement à mal son identité sur laquelle se trouve déjà plaqué le stéréotype du Noir malveillant. En plus d’être «[a]liéné par rapport à lui-même […], il l’est également par rapport à la société qui le nie comme sujet» (Castillo Durante: 7), préférant le considérer comme un esclave, un objet.

 

Le point de vue cristallisant la représentation. De l’indétermination à l’identification

Ces différentes perceptions de la figure de l’Autre ne peuvent toutefois être pleinement effectives sans qui soit joint un point de vue particulier, un regard qui aura pour mission d’interpréter l’altérité, et donc de lui assigner les significations inhérentes au vampire ou à l’esclave. Dans le roman, la narration est majoritairement prise en charge par la gouvernante, Nelly Dean, qui «incarne […] le jugement social [du] XIXe siècle» (Lanone: 50). Toutes les caractéristiques précédemment énumérées qui sont associées à Heathcliff dans le roman sont filtrées par son regard, de même que par son «parti pris, exposé assez tôt dans l’histoire12» (Bates: 11). La distorsion du personnage de Heathcliff est donc créée par sa perception, puisque le choix de Nelly comme narratrice impose le point de vue de cette dernière. Par ailleurs, elle n’est pas, à l’instar de Lockwood, autre narrateur du roman, absolument fiable (Lanone: 30)13, ce qui a pour conséquence d’emprisonner Heathcliff dans une indétermination constante14. Impossible, en effet, de savoir si celui-ci est un véritable vampire ou s’il n’est qu’un humain dont la différence l’a acculé au ban de la société; s’il n’est, en somme, que la création du regard déformé par les représentations sociales de Nelly. La tombe même d’Heathcliff, à la fin du roman, demeure sujette à l’ambiguïté: alors que la gouvernante la décrit comme «aussi unie et verdoyante que ses voisines» (Brontë: 390), Lockwood la voit plutôt comme «encore nue.» (Bronte: 392). Cette contradiction la rend d’autant plus suspecte qu’Heathcliff, accompagné de Catherine, est vu après sa mort se promenant sur la lande.

Néanmoins, les deux narrateurs ressentent, à un moment ou à un autre, de la sympathie à l’égard d’Heathcliff. Lockwood mentionne ainsi, suite à sa rencontre avec ce dernier, qu’il «doit avoir eu des hauts et des bas dans l’existence pour être devenu si hargneux » (Brontë: 60 [nous soulignons]), tandis que Nelly, en faisant référence au comportement d’Hindley envers Heathcliff, souligne que «le traitement infligéà ce dernier eût suffi à faire d’un saint un démon.» (Bronte: 94 [nous soulignons]) Ces extraits démontrent que les narrateurs ne sont pas insensibles au processus de création du démon qu’est devenu Heathcliff: en accusant «l’existence» et «le traitement infligé», tous deux désignent la société comme coupable de l’avilissement du personnage. S’il n’était pas un «démon» ou «hargneux», les multiples rejets qu’il a subis ont contribué à le transformer en monstre, cet Autre, cette anomalie dont l’apparence et le comportement défient l’ordre social. Monstre, vampire, Autre; Heathcliff est la création de sa société.

Conséquemment, dans l’adaptation cinématographique, si l’indétermination d’Heathcliff n’a pas été préservée, la sympathie pouvant être ressentie à son égard à certains moments du roman a été transposée, et même, amplifiée par un déplacement du point de vue. En effet, le film présente essentiellement une réécriture de Wuthering Heights du point de vue d’Heahtcliff, et toute la structure est organisée afin de provoquer une identification du spectateur au personnage15.

Cette identification est par ailleurs mise en place dès la première séquence du film (00:00:15), où Heathcliff, que la mort de Catherine a rendu fou de douleur, se jette contre les murs de la chambre de cette dernière. Les premiers plans (00:00:19) présentent des dessins d’enfants, de même que l’inscription «Catherine Heathcliff», fusion des prénoms des deux personnages (et symbolisant un mariage impossible); le cadre de la caméra oscille, légèrement instable. Le plan suivant (00:00:29) permet de voir Heathcliff pour la première fois, sur la gauche. Un ajustement du focus le rend plus clair, comme si l’œil de la caméra tâchait de le saisir. Le personnage se tourne ensuite vers la fenêtre de la chambre et, alors qu’il avance vers elle, le cadre ne cesse de chanceler avec lui, dans la même direction, néanmoins avec un léger décalage qui démontre que la caméra tente de cadrer le personnage, de le maintenir centré dans le cadre, comme si elle cherchait à en faire le sujet de son portrait. À 00:00:34, alors qu’Heathcliff se penche à la fenêtre, la caméra se place en plan subjectif, c’est-à-dire que le plan est désormais «vu par les yeux [du] personnage» (Aumont et al.: 29). Ceci permet de comprendre que les premiers plans des murs de la chambre étaient également des plans subjectifs, un raccord sur le regard permettant une «délégation du regard entre le spectateur et le personnage» (Aumont et al.: 198), et que le tremblement du cadre était celui d’Heahtcliff chancelant visant à faire ressentir au spectateur cette même instabilité. La caméra est alors devenue l’œil du personnage et, par conséquent, celui du spectateur aussi, puisque «ce qui fonde la possibilité de […] l’identification au représenté, au personnage […], c’est d’abord la capacité du spectateur à s’identifier au sujet de la vision, à l’œil de la caméra qui a vu avant lui» (Aumont et al.: 185). Ladite identification se solidifie dans les plans suivants: alors qu’Heathcliff tourne son attention vers le mur, la caméra se retrouve placée derrière son épaule gauche, comme si le spectateur s’y trouvait perché, et seule les silhouettes de son épaule et de sa tête sont visibles. Puis, quand le personnage se jette contre le mur à deux reprises, la caméra le poursuit dans sa lancée, et, lorsqu’elle chute sur le plancher avec lui (00:01:07 et 00:01:21), elle entraîne également le spectateur sur le sol. À la suite de cette répétition ayant notamment pour fonction de renforcer l’identification du spectateur en le déstabilisant violemment à deux reprises, un gros plan (00:01:31) montre le visage d’Heathcliff pleurant. Cette isolation de ses émotions, qui s’ajoute aux plans subjectifs, aux cadrages, aux mouvements de la caméra et aux raccords sur le regard qui lui ont précédé, contribue à une première identification au personnage, laquelle ne sera que renforcée dans les séquences subséquentes. En d’autres termes, elle scelle une forme de contrat de lecture.

Effectivement, le reste du film reprend les procédés utilisés dans cette première séquence pour lier davantage le spectateur à Heathcliff. Quand Hindley renverse ce dernier (00:08:06), l’enfant noir est d’abord vu alors qu’il regarde vers le soleil en plissant des yeux. Un raccord sur le regard permet de se placer dans l’œil du personnage: le plan du soleil, en raison d’un «flou artistique» (Aumont et al.: 22), aide à faire ressentir la perte de l’acuité visuelle du garçon en raison de l’intensité de la lumière. Toutefois, à l’instant où le plan du visage levé vers le ciel fait son retour, un bruit de sabots s’intensifiant rapidement est entendu, et Heathcliff est violemment poussé par Hindley. L’emploi d’un plan subjectif, dont la clarté est encore brouillée par la lumière du soleil, permet de rendre compte de la déstabilisation du garçon; alors qu’il chute, la caméra tombe aussi vers l’arrière, soulignant toute la violence de l’acte, puis change d’angle pour montrer l’enfant qui heurte le mur tout en essayant de le garder au centre de l’image.

Dans son ouvrage Littérature et cinéma, Clerc décrit le phénomène de l’identification cinématographique comme une «perte de soi dans l’autre, mais aussi [comme une] incorporation de l’autre à soi» (Clerc: 197). Conséquemment, en programmant l’identification à Heathcliff, la structure du film permet une incorporation de l’esclave et de ses représentations, permet au spectateur de devenir la figure de l’Autre, contrairement au roman qui propose un regard extérieur sur l’Étranger. Ainsi, quand le garçon lève la tête vers le ciel en un geste qui pourrait être interprété comme une aspiration à la liberté, l’expression du bonheur de ne plus être entravé par des chaînes, et se retrouve brutalement projeté vers le bas, ramené à son rang d’esclave par la violence d’un cavalier Blanc, c’est le spectateur même qui peut avoir la sensation d’être réduit en l’esclavage, d’être dominé par l’agresseur. Ce sera également lui qui, par ce même alliage de procédés cinématographiques lui permettant de s’associer au personnage, ressentira de la pitié en voyant ce dernier être roué de coups, fouetté, insulté et qui, ultimement, comprendra pourquoi il cherche à se venger de ceux qui l’ont martyrisé16. Cette incorporation de la figure de l’Autre, résultat de l’identification, ne peut donc que générer de la sympathie à l’endroit d’Heathcliff.

En conclusion, cette étude aura permis d’illustrer les différentes façons dont l’altérité est représentée dans le roman Wuthering Heights d’Emily Brontë (1847) et l’adaptation cinématographique du même titre d’Andrea Arnold (2011). Effectivement, les deux œuvres, bien qu’elles fassent usage de la figure de l’Autre– cet étranger dont la différence le rend incapable de se fondre dans l’ordre social établi et qui se transforme ultimement en ce monstre qu’il incarne pour les autres–, elles ne font pas appel aux mêmes procédés. Ainsi, un premier déplacement permet au personnage vampirique de devenir un esclave, changeant dès lors radicalement les significations dont celui-ci est porteur. Son sens se modifie. De plus, le roman, de par l’indétermination brouillant Heathcliff, contribue à la mise à distance du personnage qui, s’il demeure l’Autre rejeté attisant par moments une certaine sympathie, n’en paraît pas moins antipathique. Il en va autrement pour le film, qui propose une perception postcoloniale. Récupérant la notion de sympathie partiellement présente dans l’œuvre littéraire et l’exacerbant, il crée, par l’emploi de divers procédés filmiques, une identification du spectateur à Heathcliff. Le cinéma, en raison de ce processus, permet au Même d’incorporer l’Autre. Il est donc un médium particulièrement puissant lorsqu’il s’agit de véhiculer un message postcolonial, mais aussi de comprendre le processus par lequel se crée le monstre. Car le monstre, et toutes ses incarnations, qu’il s’agisse du vampire, du revenant, est avant tout une construction sociale, un amalgame d’attitudes, de représentations, de rejets que fait subir à un individu la société, dont les membres contribuent à créer la créature. L’individu n’est ainsi pas monstrueux dans son essence; ce sont les significations qui sont imposées à son corps, à ses traits, par le culturel et le social qui lui donnent ce sens ultime qu’il finira, peut-être, par incorporer à son identité.

 

Bibliographie

Œuvres à l’étude

Arnold, Andrea. 2011. Wuthering Heights. Royaume-Uni, 129 minutes.

Brontë, Emily. 1995 [1847]. Les Hauts de Hurle-Vent [Wuthering Heights]. Paris: Éditions de Fallois, coll.«Les Classiques de Poche», 414p.

Références critiques et théoriques

Aumont et al. 2008. Esthétiquedufilm, 3eédition. Paris: Armand Colin, coll. «Armand Colin Cinéma», 244p.

Bates, Judith. 1988. L’onirisme dans Wuthering Heights d’Emily Bronte. Narration, schèmes et symbolismes. Paris: Lettres modernes, coll. «situation», 159p.

Bousquet, Gilles. 1985. «Figures du monstrueux et récit fantastique au XIXe siècle.» In Centre Aixois de recherches anglaises (dir.) Le monstrueux dans la littérature et la pensée anglaises : Actes du colloque Aix-en-Provence 19-20 avril 1985. Aix-en-Provence: Université de Provence, 253p.

Castillo Durante, Daniel. 1997. «Les enjeux de l’altérité et la littérature.» Culture française d’Amérique. P.3-17.

Clerc, Jeanne-Marie. 1993. Littérature et cinéma. Paris: Éditions Nathan, 222p.

De Man, Paul. 1989. Allégories de la lecture. Paris: Galilée, coll. «La philosophie en effet», 357p.

Lanone, Catherine. 1999. Emily Bronte Wuthering Heights. Un vent de sorcière. Poitiers: Éditions ellipses, coll. «Marque-page: Littérature anglo-saxonne», 128p.

Lecouteux, Claude. 2010. The Secret History of Vampires. Their Multiple Forms and Hidden Purposes. Rochester: Inner Traditions International, 184p.

Manuel, Didier. 2009. «La figure du monstre». In Didier Manuel (dir.) La figure du monstre: Phénoménologie de la monstruosité dans l’imaginaire contemporain. Nancy: Presses Universitaires de Nancy, coll. «Épistémologie du corps», 238p.

Mauss, Marcel. 2002 [1902-1903]. «Esquisse d’une théorie générale de la magie.» Loading: Les classiques des sciences sociales. En ligne.http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/1_es...

Pitman, Joanna. 2005. Les blondes. Une drôle d’histoire, d’Aphrodite à Madonna. Paris: Éditions Autrement, coll. «Passions complices», 281p.

  • 1. Lanone postule notamment que «s’il est un vampire, ici, c’est bien le fantôme invisible et capricieux [de Catherine Earnshaw], qui entraîne Heathcliff la nuit sur la lande, le frôle de ses baisers moqueurs et semble boire son sang pour le laisser si affaibli et livide.» (Lanone: 103) L’enfant larmoyante qui se présente à la fenêtre de Lockwood ne semble en effet pouvoir entrer sans invitation dans la maison (Lanone: 38), et la préservation du corps de Catherine par la lande fait écho à la croyance selon laquelle, «[if] the impure dead were by chance buried, the earth prevented their bodies from decomposing» (Lecouteux: 33).
  • 2. Par «l’Autre» sera entendu «tout ce qui échappe au Même» (Castillo Durante: 4), à la norme telle que conçue par une société. Dans le cadre de cette analyse, deux sociétés de référence seront utilisées en raison des changements sociaux ayant eu lieu entre 1847, année de publication du roman, et 2011, année de sortie du film. Il s’agit de l’univers victorien et paysan du nord de l’Angleterre de la première moitié du XIXe siècle, et de l’Occident postcolonial du début du XXIe siècle.
  • 3. Considérant la violence des réactions et l’affection de la narratrice pour ses maîtres, que Mrs. Earnshaw demande à son mari «quelle idée» lui avait pris d’amener cet enfant pourrait être une manière atténuée d’indiquer qu’elle lui ait demandé «quelle folie» l’avait frappé.
  • 4. Catherine Linton et Hareton Earnshaw, bien qu’ayant tous deux les yeux noirs de Catherine Earnshaw, ne sont pas dépeints comme démoniaques. Ainsi, si la société représentée persiste à classer certains individus en fonction de leur apparence, elle n’en afflige pas également tous les personnages. Heathcliff, comme il le sera démontré, est, même dans le roman, davantage une victime de l’ordre social qu’un monstre dans son essence.
  • 5. . Dans son essai sur le fantastique du XIXe siècle, Gilles Bousquet mentionne que «[l]es symboles de dévoration […] portent les signes d’une animalité (gueule, griffes, pattes) qui s’oppose terme à terme avec l’humain.» (Bousquet:120) Par ses dents aiguës, par la référence au cannibalisme, Heathcliff perd donc son humanité.
  • 6. Les vampires sont réputés pour leur force physique. (Lecouteux: 2)
  • 7. La vampire Carmilla, personnage du roman Carmilla (1872) de John Sheridan Le Fanu, laisse une marque bleue sur ses victimes. (Lecouteux: 11)
  • 8. Selon le folklore occidental, l’étranger, celui n’appartenant pas à la communauté, pourrait être un vampire. (Lecouteux: 101)
  • 9.«[T]he vampire represents the disquiet that is created from a rupture of order[.]» (Lecouteux: 6) Au regard des représentations du XIXe siècle, l’altérité d’Heathcliff, en menaçant la stabilité sociale, fait ainsi non seulement de lui un sorcier, mais le prédispose également à devenir un vampire. Qu’il refuse ouvertement à plusieurs reprises au cours du roman de se conformer à l’ordre moral et aux codes régissant la société (Lecouteux: 27) n’a pour autre conséquence que de le lier davantage à cette forme de revenant.
  • 10. Heathcliff est toutefois décrit comme «blême», adjectif allant à l’encontre du teint ambré généralement associé aux bohémiens, et qui le rapproche d’autant plus du vampire.
  • 11. Comme dans le roman, Heathcliff est donc d’abord vu pour la différence qu’il représente, perçu par son aspect physique et les connotations sociales qui y sont liées; il n’est pas un enfant, il est un Autre, une menace.
  • 12. La critique s’étant maintes fois, depuis la publication de Wuthering Heights, appliquée à démontrer tant le parti pris que la manière dont le personnage n’est pas une narratrice totalement fiable et se veut l’incarnation des jugements de son époque, il ne s’agira pas ici d’analyser ces différents aspects, mais de les utiliser afin de démontrer comment un changement de point de vue peut avoir un impact sur la réception d’un personnage.
  • 13. Tant Lockwood que Nelly, bien que pour des raisons différentes, sont analysés par Lanone, laquelle démontre que ces personnages sont de mauvais lecteurs.
  • 14. Par indétermination sera entendue «une incertitude suspendue comportant l’impossibilité de choisir entre deux modes de lecture». (De Man: 39)
  • 15. Selon Aumont, «l’identification [est] un effet de la structure, de la situation, plus qu’un effet de la relation psychologique aux personnages.» (Aumont et al.: 191)
  • 16.À la fin du film, la perte de Catherine se fera également ressentir par le biais d’un flou artistique empêchant les traits de la jeune femme de se préciser, au contraire de la scène où Hithcliff la revoie telle une apparition après son exil (01:13:21). Son insaisissable présence, ce «fantôme», le mènera ultimement à la folie et à la mort.

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En studio avec Maxime Robin, Marc Pagliarulo Beauchemin (alias Égypto du collectif Atach Tatuq) et Marilyse Hamelin l'on aborde et dissèque le Hip Hop Québécois dans ses multiples inspirations, formes et manifestations. Maxime fouille à fond sur l'origine de la pratique, Marc nous sidère avec son mémoire de maîtrise : "LES « MUSIQUES ÉMERGENTES » À L’HEURE DU WEB 2.0 : ÉTUDE DE CAS DU « POST RAP » DE QUÉBEC À MONTRÉAL et Marilyse éblouit avec son étude sur la place de femmes dans le Hip Hop Québécois.

"Le rap à Montréal a pas de flava tu dis?/ Pas tant que ya du beat comme ça qui circule dans l'street"

La relation super-héros/super-vilain comme un rapport sexuel: du super-genre à l’érotisme dans le camp, de l’angoisse jusqu’à la jouissance dans le sacrifice

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La relation super-héros/super-vilain comme un rapport sexuel: du super-genre à l’érotisme dans le camp, de l’angoisse jusqu’à la jouissance dans le sacrifice

Soumis par Stéphane Cooney le 25/01/2017

 

J’adore la série Batman des années 60 (1966-1968) avec Adam West. Les couleurs, le pop-art, le ton pince-sans-rire, les personnages, l’originalité, l’inventivité. La dynamique entre Batman et Robin et les supercriminals est fascinante, étrange et étonnante. Tout est stylisé, camp.

Un jour, alors que je lisais Les portes de la perception d’Aldous Huxley (1954), je suis tombé sur ce passage:

L’esprit est son lieu propre, et les lieux habités par les déments et les exceptionnellement doués sont tellement différents des lieux où habitent les hommes et les femmes ordinaires, qu’il n’y a que peu ou point de terrain commun du souvenir qui puisse servir de base à la compréhension ou à un sentiment de sympathie. Des mots sont prononcés, mais ils sont incapables d’éclairer. Les choses et les évènements auxquels se rapportent les symboles appartiennent à des domaines d’expérience qui s’excluent mutuellement. (16)

Puis il pose les questions: «Qu’arrive-t-il si ces autres appartiennent à une espèce différente et habitent un univers radicalement différent? Comment pourrons-nous visiter leurs mondes? Comment les sains d’esprit peuvent-ils parvenir à savoir ce qu’on ressent effectivement quand on est fou?» (17) Devant le monde si insolite de la série Batman, je me les suis posées à mon tour. Quelle expérience ces personnages peuvent-ils bien avoir d’eux-mêmes, personnalités si imaginatives et insolites, et de ce monde amusant, d’une violence si colorée? Comment les visiter et faire sens de l’absurde qu’on y trouve?

En tant que sexologue, considérant le camp de la série, j’ai posé le problème sous l’optique de la sexualité. Le camp se définissant par son accent sur l’esthétisme et la théâtralité; son goût pour l’excentrique, la flamboyance, l’ironie, la pose et le style; et faisant la promotion de l’espiègle, du grotesque, et du super-non-naturel (super-unnatural) (Barbuscio, 1993; Booth, 1983; Lubczynska, 2014; Malinowska, 2014; Shugart et Wagonner, 2008). Sontag (1966) dit que le camp a une «sensibilité». Il faut se rappeler que le campétait à l’origine un mode d’expression, au théâtre et au cinéma, des homosexuels et de la culture queer, une façon de s’afficher, de communiquer, et de dénoncer la «performativité de la vie de tous les jours et du naturel» (Bronski, 1984; Horn, 2010). Donc, la série montrerait des êtres à la genralité marginale, hors normes, en utilisant des codes que ces mêmes gens auraient mis en place pour exister et survivre dans les arts.

Il faudrait avoir une théorie de l’expérience de l’être insolite, une théorie de la sexualité qui prenne en compte les possibles de partenaires faisant fi de contraintes systémiques, corporelles et relationnelles. À cette fin, j’utiliserai ici les concepts du genre selon Butler, de l’expérience intérieure et de l’érotisme chez Bataille, et du phallus de Lacan.

Comprendre la relation entre super-héros et super-vilains comme un rapport sexuel nous fait voir leurs interactions, intentions, combats et réflexions comme autre chose que le simple affrontement entre individus personnifiant bien et mal, en regard de lois, de valeurs, de règles et de normes. Cette relation montre des personnages utilisant leurs corps et identités créés, fabriqués, façonnés, idiosyncrasiques, leur super-genre, au dehors de ces règles et normes, au-delà des cadres normatifs, tout en utilisant ces cadres pour légitimer leurs existences, les transgressant au grand jour. Au même titre qu’elle peut se retrouver dans la sexualité humaine dite perverse, c’est-à-dire sous forme de fétichismes, de paraphilies, de jeux de rôles BDSM, et de créations de personnages ne souscrivant pas aux archétypes sexuels, tels drag kings, dragqueens et furrys.

 

Le genre: L’expérience intérieure

«Le genre renvoie aux significations culturelles que prend le sexe du corps» (Butler, 2006: 67). Il prend son origine à l’extérieur de l’individu, dans des formes prédéfinies, avec des conditions préalables et préétablies pour être sujet (60), remplissant des fonctions sociales et politiques (protection, restriction, prohibition, contrôle (61)), plutôt qu’individuelles et intimes (plaisir, connexion, communication, transcendance). Ses permutations sont alors limitées, gelées, pour définir, reproduire et assujettir des sujets conformément aux exigences des structures qui régulent le genre (61), limitant les possibles de l’individu même.

Pour Butler, il y performativité du genre, en cela que l’individu attend une «essence genrée que cette même attente pose précisément à l’extérieur d’elle-même» (35-36) et, ayant une expérience de son corps, de son monde intérieur, de sa cognition, de ses affects, finit par s’attribuer les caractéristiques genrales sociétales et les réaliser, les acter. Comme s’il moulait, interprétait et vivait son soi à travers l’extérieur, de par des significations externes, de par les données construites par l’autre, limitant ses choix et ses possibilités dans une «fiction régulatrice» (Butler, 1999). Butler distingue ainsi la performativité de l’expression du genre, où l’on ne peut exprimer que ce qui existe antérieurement, ce qui précède la performance. L’expression débute par considérer la vie du dedans et elle «ouvre le champ des possibles» (Butler, 2006: 26); créer des nouveaux êtres «socialement impossibles, illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes» (26); et produit des nouveaux corps, de nouvelles morphologies de sexes, de nouvelles configurations.

Bataille nomme ce processus de regard et d’exploration vers l’interne «l’expérience intérieure» (Bataille, 1973). Lors de l’expérience intérieure (yoga, tantrisme, transe, mysticisme, sexualité, etc.), le sujet devient «non-savoir», ne saurait se raccrocher à aucune certitude, et plonge vers «l’inconnu» (Bataille, 1973: 15). «Le non-savoir communique l’extase; de l’angoisse naît le délice.» (Hoffmann, 2011: 76) La notion d’expérience intérieure couvre le vide entre le donné anatomique de l’individu et les mots que celui-ci utilise pour se relier aux autres, communiquer qui il est, et se révéler. Il remplace le genre systémique; instaure un investissement différent des organes, de la fantasmatique, de la perception de soi et des autres.

Il faut s’imaginer Batman et les super-vilains qu’il côtoie (Joker, Riddler, Penguin, Catwoman, etc.) comme exprimant, et non performant leur identité, leur expérience intérieure, tel un genre. Il faut se les voir comme ayant une connexion à l’extase de par leur «vécu affectif positif» (Bataille, 1989: 143), le privilège de l’expérience sensible, c’est-à-dire de leur expérience d’eux-mêmes non en tant que choses et pathologies, mais comme l’angoisse même d’être «violence, démesure, délire et folie» (142), de prendre part à la composante «sacrée» qui les habite et qui les enjoigne en une «force mystérieuse, une charge d’une force inconnue et dangereuse» (141-142). Pour Bataille, l’expérience intérieure est angoisse, est confrontation, est choc; et une angoisse ne peut que survenir face à la réalité qui se présente à l’individu d’exprimer l’ineffable potentialité de ce qui s’y trouve. En présence et confrontations d’expériences intérieures, les individus font face à «l’intériorité du désir» (Bataille, 1957: 35).

Rebecca Reilly-Cooper (2016) relate à cet effet un nouveau mode de conception du genre non binaire et de la sexualité auquel les individus s’identifient: le xenogender. Le xenogender est une identité genrale non binaire qui ne se positionne pas en relation au masculin et au féminin, plutôt «elle ne peut être contenue par la compréhension humaine du genre; plus préoccupée à concevoir d’autres méthodes de catégorisation et de hiérarchie du genre, tel que celles reliées aux animaux, aux plantes, ou à d’autres créatures et choses». (Nonbinary.org) Ceci devient une méthode créative pour décrire un genre non conforme à une masculinité ou à une féminité (maleness or femaleness), et le sens personnel que le genre prend, «utilisant des archétypes familiers, référant aux animaux, aux êtres imaginaires, à une part de la nature, à un concept abstrait, ou à un symbole», et le sentiment «d’euphorie» que l’individu ressent à s’y connecter.

Reilly-Cooper n’est pas nécessairement d’accord à ce qu’on appelle un tel construit «genre», puisqu’il s’éloigne de ce qui décrivait la position d’une personne par rapport à certains standards, des attentes et la notion de reproduction, que ce soit positivement et négativement. Toutefois, elle argue que le xenogender souligne un aspect important souvent mis de côté par la société ou la science quant au genre et que le terme se réapproprie: la mise en mot d’une «essence ou d’une propriété innée et interne», d’une «profonde expérience essentielle». On peut remarquer dans les différentes configurations du xénogenre la place que pourraient prendre différents super-vilains: l’expérience d’animaux (faunagender – Penguin), de la musique (musicagender – Minstrel, Chandell, Siren), des chats (felidaegender - Catwoman), du chaos (chaosgender - Joker), de la confusion et du questionnement (cryptogender– Riddler, Puzzler), du froid (frostgender – Mr Freeze), de transcender les époques (historiagender – King Tut, The Archer, Shame), le temps (archaicgender – Clock King), etc.

De par la communication entre chacun, héros et vilains, ils enracinent, vivent, et actualisent leurs genres. L’existence même des uns légitime et encourage celle des autres, révélant au grand jour le secret bien gardé de l’expérience intérieure. Ils ne sont pas des personnages pour eux-mêmes, ils ne sont pas couverts d’artifices: c’est leur individualité même qui se présente. On doit y voir une authenticité, une sincérité, une vérité. Il y a ici association, et non dissociation. Ils se vêtissent d’eux-mêmes comme des œuvres d’art.

Ils ont fait face à et accepté le constat choquant que ces formes ne se contenaient pas dans les limites normatives. Ce point peut être dérangeant, car la société tend à décrire ces gens sous l’égide de la pathologie, de la maladie, leur soustrayant alors toute leur agentivité. On a du mal à s’imaginer les gens qui ne s’adaptent pas comme des gens heureux, ayant leur bien-être, s’actualisant. Il y a un inconfort à tenter de les percevoir comme aptes de désir, de plaisir, de jouissance. Il faut réitérer que cet inconfort était partie intégrante de l’expérience intérieure initiale ayant mené à la naissance de la personnalité super-héroïque et super-criminelle, et ils l’ont surmonté: c’est de là qu’ils puisent leurs superpouvoirs. Il y a angoisse dans le fait d’expérimenter «la vie elle-même, dans ses dimensions les plus extrêmes, au bord de l’abîme», «voyager au bout des possibles», faire face au monde des possible et de l’impossible (Bataille, 1973: 135, cité dans Wikipédia).

Dick Giordano, ancien vice-président de DC Comics, éditeur et illustrateur d’histoires de Batman, souligne bien comment Batman permet à Bruce Wayne de contrer et surpasser ses défauts, imperfections et lacunes d’homme, le décrivant comme «ineffectual, useless playboy, foppish» (1988: 9).

Héros et vilains s’élèvent au-delà de leur nature, de la nature et de la société, et les transcendent via leur intelligence, ingéniosité et imagination, y opérant pour les besoins de plaisir. Le dépassement de limites corporelles se voit également dans l’utilisation des gadgets, inventions et technologies, et dans l’esthétisation de soi, sa garde-robe, ses accessoires et ses demeures (repères, bureaux de travail, et logements): là sont leurs superpouvoirs. Leurs possessions ne sont plus affublées d’épithètes et des connotations «masculines et féminines»; non, elles sont félines, chiroptères, maniaco-bouffonnes, énigmatiques, dandy sphénisciformes, etc. Il y a là extrapolation et extension du genre, de la personnalité dans des choses étalant la portée et la zone d’action, de pouvoir, de contrôle, d’influence. La boîte à hypnose et à arrêter le temps du Joker, les parapluies aux mille fonctions du Penguin, les idoles dorées ostentatoires et truquées du King Tut, le livre géant du Bookworm, autant d’artefacts qui ne sauraient appartenir à quiconque d’autre, reflétant les intentions propres, personnelles et spécifiques des protagonistes, dictées par leurs désirs inéquivoques et des possibles jusque-là imaginés. L’expérience intérieure guidant la stylisation de l’existence. Et si l’on prend en compte Batman, ses Batcomputers peuvent prévenir et planifier les crimes, ses Batspectro-analyzers peuvent identifier tout, il a des remèdes universels, il a une force psychique surhumaine (faisant dérouter la machine de Egghead à traquer et aspirer les pensées), il impose une volonté capable d’annuler l’effet de drogues (par exemple, l’élixir de séduction de Catwoman), il dispose d’un pouvoir de déduction avancé et il possède un savoir encyclopédique précis sur une foule de sujets (langues, histoire, urbanisme, architecture, musique, musicologie, acoustique, astrophysique et astronomie, ornithologie, littérature, etc.). L’on n’est pas loin de l’omnipotence et de l’omniscience.

Après considération qu’ils ne sont ni caricatures, ni souffrants, mais bien des êtres conduits vers la jouissance et l’extase, et que leurs manières d’être au monde sont des «opérations souveraines, des conduites qui visent à une insubordination générale, un rejet de tous les asservissements et prisons de l’être» (Bataille, 1973: 97-98), qui émanent de l’intérieur suite à une expérience profonde de leur idiosyncrasie, l’on peut concevoir comment ils représentent un problème pour la vie en société et mettent en déroute l’homogénéité et l’homogénéisation. Mais encore, suivant la connaissance de leur relation à eux-mêmes et l’extase intime s’en dégageant, il est impératif d’explorer comment ceci se transpose dans le rapport à l’autre.

 

Le rapport sexuel: Le phallus

Une manière intéressante d’appréhender la bataille superhéroïque sous le prisme de l’érotisme serait à travers le concept du phallus, du psychanalyste Jacques Lacan. Lacan synthétisa ses idées quant au phallus, issues de ses Séminaires, dans le texte angulaire La signification du phallus, dans ses Écrits (1966).

Pour Lacan, le phallus n’est pas organe, il est un signifiant. Que le phallus soit signifiant implique qu’il apporte un sens, une signification dans la psyché de l’individu. Ainsi il a une charge inconsciente forte et profonde: phénoménologique, émotionnelle, sémantique, libidinale, etc. Toutefois, pour Lacan, il n’est pas qu’un signifiant parmi tant d’autres, il est «le signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié» (109): il est le signifiant des signifiants, dont la fonction, par son instauration, est d’opérer la mise en effet de toute la signifiance intrasubjective d’un individu (Muller et Richardson, 1987). Faute du phallus, «tous les autres (signifiants) ne représenteraient rien» (Lacan, 1966: 181).

Précisant ce que circonscrit le phallus en tant que signifiant, Lacan renvoie à la conception de celui-ci pour les Anciens: la dominance, la toute-puissance, l’omnipotence (Levy-Stokes, 2001). Tout être humain a un rapport avec le phallus, donc avec ces éléments de primauté, le renvoyant à sa propre importance, son existence, et à la manière de l’exprimer: ses désirs et besoins, afin de jouir. En tant que signifiant, le phallus est un trait unitaire à travers un ensemble de situations significatives, il est l’idéal du moi, le référent qui circonscrit les divers modes qu’adopte la sexualité et qui ordonne les différentes modalités de satisfaction sexuelle, l’élément organisateur de la sexualité humaine (Nasio, 1992). En effet, le principe définissant les ordres d’hommes et de femmes ne saurait ainsi se réduire à un fait anatomique, car en soi il n’aurait aucune portée. Le corps n’est investissable qu’en rapport à un construit au-delà de lui, le phallus: «[…] toutes les relations au corps propre […], toutes les appartenances au corps, entrent en jeu et sont transformées par leur avènement dans le signifiant» (Lacan, 1957: 189).

Toutefois, l’individu n’est pas tout-puissant. Son désir peut viser l’infini, qu’il sera arrêté par les contraintes de la réalité, sa corporéité, et l’autre ayant une existence propre. Le phallus est alors le signifiant du manque (Lacan, 1958; Levy-Stokes, 2001), de ce que l’on ne possède pas (et qu’ainsi on veut, désire, a besoin), et de ce que l’on n’est pas (complet, entier, tout-puissant, autosuffisant, pourvoyeur de la/sa jouissance): il en rend compte. Hoffmann (2011) note à cet effet comment Bataille, dans L’expérience intérieure, parle de «l’insuffisance comme étant le principe à la base de la vie humaine», que l’homme en est «attiré» (Bataille, 1973: 105) et qu’il «souffre de ne pas être tout et c’est précisément grâce à cette souffrance qu’il peut atteindre une forme d’extase». Le sujet souffrant d’un manque, il cherchera le phallus pour calmer son angoisse. Et il devra passer par autrui. Autrui deviendra le phallus.

Le phallus apporte une valeur et une qualité intrinsèque à être. En tant que signifiant du manque, il amène la motivation à s’approprier ce qu’on n’a pas pour être significatif, et à se rapprocher de l’autre pour l’être. Cette dernière proposition se lie dans le désir (Lacan, 1964: 141) et le phallus devient alors signifiant du désir. Pour Lacan, le rapport sexuel se passe entre individus «étant» le phallus, et d’autres le «possédant». Et Lacan met en garde contre les «leurres», les «simulacres», desquels les individus se vêtissent dans le rapport sexuel, éclipsant leurs êtres: les genres dont se servent les gens comme des masques. Le genre en tant que performance (Lacan lui donne le nom de «comédie», de «mascarade») est un objet s’entremettant entre les partenaires, et ils ont alors une relation à leurs objets, ensemble, sans réelle communication, communion, ou accès à l’autre. Il y a «non-rapport dans le coup du sexe» (Lacan, 1974: 19). Le genre exprimé, l’expression de soi, permet au contraire aux partenaires d’être sujets de leur sexualité, d’être connectés et associés à leurs potentialités érotiques.

Suite à l’expérience intérieure les ayant mis en contact avec leur infinie potentialité, ayant sculpté leur existence sous les traits de leurs découvertes, et ayant poussé leur créativité vers inventions et gadgets divers pour cimenter et exercer leur puissance, super-héros et super-vilains sont ivres de leur conscience d’être phallus. Leurs relations avec les gens «normaux», les citoyens de Gotham, consolident cette conclusion: ils sont supérieurs, plus puissants, des übermensch en liberté. Au contact des uns et des autres toutefois, c’est l’angoisse d’insuffisance: l’existence du super-héros invalide la toute-puissance du super-vilain et vice versa. Ils devront se posséder jusque dans l’anéantissement afin de transcender l’angoisse; la vie de l’autre, un éternel rappel que leur toute-puissance 1) a une limite, et 2) qu’elle n’est pas unique; donc qu’elle n’est pas. Cette angoisse vers l’effacement de soi, vers le néant, c’est ce que Bataille (1957) nomme «l’érotisme». L’angoisse face à la possibilité écrasante et délirante du non-être; elle mène à la jouissance.

Pour le cas spécifique du rapport entre super-héros et super-vilains, le phallus, comme principe régulateur donnant sens aux corps, prend la place de la justice. Les deux factions se positionnent quant au phallus, en sont pénétrées, les animant. La justice est le sacré des protagonistes et crée les deux grandes factions en mouvance du genre superhéroïque: le justicier et le criminel, desquelles peuvent découler les configurations infinies recensées plus tôt. C’est quant au phallus-justice que ces êtres, surhommes, se sentent incomplets, que l’angoisse de castration, de finitude prend forme. Batman est la justice, ainsi il est divin, mais chaque crime le défragmente; à chaque crime, justice n’est plus. C’est l’envers d’être le phallus, car si la justice est tout, alors un élément lui étant dérobé, elle n’est plus tout. Toute-puissance et vulnérabilité vont de pair: il n’y a justice que si elle est maintenue. Le crime doit être résolu pour revenir à l’état initial. Le crime rend le phallus pour Batman objet: objet à préserver, à protéger, à retrouver.

Le super-vilain se trouve lui aussi dans cette situation paradoxale, d’être dépendant de la justice, sacrée, pour sa toute-puissance: d’être dépendant de la présence d’interdits à transgresser. L’actualisation de la toute-puissance super-criminelle se nomme le crime, le négatif de la justice. Sans la mise en pratique de sa potentialité extatique, le super-vilain n’est que clown estimant son essence divine. La justice n’est intéressée par le super-criminel que dans l’optique où celui-ci peut la violer. On le voit bien dans la série, Batman ou la police n’ont pas de rapports érotiques avec eux en tant qu’apothicaire (King Tut), restaurateur (Penguin), caméraman de film muet (Riddler), réalisateur de film hollywoodien (Penguin), ou propriétaire de studio de danse (Catwoman). En tant que citoyens rangés, même avec leur exubérance et leur folie délirante, les super-vilains ne choquent pas, ne dérangent pas. Et cela ne sied pas avec eux; ils sont des individus profondément désirant, en recherche de jouissance, et ils vont provoquer le rapport érotique.

Le super-vilain a l’avantage de l’utilisation du mal pour arriver à ses fins, et ainsi de ne pas avoir la morale pour contraindre son achèvement. «L’exercice du mal permet la totale libération du possible humain.» (Hoffmann, 2011: 72) Néanmoins, il devra tenter d’usurper ou de faire sienne la justice. À travers le crime, le super-vilain rend la justice objet, il la réifie en fétiche; il la rend ainsi prenable, il peut la dérober, l’attaquer. Et la justice, étant tout, peut être une multitude infinie d’objets, réifiée du côté des héros sous le compte de lois, le super-vilain n’a que l’embarras du choix: crimes sur la personne, crimes sur la propriété, crimes économiques ou politiques, etc. Chaque plan criminel devenant un script sexuel dans la relation à la loi. Mais seulement si le super-vilain utilise son génie afin de concocter un crime auquel le simple criminel ne pourrait penser. Autant le crime est démonstration de toute-puissance que son ingéniosité en est un gage. Le geste fait honneur au fantasme.

Pour Batman, c’est le contraire, c’est la morale qui le rend puissant, ayant un genre orienté vers le rétablissement non équivoque, la protection impénétrable et une connaissance infinie (à préserver) du monde à préserver: Batman a une invention ou un stratagème pouvant contrer et neutraliser chaque délit et offense, et il l’a en sa possession. Face aux pires crimes fantasmés des criminels, Batman incarne le deus ex machina ne se rapportant ni du hasard ni de la chance, il est déité faite chair et os, tout-puissant et phallique: phallus ex machina. Mais encore, Batman ne peut démontrer une toute-puissance phallique quant à toute forme de crime, puisque ce n’est pas tout crime qui nécessite l’utilisation de sa puissance pour son élimination; c’est pourquoi la police est là, pour les crimes «normaux», «simples», «élémentaires». Batman a besoin du supercrime, c’est celui-ci qui attisera son désir, consolidera son genre, et seulement l’éradication de celui-là peut mener à autre chose qu’au simple plaisir: la jouissance. Une extase à la mesure de l’expérience intérieure; trouver en l’autre l’angoisse de l’abîme trouvé en soi.

Super-héros et super-vilains entrent ici en surenchère afin de se pousser à leurs limites, et se pousser à se dépasser. Il n’y a qu’à leur contact qu’il y a conscience patente de leurs forces générales, qu’elles sont mises dans l’ordre du réel. Autant l’expérience intérieure rendait à la conscience la potentialité, autant l’érotisme permet l’accès à la force de réalisation de ce possible. C’est le vilain qui crée le déséquilibre, qui déstabilise le système de la justice, qui l’émascule, se sentant lui-même émasculé de ne pas le posséder. Le vilain est l’instigateur. Mais encore, ce n’est que question de perspective. De son point de vue il considérerait le héros comme l’instigateur de la stabilité, ce premier incorporant le chaos, ce dernier le matant; le héros l’ayant émasculé du désordre. Qui qu’il soit, l’instigateur excite, éveille, encourage, avive, échauffe. Il met en marche la séduction et amorce le rapport. Il est agoniste: il crée l’interaction et active, il est à l’origine du mouvement. Il est adjuvant: par sa stimulation, il renforce l’agent, ses actions, ses propriétés. Et il est exhausteur: il nourrit et intensifie les perceptions, élève la sapidité de l’échange, exhale les passions, exalte les corps. Dans l’angoisse de la mort aux mains du rival, la super-relation sexuelle est érotique.

 

Le sacrifice

À la suite du rapport érotique superhéroïque, chaque épisode se solde sur un sacrifice. Une histoire de Batman comporte habituellement deux épisodes: le premier se termine sur Batman, pris au piège dans un traquenard virtuellement impossible du super-vilain, et par lequel il sera abominablement exécuté (châtié/châtré) s’il ne peut s’en échapper; le second est la résolution, où les machinations du super-vilain furent arrêtées par Batman, et où ces derniers s’en vont/retournent en prison être réhabilités par le warden Crichton, s’ils ne peuvent s’échapper de prison ou écourter leur sentence pour bonne conduite.

Dans le premier épisode du diptyque, le vilain a mis en branle sa série de transgressions et déstabilisé l’ordre établi; Batman n’a pas encore déjoué les plans anarchistes, ne s’est pas encore réapproprié le phallus fait objet des mains du super-vilain; Batman est phallus défragmenté, le fétiche irrécouvrable signifiant le manque, sa destruction physique imminente sous la torture, sa castration, en est la métaphore. Dans le deuxième, Batman a triomphé et le super-vilain n’est plus en possession du fétiche, il est à son tour incomplet, affaibli, et est envoyé en prison afin de se faire réformer; la réhabilitation du super-criminel étant l’équivalent de l’effacement de son individualité, d’annihiler ses élans malins, de la déposséder de son corps, de supprimer le genre qui lui donnait sa puissance. Les protagonistes sont ainsi chacun les proies du sacrifice, conséquence de la vulnérabilité fatale issue de l’échec de la réappropriation du fétiche phallique.

Le sacrifice n’est pas simple exécution. Il y a rituels, cérémonie, décorum, un ensemble d’attentions, une sensibilité des gestes, des artifices. Tout comme la sexualité n’est pas que pénétration ni orgasme. Une complexité y est insérée, un drame, un envoûtement, une histoire la rendant vivante. Une montée de passion, une construction de l’angoisse: il y a «dramatisation» (Bataille, 1954: 138). Super-vilains amènent le châtiment au comble de l’immoral, super-héros amènent le revirement au comble de l’impossible. Ils dramatisent en insérant le sexe là où il est superflu dans l’atteinte d’objectifs plus directs: commettre un crime, battre les méchants, avoir un orgasme. L’orgasme est l’affaire de corps, la jouissance est l’affaire de l’angoisse. Le superflu amène inconsistances, dissonances, porte à l’hors-sujet, déroute inutilement la direction de l’action, va à l’encontre d’une logique narrative. Le sacrifice est un plot hole béant: le vilain pourrait directement tuer le gentil, et la justice pourrait se débarrasser du méchant pour de bon (sans le faire sortir, ou en lui donnant la peine capitale). Mais dans Batman, à travers le camp et la dramatisation, il est glory plot hole, glory hole diégétique: là où l’on insère le sexe, la tension, les effluves de la corporéité.

Parlant d’immoralité et de plaisir, dans une entrevue donnée au New York Times en 1966 (cité par Torres, 1999), le producteur William Dozier disait à quel point il détestait la notion de camp: «It sounds so faggy and funsies.» Tandis que son partenaire Lorenzo Semple, qui développa la série et était consultant au script, louangeait le ton que donnait le style: «On a very sophisticated level, the show is highly immoral, because crime seems to be fun.»

Le sacrifice a une haute valeur pour Bataille. Il met l’individu en face de l’angoisse de la mort, de sa propre discontinuation, processus similaire à celui dans l’érotisme. Ici, toutefois, il énonce une différence notoire qui le distingue du rapport sexuel, il y a inclusion d’un spectateur qui sera affecté par le sacrifice et entrera dans l’angoisse: «Dans la mise à mort d’un être vivant, opéré dans le sacrifice, l’assistance est pénétrée du sentiment d’une continuité que révèle la mort, se subsistant à la présence de l’être discontinu qui s’anéantit dans la mort: ce sentiment vague est celui du sacré, du divin». (Bataille, 1957, cité dans Hoffmann, 2011: 75)

La communication de l’angoisse aux spectateurs (Hoffmann, 2011), les unifiant, est un point singulier dans Batman. De un, les bourreaux ne restent jamais présents lors des sacrifices (les vilains quittent le repère de torture, Batman ne les visite pas en prison). On peut se demander si les protagonistes ne désirent pas ainsi maintenir une illusion de toute-puissance, et s’épargner cette angoisse du danger réel, matérialisé, de la possibilité de désintégration. Forme de déni. Ou bien, et cela est mon opinion, ils savent, au moins inconsciemment, que l’autre s’en sortira, et qu’il serait ainsi vain de rester. Étant aux faits de leur propre puissance, ils peuvent reconnaître que l’autre est leur semblable, leur égal. C’était la condition préalable à l’érotisme de toute façon, et le protagoniste ne se tricherait pas de sa propre jouissance. Le sacrifice rendant encore plus saillant le fait que le rapport sexuel n’était pas outrecuidance, mais bien un test personnel solennel et intime de soi, une fin en soi. Le protagoniste est sujet pour lui-même. Pas de sous-estimation de l’adversaire ou de jugement incorrect des capacités de ce dernier: le protagoniste ne se triche pas lui-même, et il ne vit pas de la possibilité de victoire. Tout criminel peut tuer, mais seul un super-criminel peut pousser le châtiment à un paroxysme pour que, en comparaison, la Mort même, le néant sans borne, ne puisse être que fade. Tout héros peut survivre, mais seul le superhéros a ce désir de tranche d’existence précédant la possibilité récursive et éternelle de sombrer, faisant pâlir, en comparaison, la vie sans danger. Quelques citations à cet effet:

Saison 2, épisode #22

(Après avoir déjoué le piège du Joker)

Alfred: I’d say you were both lucky to be still alive.
Robin: And stupid to have walked into that trap in the first place.
Batman: Without danger, the game grows cold. Little is gained without risk.

Saison 2, épisode #26

(Après un combat avec le cowboy Shame et ses acolytes)

Andy: Batman, Boy Wonder, what happened? I thought it was all a game.
Batman: It was, Andy, the most dangerous game of all. And the stakes were life and death.
Robin: And we darn near died.

Saison 2, épisode #25

Bruce Wayne, à Dick Grayson: Makes no difference if you win or lose. It’s how you play the game.

De deux, ceci étant dit, l’on voit comment la question du spectateur est primordiale pour l’itération du désir entre les protagonistes. Le vilain refuse à Batman la satisfaction d’avoir une assistance témoignant de sa puissance à s’échapper. Batman donne au vilain en prison un auditoire confirmant sa défaite, sa honte, son échec. Ils maintiennent une forme d’interdépendance –«I think you and I are destined to do this forever», disait le Joker dans The Dark Knight. Le vilain désire être la seule source de satisfaction pour Batman, et Batman désire stimuler les sentiments les plus profonds de vengeance à son égard chez le vilain. Ils ne subliment pas ailleurs: «[comme] dans le taoïsme, il faut retenir son foutre» (Lacan, 1975: 104). Ils substituent la communication de l’angoisse du sacrifice à un sentiment près de la hâte de revivre cette angoisse ensemble. Ils refusent la communion à un possible auditoire, sacralisant l’angoisse pour eux. Ils savent les autres criminels peu intéressants, et la police incompétente (rappelons-nous l’épisode #15 de la saison 2 où Batman était en vacances et où la police, pour contrer un coup contre Chandell, ne pouvant résoudre une simple affaire d’entrée par effraction, a posté des tourelles de mitrailleuses avec des officiers en tenue de guerre à l’intérieur d’une salle d’opéra).

C’est presque comme si, pour le retour du désir, de l’érotisme, de l’extase, ils étaient prêts à sacrifier le reste de Gotham. Autant le super-genre des super-héros et des super-vilains se bâtit sur les cendres des corps obsolètes, autant la super-relation sexuelle perdurera sur les ruines du monde. Le rapport sexuel ainsi conçu implique la destruction de la société ancienne pour libérer le super-genre, la source des capacités surhumaines, et pour faire émerger des rapports humains un art érotique. Super-héros et super-vilains ont un rôle mutuel, pour eux et pour nous, d’incitateurs et de facilitateurs dans l’immoralité et la jouissance, instaurant le jouir ou périr.

 

Bibliographie

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Wikipédia, L’Expérience intérieure. Récupéré le 09-05-2016 de https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Expérience_intérieure


Héros et vilains

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Héros et vilains

 

Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll est une histoire qui, en plus de nous avoir exposés à un imaginaire incomparable, propose une dynamique bien intéressante entre la protagoniste et son antagoniste. C’est en observant cette relation dans les années 70 qu’a été proposée une théorie nommée le Red Queen Hypothesis. Ce principe dicte qu’un organisme doit être en évolution continue, en développement perpétuel, afin de pouvoir survivre aux pressions de l’extérieur: “Now, here, you see, it takes all the running you can do, to keep in the same place” pour citer la reine elle-même. Ainsi, les organismes doivent incessamment se dépasser afin de simplement rester dans la course. Cette théorie fut utilisée par plusieurs pour expliquer des dynamiques sociopolitiques comme la course à l’armement, mais peut aussi être utile quand vient le temps d’aborder des personnages de l’imaginaire, surtout dans le cas de lectures sérielles qui carburent à l’innovation, question de conserver l’intérêt envers leurs personnages. Il nous apparaît alors propice d’utiliser The Red Queen Hypothesis pour expliquer la dynamique intrinsèque entre le Héros et le Vilain et ainsi ouvrir la porte vers une plus grande réflexion sur les accords tacites qui subsistent entre ces deux actants de l’aventure. Le Héros et le Vilain existent l’un pour l’autre, car sans la présence de leur opposant, on risque aisément d’oublier son objectif, ou sa fonction. Le Héros doit être vu comme moteur du récit, mais rien ne peut avancer sans la présence du Vilain. Cette relation intime qui existe entre le bien et le mal, la lumière et la noirceur nous permet de mieux comprendre la compétition cataclysmique entre Batman/Joker, Holmes/Moriarty ou Carrie Bradshaw/Big. Cette hypothèse nous permet de croire qu’il existe une interdépendance entre le héros et le vilain et que l’un ne justifierait pas sa présence sans l’existence de l’autre.

N'hésitez pas à nous envoyer vos textes. Les dossiers thématiques POP-EN-STOCK, comme les articles individuels, sont à soumission ouverte. Une fois un numéro thématique «lancé», il demeure ouvert, indéfiniment, à quiconque voudrait y soumettre une collaboration. Le(s) directeur(s) d’un dossier s'engage(nt) à évaluer et éditer les nouvelles propositions à leur dossier pour une durée de deux ans, sous la supervision des directeurs de la revue.

La longueur des articles est variable. POP-EN-STOCK accepte une limite inférieure équivalente à sept ou huit pages (3000 mots), afin de favoriser la publication rapide, mais peut aussi accepter des articles beaucoup plus longs selon l'offre (n'étant pas limitée par un impératif de préservation de la forêt boréale).

Soumis par Hadrien Ghekiere, Maxime Thiry le 26/01/2017

«The more successful the villain, the more successful the movie». Par ces mots, Alfred Hitchcock résumait une majeure partie de la production cinématographique mondiale et asseyait les fondements de ce qui suivrait, aussi bien au cinéma qu’à la télévision. La figure du méchant fascine et, depuis les années 2000, envahit le petit écran en ne se contentant plus des rôles périphériques: Tony Soprano, Dexter Morgan, Walter White ou encore Hannibal Lecter ne sont que des exemples parmi d’autres de protagonistes qui, non contents de semer le trouble entre le moral et l’immoral, embrassent complètement ce dernier à un moment de leur existence. Leurs actions ou occupations leur interdisent le statut de «gentil», même si la narration tend à nuancer leur position.

Soumis par Marion Gingras-Gagné le 26/01/2017

Dans une entrevue qu’elle donne dans le cadre de l’émission spéciale «Harry Potter and Me», sur la BBC en 2001, J.K. Rowling, l’auteure de la série à succès Harry Potter, témoigne de son étonnement. Jamais, même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait pu s’attendre à un tel succès ni n’aurait pu imaginer un tel engouement pour les aventures de son petit sorcier. Pourtant, les curieux l’ont noté, un des personnages de Harry Potter à l’école des sorciers prédisait un tel phénomène dans le premier chapitre, telle une prophétie, mettant en abyme le destin fabuleux de Harry Potter: «On écrira des livres sur lui. Tous les enfants de notre monde connaîtront son nom!» (ES, 22). La saga, vendue à plus de deux cent cinquante millions d’exemplaires, en soixante langues et dans deux cents pays (Bertrand, 79), est décidément un phénomène littéraire extraordinaire.

Soumis par Morgane Bianco le 26/01/2017

Deux espions de camps farouchement opposés et pourtant liés par le même modus vivendi: suivre les règles d’un jeu dont ils ne sont que les pions. Le fameux Max est, le temps d’un épisode, le jumeau maléfique d’OSS 117, le grand espion de la C.I.A. aux lointaines origines françaises. Cet as de l’espionnage a été le meilleur agent de M. Smith de 1949 à 1992 et dans plus de 240 épisodes. Née de la plume de Jean Bruce, l’écriture est devenue une affaire de famille puisque le flambeau a été repris par Josette, sa femme, en 1966 puis par ses enfants Martine et François en 1987.

Soumis par Stéphane Cooney le 25/01/2017

J’adore la série Batman des années 60 (1966-1968) avec Adam West. Les couleurs, le pop-art, le ton pince-sans-rire, les personnages, l’originalité, l’inventivité. La dynamique entre Batman et Robin et les supercriminels est fascinante, étrange et étonnante. Tout est stylisé, camp.

Des Autres au service de l'espion

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Des Autres au service de l'espion

Soumis par Morgane Bianco le 26/01/2017

 

— Thésée Karamanou n’était pas des nôtres, ripostai-je. Ce n’était qu’une petite crapule qui trahissait son pays et qui mangeait à tous les râteliers.

Max eut un léger sourire.

— Qu’entendez-vous par «être des nôtres»? s’enquit-il.

— Vous et moi, répliquai-je, faisons le même métier et pour les mêmes raisons. Je suis bien obligé de vous estimer si je veux m’estimer moi-même.(JB, 1962: 178)

Deux espions de camps farouchement opposés et pourtant liés par le même modus vivendi: suivre les règles d’un jeu dont ils ne sont que les pions. Le fameux Max est, le temps d’un épisode, le jumeau maléfique d’OSS 117, le grand espion de la C.I.A. aux lointaines origines françaises. Cet as de l’espionnage a été le meilleur agent de M. Smith de 1949 à 1992 et dans plus de 240 épisodes. Née de la plume de Jean Bruce, l’écriture est devenue une affaire de famille puisque le flambeau a été repris par Josette, sa femme, en 1966 puis par ses enfants Martine et François en 1987.

Même si Hubert Bonisseur de la Bath, OSS 117, a changé plusieurs fois de visage et s’est vu rajeunir au fil des années, son physique conserva les mêmes grandes lignes: une allure de félin et un visage de prince pirate: un homme qui incarne à la fois la dangerosité et la séduction. La sérialité et le format de poche d’environ 190 pages des romans obligent des descriptions courtes et allant à l’essentiel; le lecteur occasionnel doit comprendre à qui il a affaire sans que la lecture de l’aficionados ne soit alourdie. Pour ce faire, la description peut être donnée par le narrateur mais aussi à travers les yeux d’un personnage, selon son rapport avec OSS 117:

M. Smith, qui l'observait, pensa qu'il ressemblait de plus en plus à un tigre. Il possédait l'allure extraordinaire, la désinvolture et l'inquiétante nonchalance des grands félins assurés de leur force.(JB, 1960: 33)

[Victor] était fasciné par son vis-à-vis. Un homme dangereux sans aucun doute, une sorte de grand fauve dont la nonchalance feinte était démentie par l'éclat de deux yeux clairs d'une insoutenable dureté.(JB, 1963(1): 145)

[Véronica Akilas] commença de se maquiller et se mit à songer à ce colonel U.S. qui était venu chercher Cyrille. Un type bougrement séduisant qui faisait penser à Douglas Fairbanks. Quel âge pouvait-il avoir? Difficile à dire. Entre trente-cinq et quarante, peut-être. Son allure était jeune, mais son visage de prince pirate était marqué de rides déjà profondes...(JB, 1964(1): 38)

Le personnage peut également être approfondi par sa comparaison avec les différents acteurs de l’épisode: les autres définissent ce que le héros est et n’est pas. Nous rejoignons ici les tenants de l’hypothèse dite de «la reine rouge», une théorie de biologie évolutive développée par Leigh Van Valen en 1973, où un être vivant doit sans cesse évoluer pour rester dans la course. Plus que son environnement, c’est son rapport aux autres qui guide son comportement et explique son évolution. Ce principe est l’un des deux piliers de notre réflexion; le deuxième étant le Jeu, plus précisément celui des échecs.

Umberto Eco (1966) a livré une analyse, devenue célèbre, des romans de «James Bond», un alter-ego britannique d’OSS 117. En voulant déterminer les raisons du succès de la saga, Eco conclut que ces romans sont une suite de couples d’oppositions obéissant à un schéma réglé mais dont l’enchaînement des coups ne répond pas à un ordre fixe. Chaque roman, et cela vaut pour tout l’espionnage paralittéraire, ne propose pas d’informations nouvelles mais le plaisir de sa lecture réside dans les changements internes de sa structure.

À de nombreuses reprises, les missions d’espionnage confiées à OSS 117 sont comparées à un jeu d’échecs. Placé sur un échiquier, notre héros —du côté des pions blancs, cela va de soi— prendrait sans doute la place de la reine: pièce maîtresse pour qui tous les coups sont permis, rempart solide de l’Ordre Occidental qui est le souverain blanc de notre plateau de jeu. Reste à découvrir qui incarnent les autres pièces et comment elles complexifient le héros sériel.

 

Les pions: le rôle de l’exotisme

Les personnages défilent dans les romans d’OSS 117. Parmi eux, nous trouvons les «hommes de main», c’est-à-dire des personnages sans nom, souvent résumés à un tas de muscles, une arme à feu et leur origine, celle du lieu où se déroule le roman, surtout quand OSS 117 se trouve dans un pays du Tiers Monde: des Tibétains, des Afghans, des Chinois, des Canaques, des Guérilleros, etc. Ces hommes, décrits comme des colosses ou des gorilles, ont été recrutés par le joueur adverse mais ne sont pas forcément animés par une idéologie: ils obéissent aux ordres et OSS 117 n’aura aucun remord à les tuer: «Il est bien évident que dans tout ce business tu n'es que la cinquième roue du carrosse... [explique Hubert à Olav.] Ceci pour bien te mettre dans le jeu et que nous n'hésiterons pas à te supprimer si tu fais la mauvaise tête.» (JB, 1964 (2): 132).

Ils sont plus rares du côté des pions blancs mais le héros n’hésite pas à y avoir recours quand il doit affronter de nombreux adversaires. Ils sont à sa disposition, prêts à servir et à disparaître aussitôt le carnage terminé. À l’image des pions de l’échiquier, ils sont toujours tournés vers l’avant, affrontant l’action.

 

Les tours et les cavaliers: des traîtres et des moins bons

Les dispositifs narratifs des aventures d’OSS 117 varient peu et la mission d’Hubert Bonisseur de la Bath est très souvent occasionnée par la trahison d’un membre de la C.I.A. ou d’un scientifique détenteur d’une arme dévastatrice. Ces remparts de l’équilibre du Monde semblent ainsi bien fragiles. Le fait qu’ils puissent être déviés de leur trajectoire conduit notre métaphore des échecs à les comparer aux tours: des pièces aux manœuvres larges mais aux extrémités du plateau de jeu.

Hubert connaissait bien Osborn. Pendant la guerre, ils avaient travaillé ensemble à plusieurs reprises. Osborn était un type assez sympathique, très intelligent, doué d'un courage certain. Mais Hubert n'avait jamais tiré de grandes satisfactions de leur collaboration. Osborn était trop opportuniste et pas toujours très consciencieux. Il aimait les femmes au-delà de toute mesure et ses énormes besoins d'argent constituaient pour lui un handicap dont il n'était jamais arrivé à se libérer.(JB, 1952: 10)

Léo Miller, ce type gras, blafard et myope... Hubert n'y avait pas encore pensé. Mais d'après ce qu'il en savait, Miller était un intellectuel pur, et les gens de son espèce offraient souvent un terrain favorable aux entreprises de trahison.(JB, 1958: 119

Ces extraits illustrent la différence entre OSS 117 et les traîtres: l’amour pour la gent féminine est un atout pour le premier alors qu’il mène à la déchéance pour les deuxièmes; notre espion est certes intelligent mais il reste un homme d’action au service de l’Ordre alors que les scientifiques, animés par l’intellect, sont des proies faciles pour le camp adverse.

D’autres personnages peuvent incarner la tour: l’espion lambda, le résident et le transfuge, ces espions infiltrés dans un pays étranger servant avant tout de support local pour OSS 117. Ils ne sont que des aides ponctuelles, aides qu’Hubert Bonisseur de la Bath n’aime pas forcément solliciter:

Nicolas Popov et Kolia Kholine, ex-officiers de l'armée rouge, avaient été faits prisonniers par les Allemands pendant la dernière guerre mondiale. Libérés par les troupes américaines, ils avaient accepté de travailler pour l'O.S.S., d'abord, puis pour la C.I.A. Hubert n'aimait pas ce genre d'hommes. Il conservait toujours une méfiance instinctive pour les transfuges. Qui a trahi trahira, pensait-il.(JB, 1963(1): 61)

Le cavalier est plus proche du centre et peut correspondre aux acolytes d’Hubert Bonisseur de la Bath, dont le plus fidèle est Enrique Sagarra, un Espagnol combattant républicain puis saboteur durant la Résistance avant de devenir un agent spécial de la C.I.A. Il accompagne OSS 117 dans de nombreuses aventures, autant chez Jean que chez Josette Bruce, et sa biographie évolue peu. La relation entre les deux hommes est celle d’un maître et de son serviteur:

Enrique était vraiment inquiet car ce tueur, qui avait depuis longtemps renoncé à compter les cadavres dont il était responsable, portait à Hubert Bonisseur de la Bath un amour démesuré fait d'admiration, de protectionnisme et d'un zeste de tendresse inconsciente; Enrique n'avait jamais aimé une femme que le temps du plaisir qu'elle lui avait procuré, il avait haï tous les hommes au point de s'enrôler partout où il avait fallu en tuer. Son cœur n'avait vibré qu'une fois: en présence d'un grand fauve immatriculé OSS 117 qui l'avait sauvé de la mort et à qui il avait rendu le même service.(JB, 1963(1): 131-132)

Les tours et les cavaliers présentés ici sont des pièces blanches, donc des soutiens pour notre espion. Pourtant, ils sont souvent les antithèses d’OSS 117: moins séduisants, moins intelligents et surtout moins fidèles à l’Ordre; au mieux, ils lui rendront service, au pire, ils seront éliminés par notre héros qui ne tolère pas la trahison. L’antithèse est renforcée par une distinction de marque, celle faisant la supériorité de OSS 117: ses lointaines origines françaises:

Hubert se prit à considérer son interlocuteur d'un œil pensif. Le complexe de supériorité dont la plupart de ses compatriotes étaient affligés l'avait toujours agacé et l'orgueilleuse assurance avec laquelle ils prétendaient apporter aux populations des pays sous-développés les bienfaits de la civilisation anglo-saxonne lui paraissait encore plus ridicule qu'affligeante. De ses lointaines origines françaises, il avait hérité le goût de la mesure, et sa carrière aventureuse lui avait enseigné qu'en dépit des apparences l'homme est toujours le même, quelle que soit la couleur de sa peau ou l'importance de son compte en banque.(JB, 1966: 31)

 

Les fous: place(s) de choix pour les femmes 

L’une des caractéristiques essentielles du roman d’espionnage paralittéraire est la figure de la femme-objet. Derrière la plastique, on trouve pourtant une pièce d’échec importante: le fou. La femme est le pion de notre pion et son ambiguïté traduit bien ses déplacements en diagonale. Si les femmes servent régulièrement d’intermèdes érotiques à la violence de l’action, on ne peut cependant limiter ces personnages à cet unique rôle.

Tout d’abord, il y a des femmes dont OSS 117 ne veut pas: elles sont laides et surtout homosexuelles. Faisant écho à la crise de la virilité suivant la Seconde Guerre mondiale, la présentation de lesbiennes aux physiques ingrats doit rassurer le lectorat, essentiellement masculin; les femmes laides se prêtant à l’homosexualité le font certainement par dépit.

Mafflue, joufflue, ventrue, fessue, Pénélope était tout cela et même plus. Des bras comme des jambons, des seins comme des dirigeables, elle débordait littéralement de toutes parts. Au bas mot, 120 kilos de graisse rosâtre rien vu de pareil. Seul le regard, couleur de myosotis, conservait une apparence décente. (JB, 1967: 18)

Un autre personnage féminin intéressant est l’ennemie qui devient adjuvante après avoir été séduite par notre espion1. Ce sont toujours des femmes très belles qui utilisent leur capacité de séduction pour obtenir des informations. Seul OSS 117 semble parvenir à retourner leur plan contre elles puisqu’elles en tombent amoureuses. Cette fragilité, présentée comme typiquement féminine, assure la supériorité de OSS 117 et aboutit toujours à une fin malheureuse (arrestation ou mort) pour l’espionne. Il n’y a que Karomana Korti2 qui peut être présentée comme son alter ego féminin: extrêmement belle, espionne recherchée dans le monde entier et grande séductrice, elle couche avec OSS 117, semble même l’aimer mais échappera toujours à la sanction de l’Ordre.

Enfin, OSS 117 ne néglige pas non plus ses alliées. Les femmes adjuvantes appartiennent rarement à une organisation d’espionnage; il s’agit avant tout de femmes lambda dévouées à notre héros. Les quelques exceptions sont plus difficiles à séduire, car focalisées sur leur mission. Elles ne résistent néanmoins guère longtemps et même si Hubert Bonisseur de la Bath en tire de la satisfaction, cette «faiblesse» confirme son opinion: les femmes ne sont pas faites pour l’espionnage:

Hubert savait le danger d'employer des femmes en matière d'espionnage. Peu, bien peu étaient capables de se montrer vraiment et longtemps utiles... On ne pouvait guère, en fait, les employer qu'à circonvenir des agents de l'autre bord. Le malheur voulait que les agents secrets, à quelques partis qu'ils appartiennent, soient toujours des types hors-série, et les femmes-espionnes restaient toujours des femmes... Elles finissaient invariablement par tomber amoureuses d'un homme qu'elles avaient mission de séduire et, logiques avec elles-mêmes, passaient de l'autre côté en livrant tous les secrets qui leur avaient été confiés.(JB, 1963(2): 126)

 

La reine noire: le vilain

Le passage en revue des personnages a, jusqu’à présent, démontré la supériorité et l’unicité d’OSS 117. C’est pour cela que nous lui avons attribué la pièce de la reine blanche. Même s’il peut compter sur ses alliés, il s’en distingue fortement. Son pendant est donc à chercher chez l’ennemi, chez la reine noire qui doit, par souci de contraste et d’équilibre, incarner l’antihéros: plus que le méchant, il est le vilain3. Dans son analyse du héros et de son adversaire, Emma Grundy Haigh, s’inspirant des concepts de Lacan, conclut que l’adversaire représente «l’autre qui n’est pas vraiment autre» (2012: 17), c’est-à-dire une projection du héros.

Cette pièce est incarnée, dans nos romans, par un espion soviétique aussi doué que notre héros. La citation d’introduction présentait Max —qu’OSS 117 doit estimer s’il veut pouvoir s’estimer lui-même— mais il y en a un autre, plus présent et en cela plus riche dans la construction du héros: Grégory. Comme OSS 117, Grégory est très intelligent et fort mais n’utilise la violence qu’en ultime recours. À plusieurs reprises4, il travaille contre notre héros mais leurs confrontations directes sont rares. C’est en cela que l’on peut véritablement les qualifier «d’hommes de l’ombre», menant à bien leurs missions tout en entretenant un profond respect pour le travail de l’autre, car conscients qu’ils n’appartiennent qu’à des équipes différentes jouant au même jeu, respectant les mêmes règles. En voici pour preuve, une lettre —au ton mi-figue, mi-raisin— adressée à Hubert Bonisseur de la Bath par Grégory:

Cher ami,

Félicitations! Votre astuce pour camoufler vos empreintes digitales était digne de votre réputation et je n'aurais sans doute jamais eu la joie de vous exprimer mon admiration si une photo prise par le camarade Piotr Pogossian ne m'était tombée sous les yeux au cours de l'enquête que le Centre fait à Moscou au sujet des derniers événements dont Mexico et Montréal ont été le cadre. Ayant eu l'honneur d'être votre adversaire par trois fois en dix ans, je vous ai reconnu sans trop de peine.

Vous avez donc gagné une fois de plus et je n'ai pas résisté à l'envie de rendre hommage à votre talent en vous consacrant une centaine de pages dans notre brochure "Pris en flagrant délit" que vous trouverez ci-joint.

Ne me remerciez pas. Votre carrière méritait cette consécration.

Bien amicalement,

GREGORY (JB, 1963(1): 185-186)

 

Conclusion

Ainsi, la métaphore du jeu d’échecs pour le dispositif actantiel du roman d’espionnage français permet de démontrer que le héros —la reine blanche— est plus proche de l’espion soviétique —la reine noire ou le vilain— que de ses adjuvants —les autres pièces blanches. D’un point de vue philosophique, nous rejoignons le concept lacanien où le Soi se définit par l’Autre. L’hypothèse de la reine rouge est également validée puisque les comportements de chaque personnage permettent d’approfondir celui du héros.

OSS 117, le héros des romans, se définit donc essentiellement par les Autres et s’en distingue par sa Frenchness. La reine blanche ne reste toutefois qu’un pion manipulé à la guise d’un joueur qui n’est autre que Monsieur Smith, le patron de la C.I.A.:

— Mais, moi, je ne suis pas un agent Action... Je ne suis qu'un modeste joueur d'échecs.

— Avec cette supériorité tout de même sur le joueur d'échecs moyen, c'est que vous jouez avec des pions humains.

M. Smith se moucha.

— Ce qui est nettement plus drôle, acheva Hubert.(JB, 1963(1): 14)

 

Bibliographie

Bruce Jean, Chasse aux atomes, 1952.

Bruce Jean, Un as de plus à Las Vegas, 1958.

Bruce Jean, Lila de Calcutta, 1960.

Bruce Jean, Les Espions du Pirée, 1962.

Bruce Jean, OSS 117 à Mexico, 1963 (1).

Bruce Jean, OSS 117 n’était pas mort, 1963 (2).

Bruce Jean, Ombres sur le Bosphore, 1964 (1).

Bruce Jean, Pays neutre, 1964 (2).

Bruce Josette, Congo à Gogo, 1966.

Bruce Josette, Coup d’Etat pour OSS 117, 1967.

Eco, Umberto. (1966). James Bond: une combinatoire narrative. Communications.Recherches sémiologiques: l’analyse structurale du récit 8, 77-93.

Grundy Haigh, Emma. (2012). In Light of the Other: the Hero and the Adversial Spy. Paradoxa. Espionage Fiction: The Seduction of clandestinity 24, 11-29.

  • 1. Selon nos calculs statistiques, près de trois femmes ennemies devenues adjuvantes sur quatre changent de camp après avoir couché avec OSS 117. La capacité de séduction de l’espion devient ainsi une arme redoutable et contribue à dévaloriser la figure de l’espionne.
  • 2. Cette espionne affronte OSS 117 dans au moins deux épisodes: L’Arsenal sautera(1951) et OSS117 n’était pas mort (1953).
  • 3. La notion de «vilain» permet de construire un système binaire avec le héros plus stable que celle de «méchant», car si les méchants sont multiples, le vilain est, comme le héros, unique.
  • 4. Parmi les romans sélectionnés, Grégory apparaît dans les titres suivants, tous signés par Jean Bruce: Pays neutre (1952), Ombres sur le Bosphore (1954), OSS 117 préfère les rousses (1961) et OSS 117 à Mexico (1963).

Corps féminins et narrations: mutilations et métamorphoses dans le déploiement d’un récit horrifique métafictionnel, l’exemple de Strange Circus de Sion Sono

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Corps féminins et narrations: mutilations et métamorphoses dans le déploiement d’un récit horrifique métafictionnel, l’exemple de Strange Circus de Sion Sono

Soumis par Laurence Perron le 26/01/2017

 

It’s almost like I was born on the execution stand anyway. If not, I was born to my mother as she awaited execution. I’ve been standing in for her there ever since.
-Strange Circus

Le cinéma de Sion Sono a ceci de remarquable qu’il ne se donne pas l’horreur comme fin, mais comme moyen. Ainsi, les procédés de scénarisation, de réalisation et de montage ne sont pas que des outils de monstration de l’horreur, qui est au contraire un instrument d’esthétisation qui sert à diriger l’attention du spectateur sur un contenu spécifique. D’énoncer cela revient donc à présupposer ce contenu au cinéma de Sion Sono: c’est celui-ci que nous allons nous employer à déployer dans le cas de Strange Circus (Sono, 2005). Ce long métrage de Sion Sono raconte, sur fond de fête foraine allégorique, l’histoire de Mitsuko et de la famille dysfonctionnelle dans laquelle elle est piégée. Tantôt violée par un père tout puissant, plus tard battue par une mère jadis aimante et devenue jalouse, la jeune fille tuera accidentellement sa mère au cours d’une dispute et tentera par la suite de mettre fin à ses jours sans succès, perdant alors l’usage de ses jambes. Or, si l’histoire de Mitsuko s’interrompt ici, le film continue néanmoins et effectue un bond hors de sa propre narration. C’est que l’on découvre que la tragique existence de Mitsuko n’est en fait que le récit de Taeko, une auteure mystérieuse et dérangée. Au moment de conclure sa nouvelle, Taeko est assistée par Yuji, un nouveau collaborateur chargé d’enquêter sur elle. C’est au détour de leurs activités que, progressivement, les fictions de Taeko vont venir contaminer un réel dont elles ne sont finalement pas si éloignées et dont elles représentent peut-être la trace résiduelle, le passé problématique. Car sous les masques de Taeko et de Yuji se cachent en fait une Mitsuko et une Sayuri qui vont, chacune à leur manière, rejouer le drame individuel et collectif qui les unit l’une à l’autre. Nous voulons donc, en premier lieu, aborder le film de Sono à partir de la question de l’identité et du corps féminin. Il nous importe de dégager en quoi et comment, dans Strange Circus, ce corps féminin et cette identité sont mis à mal selon différents processus d’indifférenciation, de dédoublement, de scrutation et de mutilation. Il deviendra alors possible, par la suite, de commenter davantage les choix narratifs opérés par le réalisateur. Il apparaîtra dès lors que ceux-ci sont motivés par leur objet d’énonciation et qu’ils cherchent à en épouser les contours pour mieux les cerner. C’est donc en traitant de métafiction, de fragmentation narrative, d’absence de linéarité discursive et d’arborescence diégétique que nous verrons comment la narration, à l’instar du corps féminin qu’elle met en scène, devient elle aussi victime d’une altération, d’une multiplication et d’une mise à mal qui sont révélatrices.

Le cirque auquel se livre la famille de Mitsuko porte bien son nom puisqu’il va exiger de la mère et de la fille un jeu incessant d’interversion et de mimétisme. Mitsuko le mentionne elle-même: «My mother looked just like me. I was just like my mother. My mother was just like me» (Sono, 10 min 54 s), «I am her, and she is me» (Sono, 18 min11 s), «When I lay down, I became my mother» (Sono, 18 min 16 s). L’aspect itératif, compulsif de cette assertion pointe déjà notre attention sur les activités d’absorption et de transformation qui ont lieu entre ces deux femmes qui arrivent mal à définir leurs rôles respectifs. Ici, la figure filiale et la figure maternelle sont sujettes à une dissolution qui les fait entrer en collision sous l’égide, disputée, de la figure féminine sexuelle/sexuée –qui nous renvoie déjà à l’ancestral triangle mère-vierge-prostituée. Pour mettre à jour les motivations de ces permutations, nous croyons nécessaire d’entamer notre analyse là où débute le récit lui-même: la narration, qui s’ouvre sur un extrait, en langue originale, d’À Rebours, roman décadent rédigé par J.K. Huysmans. Le passage porte sur un tableau de Gustave Moreau, qui est lui-même une représentation biblique de la décollation de saint Jean-Baptiste. Nous avons donc, en plus d’une référence à la décapitation qui traverse tout le récit, un intertexte avec l’histoire de Salomé1, une jeune fille qui, pour répondre aux exigences de la mère, ira danser pour son beau-père, le roi Hérode. Celui-ci, sous le charme, propose de réaliser l’un de ses désirs: Salomé s’empresse donc d’exiger la tête du prophète pour satisfaire à la demande maternelle. À propos de cette scène de l’Ancien Testament, René Girard écrira:

Salomé n’a pas de désir à formuler. L’être humain n’a pas de désir qui lui soit propre; les hommes sont étrangers à leurs désirs; les enfants ne savent pas que désirer et ils ont besoin qu’on le leur apprenne […]. C’est bien pourquoi Salomé […] va demander à sa mère ce qu’il convient de désirer […]. L’enfant demande à l’adulte de suppléer non à un manque qui serait le désir, mais au manque du désir lui-même. (Girard, 1982: 195-196)

C’est que René Girard suppose une dynamique du désir qui est essentiellement d’ordre imitatif: «le désir est mimétique, il se calque sur un désir modèle; il élit le même objet que ce modèle» (Girard, 2014: 217). Le père de Mitsuko exige d’elle qu’elle remplisse des fonctions généralement réservées à sa mère en tant qu’épouse. En réponse à un désir imposé, Mitsuko se calque sur la source première de ce désir. C’est pourquoi l’actrice qui incarne Sayuri2 interprète également Mitsuko lors des scènes de viol; c’est aussi pour cela que l’image de la mère vient constamment parasiter celle de sa fille dans des scènes de contemplation spéculaire. Lorsque Mitsuko se regarde dans le miroir (c’est-à-dire au moment où elle dédouble son image), c’est la figure de la mère qui est reflétée sur la surface de verre. Un clivage du moi s’opère, un dédoublement a lieu: l’une des parties de ce moi clivé est tenue d’assumer les relations incestueuses et, pour cela, se retranche sous le masque de la mère, préservant l’autre partie de la souillure du viol. Il s’agit donc d’une tentative qui vise à sauvegarder le moi d’un effondrement identitaire puisqu’elle s’efforce de lever la contradiction inhérente aux deux rôles en les attribuant à deux personnes différentes.

Cette identification extrêmement forte est aussi enclenchée par le père, qui contraint ces deux femmes à être des objets sexuels de manière synchronique, pour le même sujet désirant, alors qu’elles ne le seraient normalement que de manière successive et distincte. C’est-à-dire que Mitsuko, en étant pénétrée par son père, cesse d’agir dans un rapport exclusivement filial avec le père et la mère: pour le premier, elle devient objet de désir, pour la seconde, elle représente la rivale, dès lors qu’elle est instituée sur le même plan sexuel. C’est pour cela que s’instigue, entre mère et fille, une agressivité dont la seconde est victime. Si la mère valorise et encourage, au début du film, la ressemblance qui l’unit à son enfant3 (Sono, 11 min 14 s et 11 min 57 s), elle va vite la rejeter avec violence à partir du moment où cette ressemblance prend des airs de substitution. Lorsque le père déguisera Mitsuko avec les apparats de Sayuri et que la fille ira s’exhiber attifée ainsi devant la mère, cette dernière deviendra folle de rage à la vue du spectacle de sa destitution. Cela est d’autant plus parlant qu’à ce moment, Sayuri prépare dans la cuisine une énorme quantité de nourriture –elle tient donc un rôle de ménagère lorsque Mitsuko lui apparaît comme la séductrice de remplacement. D’ailleurs, il n’est pas innocent de remarquer qu’avant la confrontation, la mère s’emploie à pétrir agressivement une immense masse de viande hachée (Sono, 20 min 37 s): à ce moment, nous sommes placés face à une symbolisation extrêmement forte de la violence qui est faite à la chair de ces femmes et qui est même, parfois, perpétuée par ces femmes elles-mêmes. C’est aussi le cas suite à la tentative de suicide de Mitsuko, où se succèdent de gros plans démesurés sur ses jambes brisées (Sono, 31 min 15 s), ouvertes et fouillées par les scalpels des médecins, nous donnant à voir un corps féminin servile, impuissant, scruté, contraint et modelé contre son gré. Ces deux séquences nous renvoient d’ailleurs à l’une de celles qui se déroulent en fin de récit. Pour la lire, convoquons d’abord la figure mythologique de Cronos, titan grec ayant donné son nom au temps. Un motif qui nous est familier dans Stange Circus semble s’y rattacher, soit celui de la manducation (métaphorique ou littérale) de sa propre progéniture par ses prédécesseurs. De violer sa propre fille relève en quelque sorte de la dévoration, mais aussi de la négation frénétique de sa propre finalité et du passage du temps (on se rappelle la ronde des prostituées qui vont servir de substitut à Mitsuko et qui s’adressent à Gozo en l’appelant papa). La chair infantile féminine devient littéralement objet de consommation. D’ailleurs, pour se délivrer de ce père dévorateur qui refuse d’être détrôné, Mitsuko (cachée sous les traits de Yuji) va dire à sa mère, à propos du corps paternel amputé, «That is our main dish, Mother!». C’est que, par cette assertion, Mitsuko rétablit l’ordre habituel des choses, qui a été brisé par le père, en le mangeant métaphoriquement. Les références à l’ingestion de l’autre et aux dévorations mutuelles n’en restent pas là; l’éditeur de Takeo dira par exemple à Yuji4: «She eats you up and throws you up. We all are her vomit […]. You are grade A meat for her» (Sono, 42 min 20 s). La relation à l’autre en est donc pratiquement toujours une de consomption symbolique. On retrouve cette idée dans le passage où Mitsuko, privée de ses jambes, rampe au sol (image du nourrisson qui n’a pas encore acquis son autonomie) pour se procurer du lait, qu’elle lape d’ailleurs à même le sol (Sono, 1 h 1 min 15 s). Ce faisant, elle aperçoit l’une des boucles d’oreille qui a causé le conflit mortel entre sa mère et elle. La réaction est immédiate: Mitsuko hurle, vagit«okāsan», créant une équivalence symbolique entre la mère et le bijou qui est son représentant. Or, l’une des prostituées du père va manger lascivement ce bijou devant les yeux paniqués et impuissants de Mitsuko. Elle est littéralement en train d’ingérer la mère, de l’avaler pour en priver Mitsuko.

À partir de ces procédés d’interversion identitaire, de dédoublement et d’automatisation de son propre corps, nous pouvons facilement faire appel, brièvement, aux théories de l’inquiétante étrangeté (Freud, 1985). Au-delà de la représentation circassienne et de l’usage des masques, des corps amputés, de la mécanisation de ses propres agissements, qui rappellent ce que peuvent avoir de unheimlich les automates et les poupées (crainte de ce qui semble vivant et qui pourtant ne l’est rationnellement pas), l’inceste nous apparaît lui-même comme une manifestation du double horrifiant en ce qu’il est une pulsion de reproduction du même avec le même. Cependant, l’élément unheimlich le plus probant dans Strange Circus est indubitablement la pulsion scopique. Nous sommes sans cesse confrontés, chez Sion Sono, à des personnages qui regardent et veulent être regardés, qui craignent de regarder ou de l’être, et où le désir érotique et la création du moi dépendent de la puissance phallique que revêt le regard. Déjà, c’est le visionnement de la scène primitive par Mitsuko qui va éveiller la pulsion incestueuse du père: la connaissance, comme pour Ève, va occasionner la chute édénique de la fillette. L’aspect primordial de ce rapport ambigu et versatile à la vision va être explicité et accentué par de nombreux plans rapprochés sur l’œil des personnages et des champs/contrechamps révélateurs. On se rappelle que le père de Mitsuko, lorsqu’il s’ébat avec sa femme, contraint sa fille à regarder la scène, alors qu’elle est dissimulée dans un étui à violoncelle dans lequel un trou (peep hole, un sens qu’un terme comme œil de bœuf ne rend pas tout à fait en français5) est pratiqué: il se produit alors un jeu de caméra (Sono, 11 min 46 s) qui alterne avec fulgurance des gros plans de l’œil de Mitsuko, de la scène qu’elle épie, mais aussi, et surtout, du trou lui-même, parfois filmé de l’intérieur, parfois de l’extérieur. Ces procédés filmographiques expriment à merveille la tension qui s’installe entre sujet regardant et objet regardé en tant que dynamique de pouvoir. Par exemple, au moment où Mitsuko entre dans le bureau du père, un film pornographique est projeté sur elle, illustrant parfaitement la fonction d’écran aux fantasmes paternels que doit assumer ce corps juvénile. C’est donc le père (et par lui, le regard masculin en général) qui modèle le corps de sa fille; l’étui même dans lequel il la cloître est une forme de regard prescriptif en ce qu’il choisit au corps une forme prédéfinie dans laquelle il doit s’insérer. D’autant plus qu’un étui sert généralement à ranger un instrument, ce qui relègue celui qui s’y trouve à un rôle passif objectifiant –après tout, une fois Mitsuko coincée dans son fauteuil roulant, elle cesse d’être utile au père en tant qu’objet sexuel et, désormais, plutôt que de représenter le contenu de l’étui, elle devient elle-même un étui, soit celui du secret incestueux (image qui nous renvoie à l’image du corps-vase proposée par Yuji). Cette omniprésence du regard paternel et masculin asphyxiant apparaît avec encore plus de clarté lors de la séquence où deux jeunes filles frêles poussent laborieusement une télévision immense sur laquelle figure un gros plan des yeux du père, qui regardent fixement la caméra (Sono, 13 min 47 s). L’œil dominateur est alors présenté comme un fardeau pour des femmes qui sont examinées par lui et qui par conséquent portent ce regard à la manière d’une chape patriarcale qui conditionne leur avancée et leur trajectoire.

Pour contrevenir à ce regard tyrannique et asservissant, les femmes du récit se tournent vers l’altération de leur propre corps en tant que modalité d’une prise de contrôle sur celui-ci. Contre cette fragmentation du corps par l’autre, l’individu oppose donc une nouvelle forme de mutilation qui possède quant à elle l’avantage d’être autogénérée et autogérée par le sujet mutilé/mutilant. On trouve donc là, quoiqu’on en dise de malsain (car nombreux sont aussi les actes mutilatoires malsains dans Strange Circus), une récupération de son propre corps et, surtout, une façon de faire signifier la blessure. La réunion des scarifiés anonymes le montre bien: la cicatrice est la preuve d’un «total control over (the) body [that allows us to] live like a torso» (Sono, 59 min 20 s). Cette dernière motivation du geste scarificateur rappelle d’ailleurs l’une des réflexions de Yuji: «She said after the rape she felt like she was amputated, both her arms and legs. She felt like she was nothing but a torso» (Sono, 1 h 8 min 33 s). Cette image de l’amputation préfigure déjà le sort réserve à Gozo et le sens de la vengeance opérée sur son corps, mais il nous semble encore plus primordial de relever ce qu’une telle comparaison peut signifier sur le plan symbolique si on le comprend à la manière du symptôme tel que l’envisage la psychanalyse. Pour les personnages de Sono, tout se passe comme si le trauma, parce qu’il est indicible et qu’il n’arrive pas à s’articuler dans une parole cohérente, doit se trouver néanmoins des voies de résurgences comme le corps. Le nœud traumatique vient alors marquer la chair, il inscrit, dans un langage mutilatoire, le récit d’une blessure psychique sur la peau. C’est pourquoi nous pouvons les appeler des blessures signifiantes: elles sont la manifestation rendue corporelle de la perte d’autonomie, de désintégration du moi et de contrôle de son propre devenir que provoque le viol incestueux. Taeko va même jusqu’à suggérer que son usage du fauteuil roulant n’est peut-être qu’une façon d’illustrer, d’extérioriser un état psychologique handicapant. La scarification du corps devient donc une manière paradoxale de le libérer par une douleur qui, cette fois-ci, peut faire sens. C’est d’autant plus parlant dans le cas de Yuji et de sa mammectomie. L’acte de brûler ses propres seins incarne une rébellion contre la mère, dont ils sont le représentant premier (l’allaitement est l’action nourricière par laquelle se crée le lien filial), une volonté de se séparer d’elle, alors que le récit ne cesse de les indifférencier. Ils sont aussi une négation de sa propre féminité, les seins étant la première manifestation de la puberté féminine et leur ablation, un refus catégorique de cette dernière. Lorsque Yuji montre sa poitrine scarifiée à la mère, elle s’exclame, au même moment, «I am not you! You are not me!» (Sono, 1 h 26 min 28 s). La lacération du sein est donc un moyen drastique de séparer ces deux corps qui ont été mis sur le même plan par le père. Comme dans un effet de double négativité, la mutilation du corps renverse la charge de la mutilation identitaire et permet au sujet de se construire en tant que tel.

Nous voici donc, en tant que spectateurs, confrontés à des chairs découpées, contrôlées et objectifiées, à un long métrage où pullulent les représentations d’un corps et d’une identité féminine qui sont constamment soumis à des manipulations brutales. En soulevant cette redondance de la réification du féminin, nous voulons cheminer vers un postulat en particulier. Car si une simple théâtralisation d’un corps chosifié et martyrisé peut être taxée de spectacle machiste et misogyne, il nous semble impossible d’accoler cette étiquette au travail de Sion Sono pour une raison majeure que va nous fournir la mécanique narrative. En effet, nous avons pour dessein de démontrer que les procédés énonciatifs de Strange Circus sont soumis à un traitement semblable –mutilation, ambiguïté identitaire, dédoublements– à celui que subit le moi féminin, et ce dans un objectif métafictionnel d’autoréflexivité. Pour appuyer cela, nous voulons d’abord nous pencher sur les mises en scène de cirque. Il est avant tout important de mettre l’accent sur l’aspect enchâssant de ces séquences: plutôt que d’être une narration parallèle à la diégèse classique de l’enfance de Mitsuko, elles constituent un palier narratif distinct, mais perméable et qui, surtout, englobe la première –quoiqu’elle soit à certains moments englobée par elles. Cela revient à dire que ces deux narrations racontent approximativement la même histoire et rejouent à peu près les mêmes éléments sémantiques, mais leur choisissent cependant des modalités d’incarnation. La machine diégétique, quoiqu’elle fonctionne selon deux régimes séparés, raconte peu ou prou le même récit en organisant ses signifiés selon d’autres signifiants. Il s’agit donc d’une métafiction –car le film commente son propre caractère fictif et ses pratiques de mise en récit, nous y reviendrons– et plus précisément d’une mise en abyme. Lucien Dällenbach écrit, dans Le récit spéculaire: «Organe d’un retour de l’œuvre sur elle-même, la mise en abyme apparaît comme une modalité de la réflexion […]. Sa propriété essentielle consiste à faire saillir l’intelligibilité et la structure formelle de l’œuvre» (Dällenbach, 1977: 16). Les représentations foraines fonctionnent comme des clés de lecture, c’est-à-dire qu’elles produisent un commentaire, mais aussi une distance d’avec la fiction principale. Le cirque n’est pas davantage ni moins virtuel que le récit de Mitsuko ou que celui de Takeo, il l’est simplement de manière plus manifeste et ce, précisément dans le but de démontrer par inférence le caractère fictif de la métafiction qu’il contient (on est même tenté de dire que les représentations foraines grotesques sont moins celles qui prêtent leur nom au film que l’étrange cirque familial incestueux qui a cours dans le récit ultérieur).

Si l’on se concentre sur l’ouverture du film, on remarque déjà tous les effets de théâtralité qui sont mis en place: déguisements, masques, perruques et maquillages. Ces éléments grotesques possèdent pour fonction de nous rappeler que nous assistons à une exhibition ostentatoire qui se dénonce elle-même en tant que représentation par sa nature excessive et burlesque. Le maître de cérémonie dira d’ailleurs «Enjoy the show», et il parle sans doute moins des prestations circassiennes à venir que du récit qui va suivre. C’est donc autant au spectateur dans l’écran qu’à celui devant l’écran qu’il s’adresse: voilà survenir le métadiscours dont parle Dällenbach et qui permet à l’œuvre de commenter son propre fonctionnement en «[attribuant] à un personnage du récit l’activité même du narrateur qui le prend en charge […]» (Dällenbach: 30). L’usage de la caméra va dans ce sens: au moment où le maître de cérémonie cherche un assistant volontaire dans la salle, il finira par désigner Mitsuko. Cependant, celle-ci ne nous est pas montrée, car Sion Sono utilise une caméra subjective dont elle est le point de fuite. L’effet est fort et immédiat: le quatrième mur est brisé par l’impression que nous avons d’être celui sur lequel le maître de cérémonie a jeté son dévolu. C’est donc que nous participons activement au cirque dont il est question ici. Voilà donc le spectateur rendu complice, mais de quoi? De la décapitation réservée aux deux femmes ou de la dénonciation de cette décapitation? Car Sion Sono veut bien nous faire sentir la menace que constitue son film pour celui qui le regarde; après tout, la victime guillotinée est choisie dans l’audience dont nous faisons partie. La narration circassienne participe donc d’un effort d’abolition des niveaux diégétiques, de compromission de leurs délimitations respectives et de suscitation de l’inquiétude chez le spectateur, qui est en droit de se demander quelle est exactement sa position dans les sphères perméables de la réalité proposée par le film –évidemment, il ne s’agit pas de remettre en question notre propre réalité, mais plutôt de mesurer autrement notre impact et notre implication, en tant qu’interprétant, sur les différents paliers de fiction et vice versa.

En effet, les décapitations successives de Mitsuko et de Sayuri relèvent de l’ordre du spectacle: on nous donne donc à lire la mise à mort du sujet féminin en tant que performance – tout ceci ne manque pas de rappeler Guy Debord, pour qui «[l]e spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images» (Debord, 1996: 10). Le spectaculaire est une mécanique d’arrangement et d’esthétisation d’un social, de ses rapports, et parfois, comme ici, de sa critique. Or, nous n’avons d’autre choix que de nous considérer comme le public à qui s’adresse cette décapitation. Ces processus nous contraignent à poser un œil critique sur le contenu que nous visionnons. Ainsi, la multiplication et la mutilation des niveaux diégétiques occupent une fonction esthétique primordiale: d’abord, elle fait de l’incertitude un élément essentiel de la réflexion, puisque nous ne sommes jamais tout à fait sûrs de la sphère fictionnelle à laquelle appartiennent les séquences; ensuite, elle remet en perspective et relativise la notion de vérité puisqu’elle empêche toute hiérarchisation qualitative de ces niveaux de réalité, nous invitant alors à questionner le contenu filmique. Mitsuko dira: «As I grew up I began to notice the traps everywhere. If you don’t figure them out, you’re dead». À partir de ce que nous avons déjà souligné, nous pouvons supposer que la narration est elle-même l’un de ces pièges, qui nous est destiné. D’ailleurs, dans les dernières minutes du film, ce n’est pas uniquement Taeko/Sayuri qui est à la merci de Yuji/Mitsuko alors que les différentes limites narratives se brouillent et perdent leur hiérarchie, mais également le spectateur. La question «Now, wich one is the dream?» (Sono, 1 h 41 min) s’adresse autant à ceux qui se trouvent dans la diégèse que ceux qui en sont exclus, et nous sommes placés face à la même impossibilité de fournir une réponse. Selon la terminologie d’Umberto Eco, Strange Circus serait un prototype idéal d’œuvre ouverte (Eco, 2015) puisqu’il fait le choix conscient de ne pas trancher sur la question de sa propre signification, n’invalidant aucune possibilité interprétative et laissant le soin au lector in fabula (Eco, 1939) de tirer ses propres conclusions. Il nous enjoint donc directement à collaborer à sa propre construction en agençant selon différents modèles ses éléments et sa structure d’ensemble. Contrairement aux femmes du récit qui sont constamment condamnées à un rôle passif de spectatrice, le film offre à son spectateur la posture inverse, celle d’un actant qui interagit et interfère avec le produit filmique qu’il visionne. La narration, en tant que perspective spécifique et singulière sur un contenu donné, est un œil scrutateur au même titre que celui, misogyne et dominateur, que le film met en scène par le biais du père. Il s’agit donc de mettre en place un regard qui cherche à nier ce premier, à poser un jugement critique sur lui et à enjoindre le spectateur à procéder de même face au contenu discursif proposé. Cela nous renvoie à l’une des interrogations de Taeko et à la façon dont l’éclaire la théorie de l’interprétation des rêves de Freud (Freud, 2012). Une fois sa nouvelle terminée, l’auteure demande à son assistant, «Do you, by any chance, think that reality lies not here but in what I write?» (Sono, 1 h 6 min 43 s). Celle-ci n’a pas tout à fait tort si l’on se réfère à la notion psychanalytique de symbolisation ou de réécriture du souvenir, où l’énonciation formelle en dit plus sur le sujet parlant que l’énoncé et son contenu à proprement parler. Il y a là une clé majeure de l’œuvre en ce que cette réplique suggère que le comment dire prévaut sur le quoi dire, auquel il est insubordonné. Dans Strange Circus, cette correspondance existe bel et bien puisque l’énonciation ne cesse de faire écho à son contenu. Narration-guillotine, qui s’abat comme un véritable couperet, narration-carrousel qui grince et tourne sur elle-même en rondes circulaires, le film de Sion Sono nous délivre une réflexion qui, bien qu’elle les englobe, va bien plus loin que la question de l’inceste et de la condition féminine, et qui relève de notre autonomie intellectuelle en regard des contenus artistiques auxquels nous sommes confrontés.

 

Bibliographie

DÄLLENBACH, Lucien. 1977. Le récit spéculaire. Paris: Seuil, «collection Poétique», 247 p. 

DEBORD, Guy. 1996. La société du spectacle. Paris: Gallimard, «Folio», 224 p.

ECO, Umberto. 1989. Lector in fabula. Paris: Le Livre de Poche, «biblio essai», 314 p.

ECO, Umberto. 2015. L’Œuvre ouverte. Paris: Points, «Essais», 313 p.

FREUD, Sigmund. 1985. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris: Gallimard, «folio essais», 340 p.

FREUD, Sigmund. 2012. L’interprétation des rêves. Paris: PUF, «Quadrige», 756 p.

GIRARD, René. 1982. Le bouc émissaire. Paris: Le Livre de Poche, «biblio essai», 313 p.

GIRARD. 2014. La violence et le sacré. Paris: Grasset, «Pluriel», p. 217

SONO, Sion (réalisateur). 2005. Strange Circus. Tokyo: Sedic, 108 min.

  • 1. La référence à Salomé indique bien la part active que prend la mère dans la condamnation et la désintégration identitaire de sa fille.
  • 2. Sayuri est le prénom de la mère.
  • 3.«You look just like me, sweetie.» et «When you grow up, you can have everything I own. Everything will be yours.»
  • 4. Rappelons qu’il s’agit en fait de Mitsuko et de Sayuri, donc d’une mère et de sa fille.
  • 5. Le judas, synonyme qui fait référence à la trahison du Christ et à l’un des responsables de sa crucifixion, convient sans doute mieux sur le plan de la richesse sémantique.

Charles Soule et Swamp Thing (1): tradition et imagination

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Charles Soule et Swamp Thing (1): tradition et imagination

Soumis par Philippe St-Germain le 26/01/2017
Catégories: Fiction, Bande dessinée

 

Swamp Thing est un personnage marginal dans l’histoire de DC Comics —sur le plan commercial, à tout le moins. Ses aventures n’ont pas été publiées de façon continue depuis sa création en 1971. Par ailleurs, à l’exception d’une première adaptation cinématographique écrite et réalisée par Wes Craven (1982), d’un passage très remarqué de l’auteur britannique Alan Moore sur la série de comic books entre 1984 et 1987 et d’une controverse qui a brutalement interrompu le passage de Rick Veitch sur le titre en 1989 1, le personnage a rarement été au cœur des discussions. Notons, en outre, que les séries dont il a été la vedette n’ont pas été exclusivement publiées sous la bannière de DC, mais parfois, aussi, chez Vertigo, une filiale proposant un contenu plus corsé et adulte.

Ce profil bas a permis à de jeunes auteurs promis à un bel avenir (dont Grant Morrison, Mark Millar et Brian K. Vaughan) de faire leurs premières armes —ou presque— sur la série, mais DC n’a jamais perdu l’espoir de transformer Swamp Thing en locomotive économique. Lors du redémarrage de 2011 intitulé New 52, Swamp Thing fut extrait de Vertigo et réintégré à l’univers principal de la compagnie; on le confia en outre à deux étoiles montantes de l’industrie: l’auteur Scott Snyder2 et le dessinateur québécois Yanick Paquette 3.

Une fois leur passage terminé, l’arrivée de l’auteur Charles Soule sur le titre souleva assez peu de vagues. Jusque-là, Soule (un avocat de formation qui exerce encore ce métier4 malgré une charge de travail de plus en plus considérable) était assez peu connu: il avait bien publié quelques miniséries dans des maisons d’édition indépendantes, mais rien chez les compagnies que l’on surnomme le big two (DC et Marvel), ni chez Image ou Dark Horse, entre autres exemples. En choisissant un auteur si peu établi, DC paraissait donc condamner la série à une fin prochaine.

Ces faibles attentes ont sans doute amplifié la surprise suscitée par les premiers numéros de Soule5. Il a rapidement déployé sa marque de commerce: une solide compréhension de l’histoire de son personnage, jumelée à la volonté d’en proposer une interprétation singulière; un travail d’équilibriste entre le respect de la tradition, les diktats de la bande dessinée commerciale et une imagination déliée. Comme on le verra, cette approche marque l’ensemble de son passage sur Swamp Thing, qui a engendré 25 numéros et environ 540 pages en deux ans (2013-2015 6). Je m’attarderai aux principales intrigues développées par Soule au fil de ces numéros en accordant une attention soutenue à sa réappropriation souvent judicieuse du patrimoine de son personnage en général, et des concepts d’Alan Moore en particulier; je m’efforcerai aussi d’en souligner les limites, qui sont plus flagrantes dans un sprint final marqué par des circonstances inhabituelles.

 

Un homme ou une plante?

Créé en 1971 dans House of Secrets #92, Swamp Thing fut la vedette d’une première série solo à partir de l’année suivante; puis, après une éclipse d’une dizaine d’années, quatre autres volumes de ses aventures ont été publiés (1982-1996; 2000-2001; 2004-2006; 2011-2015), sans compter des apparitions ponctuelles dans d’autres séries7. Cette longue et tortueuse histoire est cependant balisée par deux approches fondamentales que je résumerai d’emblée, puisque tous les auteurs ont pris position à leur sujet, explicitement ou non. Charles Soule ne fait pas exception à la règle: comme on le verra, la première page de son tout premier numéro amorce avec ces versions antérieures du personnage un dialogue qui se poursuivra par intermittence jusqu’à son dernier numéro, deux ans plus tard.

La première interprétation de Swamp Thing, que l’on pourrait qualifier de «classique» ou traditionnelle, fut d’abord celle de Len Wein, qui a créé le personnage avec le dessinateur Berni Wrightson. Cette approche rappelle des œuvres mettant en vedette des savants fous: le biologiste Alec Holland cherchait à mettre au point une formule biorestaurative; après une explosion dans son laboratoire, il dut plonger dans un étang pour éviter de brûler vif. Il a survécu à l’épreuve, mais sous la forme d’un monstre à l’allure végétale. Il poursuivra ensuite son chemin en tant que protecteur de la nature, mais aussi —et surtout— en tant que monstre, nostalgique d’un monde (et d’un amour) perdu(s). Ayant déjà été humain, il espère le redevenir. Selon cette version, Swamp Thing est donc un monstre produit par l’expérience scientifique d’un savant aux accents prométhéens.

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La deuxième interprétation du personnage —de loin la plus célèbre— est celle d’Alan Moore. Après un numéro initial (le #20 du deuxième volume) dans lequel il s’est efforcé de conclure les intrigues amorcées par son prédécesseur Marty Pasko, Moore — avec ses brillants collaborateurs Steve Bissette et John Totleben— a produit l’un des numéros les plus remarquables de l’histoire du médium. En effet, à partir de ce #21 intitulé «The Anatomy Lesson», Swamp Thing n’est plus un monstre qui a déjà été un homme, mais une forme végétale qui a essayé d’imiter la forme humaine d’Alec Holland (l’allure physique, la vie psychique, les souvenirs, etc.). Loin de réduire la portée du personnage, cette révélation à la fois radicale et cohérente ouvrait un monde complètement neuf en délaissant le schéma amplement balisé du savant fou et de la science inquiétante. Moore en a enrichi les contours par la suite, créant une mythologie luxuriante autour du personnage de Swamp Thing. On lui doit notamment des concepts tels que le Vert (sorte de conscience collective de toute la végétation), les avatars (les représentants et protecteurs de la nature —Alec Holland étant le plus récent d’une longue succession) et le parlement des arbres (constitué de certains avatars «à la retraite»), mais aussi des personnages dont les aventures continuent d’être racontées aujourd’hui, comme John Constantine8.

Cette énumération est partielle et n’épuise pas l’ensemble des contributions d’Alan Moore à l’histoire du personnage, mais elle est loin d’être aléatoire: je m’en suis volontairement tenu à des concepts qui allaient jouer un rôle central pendant le passage de Charles Soule sur la série, qui m’interpellera à partir de maintenant. J’organiserai mes remarques en jumelant les points de vue chronologique —je suivrai, en gros, l’ordre des diverses intrigues— et thématique.

 

Nature et éthique

Dans le débat «humain ou plante?», Soule effectue son choix dès les premiers mots de son premier numéro. Il s’insère dans la continuité de l’auteur qui l’a immédiatement précédé (Scott Snyder), lui-même en continuité avec la première interprétation du personnage: dans cette version, Swamp Thing a été —et il est encore— un homme («I am a man. I’m Dr. Alec Holland»). Soule revendique cette notion après avoir fait un clin d’œil à la version de Moore («the last guy to have the job wasn’t really a guy at all»), qui apparaîtra quelques fois dans les numéros à venir.

À première vue, Soule s’en tient donc à l’approche classique et traditionnelle. Mais il impose sa marque grâce à la figure antagoniste qui traversera sa première longue histoire (celle qui se déploie, en gros, dans les #19 à 27, et qui m’occupera dans ce texte): Seeder («le semeur»). Ce nom pourrait bien s’appliquer à son auteur lui-même. Dans certaines entrevues livrées un peu avant et après la parution du #19, Charles Soule a dit qu’il travaillait sur plusieurs plans à la fois: certes, il voulait semer les graines —il ne faudrait tout de même pas abuser des métaphores agricoles…— d’intrigues futures, décision normale d’un auteur œuvrant dans un médium proche du feuilleton, mais il entendait néanmoins exploiter prestement les idées qui lui tenaient à cœur. Après tout, aucun auteur ne sait à quel moment il quittera une série donnée; surtout un auteur méconnu, comme l’était Soule à l’époque. La promesse de résolutions éventuelles peut aussi être comprise comme une stratégie visant à séduire à la fois ses lecteurs et ses patrons.

Étant donné le contexte décrit plus tôt, le #19 allait être déterminant pour le futur de Soule sur le titre. Soule réussit le pari d’insérer Swamp Thing dans l’univers de DC en faisant des allusions subtiles aux deux personnages les plus célèbres de la compagnie. Il amène en effet Swamp Thing à Metropolis, ville associée à Superman9 (qu’il souhaite rencontrer afin de l’interroger sur sa vie de superhéros); mais plutôt que de le lancer immédiatement dans les bras du superhéros primordial, il trouve un lieu intermédiaire dans lequel Swamp Thing se sent chez lui: le jardin botanique. Batman, quant à lui, n’est pas directement convoqué, mais Swamp Thing retrouve un de ses antagonistes les plus monstrueux: Scarecrow, de passage au jardin afin d’étudier une plante procurant des hallucinations à son consommateur.

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Bien que l’identité de Seeder ne sera révélée que plus tard, Soule établit dès le #19 un rapport intéressant entre cet être mystérieux et Swamp Thing; plus précisément encore, entre leurs manières respectives d’utiliser la nature. À certains égards, Soule paraît octroyer un contre-emploi à Swamp Thing, qui se sert habituellement de la nature comme un peintre de ses huiles: il ne lui fait pas construire, mais détruire une oasis en plein cœur de la jungle. C’est que cette oasis, qui semble initialement bénéfique puisqu’elle abreuve des gens privés d’eau, entraîne des conséquences fâcheuses ailleurs sur la planète. En tant qu’avatar du Vert, Swamp Thing entend moins se servir de la nature de manière spectaculaire que respecter son ordre intrinsèque. Seeder, quant à lui, est d’emblée associé à un usage abusif et hubristique de la nature, sans attention aux conséquences. Un usage juvénile: «He’s pulling power from the Green, but like a child, just reaching in and grabbing whatever he wants.» Ces affrontements entre Swamp Thing et Seeder traduisent la confrontation de deux postures classiques en philosophie morale: le déontologisme, surtout associé à Kant (qui évalue les actions à partir du devoir, de l’intention et de l’universalisation possible de nos actions), et le conséquentialisme, surtout associé à Mill (qui évalue les actions à partir de leurs conséquences).

Cet usage impulsif de la nature sera éventuellement expliqué par l’identité véritable de Seeder: il est Jason Woodrue, aussi appelé Floronic Man. Ce personnage n’est pas neuf, et son importance dans l’histoire de Swamp Thing est considérable: Alan Moore l’a utilisé dans son célébrissime «The Anatomy Lesson» en 1984; c’était ce même Dr. Woodrue qui avait appris l’identité végétale de Swamp Thing après en avoir fait l’autopsie. Dans le numéro suivant de Moore, Woodrue a mangé des morceaux du cadavre de Swamp Thing dans l’espoir de participer lui aussi au Vert. La nouvelle mouture (post-2011) de la série réactive ce rapport de Woodrue à Swamp Thing, mais aussi au Vert: un aperçu biographique montre sa fascination pour le Vert depuis ses années d’étudiant, alors qu’il cherchait par tous les moyens à entrer en contact avec les avatars, voire à en devenir un lui-même. Chez Moore comme chez Snyder et Soule, Woodrue n’est donc pas qu’un observateur intéressé, mais un témoin qui aspire ardemment à être un acteur/avatar.

C’est Charles Soule qui donnera à Woodrue la chance de le devenir. Il exploite la jalousie de Woodrue pour Holland et, en le faisant devenir Seeder, il lui offre une promotion appréciable. La jalousie de Woodrue est aussi la soif d’une collaboration éventuelle, surtout lorsqu’il confie à Holland: «We can feed the world. We can clothe it. We can end illness. […] We can make Earth a paradise!» Holland ne prend pas ces promesses de Woodrue/Seeder au sérieux; du reste, il y discerne encore une fois une profonde incapacité à mesurer les conséquences de ses gestes. Holland attend du parlement des arbres qu’il mette fin à cette rivalité stérile soit en tuant Woodrue, soit en lui retirant ses pouvoirs. Mais à sa douloureuse surprise (tout comme à celle du lecteur, habitué de voir le parlement favoriser le héros), il ne fait rien. Pire encore, il paraît jouir de cet affrontement qui, affirme-t-il, décidera de l’identité du prochain avatar.

 

Le parlement des arbres, ou Soule dialoguant avec Moore

L’aspect le plus déterminant du Swamp Thing de Charles Soule —à tout le moins dans son premier tiers— est possiblement ce qu’il fait d’une des créations les plus mémorables d’Alan Moore: le parlement des arbres. Moore l’a introduit dans le #47 du deuxième volume, publié en avril 1986. Situé au Brésil, ce parlement réunit des avatars du Vert qui sont désormais à la retraite. Il engendre une communauté d’avatars qui n’efface pas leurs différences spécifiques: «All our stories are subtly different yet the underlying pattern remains constant.» Les diverses époques dans lesquelles ont évolué les avatars ont donné lieu à des interprétations diverses, et Moore exploite à dessein le potentiel mythologique de sa création, faisant dire à des avatars du Vert: «In old China, they called me ‘ghost hiding in the bushes’… in prehistoric Africa, I was great Url10.» Bien que le parlement assure ainsi un lien entre des consciences différentes, il n’a pas toujours réussi à instaurer un climat de paix ou de confiance: les rivalités et les tensions ont été fréquentes, dans l’histoire de Swamp Thing.

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Soule s’est non seulement intéressé à ces tensions, mais il les a exacerbées. Bien que certaines allusions parsèment ses premiers numéros, c’est dans l’Annual #2 —deux fois plus long que les numéros mensuels, comme les autres de son acabit— que Soule détaille son interprétation. L’histoire prend la forme d’un retour aux origines, racontant d’abord l’apparition du tout premier avatar du Vert (fruit d’un pur mécanisme de défense), puis la succession des avatars depuis ce moment inaugural. Les premiers avatars étaient violents, en réaction à une menace humaine considérable, puis ils se sont graduellement calmés. Cette tranquillité progressive a été facilitée par le parlement des arbres, qui tablait sur le «reservoir of intelligence» du Vert: une expérience multiple et partagée, mise au service des nouveaux avatars —choisis par le parlement, bien qu’on nourrisse en eux le sentiment de s’engager sur une base volontaire— afin qu’ils atteignent leur plein potentiel.

Jusque-là, le traitement soulien de la mythologie est classique et traditionnel. Mais j’ai déjà souligné que Soule avait entrepris de fragiliser le parlement dans les numéros précédents, à travers l’estime étrange de cette vieille institution pour Woodrue/Seeder. Il poursuit dans cette veine en suggérant que les décisions du parlement ne sont pas aussi unanimes qu’on ne le pense: les membres étant élus, ils cherchent tous à défendre leur point de vue et leur avatar favori. Holland effectue néanmoins un séjour dans cet environnement de plus en plus hostile afin d’obtenir des conseils pour mieux se préparer à son affrontement contre Seeder. Il rencontre deux de ses personnalités les plus excentriques (qui joueront un rôle important dans la suite de la série): Wolf, sorte de vieux sage partageant avec Holland sa connaissance des arcanes du Vert et du parlement, et Lady Weeds, plus retorse et guerrière. Moins soumise à l’autorité que Wolf, elle lui montre —dans un flashback— que les dissensions internes du parlement ne datent pas d’hier.

La troisième rencontre dans le parlement des arbres est de loin la plus intéressante: Holland discute avec l’un de ses prédécesseurs, dont l’allure bleue est exactement celle du Swamp Thing de Moore, pendant sa dernière année sur le titre; sa psychologie est elle aussi semblable, puisqu’il s’agit d’un avatar persuadé d’être un homme alors qu’il ne l’est pas. La discussion entre Holland et cet avatar moorien peut se lire comme un dialogue entre Charles Soule et Alan Moore: l’avatar bleu lui dit que si le parlement lui ordonne de commettre un acte qui contrevient à sa nature profonde et qu’il s’agit donc d’un pur compromis:

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Il lui faudra donc dire non. Il est tentant de lire la résistance de l’avatar bleu à l’autorité traditionnelle du parlement comme un clin d’œil de Soule à l’attitude sceptique —voire hostile— de Moore par rapport aux autorités institutionnelles (notamment l’industrie du cinéma, avec laquelle il a eu plusieurs démêlés, mais aussi et surtout DC Comics elle-même). Ce point de vue paraît autorisé par la présence de plus en plus importante de la métafiction dans la série, comme on le verra dans la deuxième partie de cette étude.

Dans le numéro suivant, Holland se consacre à son affrontement décisif contre Seeder. Holland mène cette bagarre presque tout du long; à la fin, le pied sur la gorge de Seeder, il pourrait le tuer. Le parlement lui ordonne de le faire. Se rappelant le conseil de son prédécesseur, Holland refuse; le parlement le «gratifie» alors d’une retraite dorée dans le Vert, en compagnie des autres avatars, pendant que Seeder —plus fonceur et moins hésitant— prendra sa place. Ce dernier jouit de son rôle d’avatar du Vert en commettant une série d’actes dangereux: il visite Buddy Baker, mieux connu sous le nom d’Animal Man (et avatar du Rouge —de la vie animale), dans l’espoir de détruire le Rouge pour ainsi mieux impressionner le Vert. Après ce premier échec, il part au Pérou afin de freiner un développement industriel qui brime la végétation.

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Tout se joue dans le #27, tandis que Seeder est encore l’avatar du Vert. La vie de retraité paraît initialement convenir à Holland. Wolf, son hôte gracieux, multiplie les preuves du plaisir qu’il pourra y trouver (il recrée notamment, sous une forme végétale, les corps de femmes aimées), mais Holland a de fortes réserves: il souhaite sortir du Vert et regagner son propre monde. Lady Weeds lui propose d’abord le suicide, puis elle attire son attention sur le meilleur point de convergence entre le Vert et la Terre: le parlement des arbres. Dans le Vert, Holland peut enfin voir les formes véritables des membres du parlement (et non les arbres millénaires dans lesquels ils projettent leur conscience, sur Terre: Soule nous fait voir les coulisses d’une organisation dont on ne connaissait que les contours jusque-là). Il apprend que la dernière élection a eu lieu en 1918 et que, depuis ce temps, les membres s’accrochent désespérément à leur pouvoir. Lady Weeds souhaite se délivrer d’eux depuis longtemps, mais elle ne croyait pas avoir suffisamment de force pour les détruire.

Holland prend l’initiative de sceller le sort de ce parlement fossilisé, destruction qui lui permet aussi de se libérer. Il procède à un renversement de la soi-disant autarcie du parlement: «The parliament has the power to end an avatar, to make room for another. But there is a secret. An avatar also has the power to end the parliament.» Et ce, sans pour autant détruire le Vert ou cesser d’être son avatar. Il s’agit donc de perpétuer une tradition en en reconfigurant certains paramètres… tout comme Soule lui-même se rebelle contre l’autorité de la suite d’auteurs s’étant succédé sur le titre: c’est une évasion qui n’est ni une fuite, ni une destruction complète, mais une reconfiguration. Dans une entrevue livrée au site Comic Book Resources, Soule souligne les limites du rôle traditionnellement dévolu au parlement des arbres, dans l’histoire de la série: lorsqu’une difficulté survenait, Holland se tournait vers ses membres millénaires et obtenait les conseils voulus. C’était un parlement mythologique et symbolique, tandis que celui de Soule est passablement plus proche des institutions politiques11. Soule a estimé qu’une libération du parlement lui donnerait de nouvelles options pour construire ses intrigues et envisager l’évolution du personnage («putting him on his own gives me more to work with12»), la libération du personnage devenant aussi celle de son auteur.

Les concepts du Vert et du parlement des arbres montrent bien l’un des principaux intérêts de Swamp Thing —tant du personnage et de la série que de son univers général: il aménage à l’intérieur même de sa diégèse un espace de discussion entre les différentes versions d’un même monde fictif. Au sens strict, Swamp Thing n’est pas un legacy hero, c’est-à-dire que les êtres qui se succèdent dans son rôle ne sont pas de la même famille13. Ils sont cependant unis par la conscience du Vert, qui les rassemble comme autant de parties tout en formant un ensemble cohérent. Cette dynamique fluide qui autorise à la fois la communion et l’individualité se prolonge parfois dans le traitement qui est réservé au personnage par ses auteurs successifs. C’est précisément en n’étant pas aveuglément fidèle à Moore (entre autres auteurs) que Soule parvient à écrire «dans son esprit», c’est-à-dire à proposer des histoires étonnantes, mais cohérentes avec la Grande Histoire.

[Dans la deuxième et dernière partie de cet article, je poursuivrai mon analyse du passage de Charles Soule sur Swamp Thing en approfondissant les thèmes suivants, qui traversent les deux derniers tiers de ses histoires: les aventures perceptuelles, le rapport entre la nature et l’industrie, puis le recours à la métafiction.]

  • 1. Veitch —qui écrivait et dessinait alors la série— entendait orchestrer des rencontres entre Swamp Thing et des figures historiques (ou mythologiques) importantes… dont Jésus, dans le #88. DC Comics et sa présidente de l’époque, Jenette Kahn, rejetèrent ultimement le scénario de Veitch, ce qui l’incita à quitter le titre.
  • 2.À qui on a également donné le principal titre mettant en vedette Batman, signe d’une immense confiance institutionnelle.
  • 3. Notamment connu pour ses collaborations avec la supervedette Grant Morrison, dont Wonder Woman: Earth One (2016).
  • 4. Sans surprise, Marvel a rapidement confié à Soule des personnages pratiquant ce même métier: She-Hulk (2014-2015) et Daredevil (à partir de 2015).
  • 5.À bien des égards, ses premiers succès sur Swamp Thing ont permis à Soule d’être l’un des auteurs les plus prolifiques de sa génération: pendant quelques mois, il a écrit concouramment les séries mensuelles Swamp Thing, Superman/Wonder Woman et Red Lanterns pour DC; Thunderbolts, She-Hulk et Inhumans pour Marvel; en plus de projets personnels comme Letter 44 et Strange Attractors.
  • 6. Le corpus étudié se décline comme suit: Soule a écrit vingt-deux numéros mensuels (#19-40); deux numéros annuels (#2-3); un numéro spécial prenant part à l’événement Future’s End. Auxquels on pourrait ajouter (je ne le ferai pas ici) un numéro sur Anton Arcane, lié à l’événement Villains Month.
  • 7. Après une pause de quelques mois, DC a lancé une minisérie écrite par le cocréateur du personnage (Len Wein) et dessinée par Kelley Jones.
  • 8. Il fut longtemps la vedette de la série Hellblazer, publiée pendant trois cents numéros (de 1988 à 2013). D’autres séries moins longues lui ont été consacrées depuis.
  • 9. La volonté d’intégrer Swamp Thing au panthéon des superhéros de DC Comics était également celle de Scott Snyder: Superman a effectué une apparition dès le #1 de la série inaugurée en 2011.
  • 10. Colin Beineke a consacré un texte fort intéressant aux rapports entre le Swamp Thing de Moore et le personnage de l’homme vert, présent dans plusieurs mythologies. Voir «‘Her Guardiner’: Alan Moore’s Swamp Thing as the Green Man», http://www.english.ufl.edu/imagetext/archives/v5_4/beineke/.
  • 11. Notons que le principal projet personnel (creator owned) auquel a travaillé Soule pendant son passage sur Swamp Thing est traversé par la politique: il s’agit de Letter 44 (publié chez Oni), dans lequel le président américain sortant laisse une lettre à son successeur faisant état de recherches secrètes sur les extraterrestres.
  • 12.http://www.comicbookresources.com/?page=article&id=53776
  • 13. Ce que l’on peut dire, en revanche, de personnages tels que Flash, Green Lantern ou Hawkman, pour ne nommer que des propriétés de DC Comics.

Charles Soule et Swamp Thing (2): aventures perceptuelles et métafiction

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Charles Soule et Swamp Thing (2): aventures perceptuelles et métafiction

Soumis par Philippe St-Germain le 26/01/2017
Catégories: Fiction, Bande dessinée

 

Dans la première partie de cette étude du passage de Charles Soule sur Swamp Thing, il a surtout été question de la première longue histoire mettant aux prises Swamp Thing et Seeder (#19 à 27); j’ai insisté sur le dialogue sous-jacent avec l’ère d’Alan Moore grâce, notamment, à la reconsidération (puis à la destruction) du parlement des arbres. Ce dialogue se poursuivra ici, avec un accent marqué sur des éléments que l’on pourrait qualifier de «postmodernes», dans l’histoire du personnage et des comic books: les états de conscience démultipliés et la métafiction.

 

Aventures perceptuelles

Si les débuts de Swamp Thing proposaient déjà une double conscience (humaine/végétale), la série —surtout depuis le passage d’Alan Moore sur le titre— a généralement fait la part belle aux états de conscience altérés, qu’ils soient ceux du personnage titre ou ceux de ses proches. Moore a notamment fait pousser sur le corps de Swamp Thing un légume aux propriétés frappantes: une fois ingéré, il permet à son consommateur de sortir de sa propre conscience pour participer à la réalité de Swamp Thing en tant qu’avatar du Vert. Dans le numéro intitulé «Rite of Spring» (#34, mars 1985), sa compagne (humaine) Abigail Arcane mange l’aliment et elle vit une expérience troublante de communion (qui peut être considérée sur plusieurs plans: mystique, sexuelle, etc.). Le successeur immédiat de Moore, Rick Veitch (qui a aussi participé à plusieurs des numéros de Moore en tant que dessinateur), a poussé encore plus loin ces développements lorsqu’il est devenu l’auteur et dessinateur de la série de 1987 à 1989, proposant des histoires au lourd héritage hippie1.

Les histoires de Charles Soule ne sont pas en reste et exploitent plusieurs fois ce thème. Le #20 s’ouvre sur un vaste délire de Holland, soumis au gaz hallucinogène de Scarecrow; ce délire est éprouvé de manière intime (un de ses rêves est illustré en deux segments), mais le rapport du personnage au Vert occasionne des répercussions spectaculaires sur la nature, des plantes étranges gagnant progressivement Metropolis (Superman lui-même devra mettre un terme à la menace). Quelques numéros plus tard, tandis qu’il est condamné à une retraite dans le Vert pendant que Seeder en est l’avatar, Holland se voit offrir par Wolf un fruit qui le fera dormir et rêver —il préfère toutefois le refuser et conserver l’espoir de regagner son monde, plutôt que se perdre dans le Vert. Ce pragmatisme fait écho à sa décision de détruire l’oasis que Seeder avait créée dans l’enthousiasme.

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C’est cependant dans une histoire en quatre épisodes (#29 à 32) que Soule ajoute un nouvel élément à l’édifice mythologico-mystique de Swamp Thing: une secte étrange vouant un culte aux avatars du Vert. Soule l’introduit à la toute dernière page du #28, faisant dire à son meneur (dont l’allure correspond en tous points à l’image typique du leader religieux, longue barbe à l’appui): «I am called Knot, and we are the Sureen —here to make your fondest dreams come true!» Le groupe se présente ainsi comme un facilitateur, pour les avatars.

Dans le #29, Soule décrit les deux rites de prédilection des Sureen. Il y a d’abord le sacre du printemps («the spring sacrament2»), grâce auquel les membres de la secte peuvent partager la conscience de l’avatar pendant un certain temps. Tout comme la pratique introduite par Alan Moore, cette expérience est rendue possible par l’ingestion d’un fruit poussant sur le corps de l’avatar du Vert («It’s as close as ordinary humains can get to touching the Green»). Suit une séquence psychédélique magnifiquement illustrée par Jesus Saiz, digne de comparaisons avec les dessins des artistes qui travaillaient avec Moore, dont Stephen Bissette et John Totleben:

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Si le sacre du printemps est conforme à l’ère Moore, le deuxième rite est entièrement nouveau et introduit une tension dans le récit de Soule: le locumour most sacred ritual»). Ce rite permet à l’avatar de sortir de son corps et d’investir celui d’un des membres des Sureen —une sorte de pause insérée dans une tâche épuisante. La perspective de redevenir humain —ne fut-ce que quelques instants— est trop attirante pour que Holland se méfie; on lui dit aussi qu’il lui sera facile de réintégrer son corps d’avatar quand il le voudra. Ce rite renoue par ailleurs avec une dualité (humain-végétal) intrinsèque au personnage depuis les histoires de Moore, mais aussi —et surtout, peut-être— avec la nostalgie plus classique et traditionnelle du monstre pour son passé d’être humain.

Les masques tombent pendant le rite maudit: si Holland intègre bel et bien un autre corps, le meneur des Sureen enlève sa fausse barbe et, avec ses camarades, il entreprend de voler le corps abandonné de l’avatar pour l’acheminer vers Pharma, un groupe de scientifiques souhaitant l’étudier. Le corps de l’avatar est examiné, disséqué, trafiqué dans un laboratoire hautement perfectionné. Afin d’en découvrir les propriétés, une responsable mangera le fruit délirant évoqué plus tôt; on espère exploiter son potentiel imaginatif pour créer de nouveaux produits (on apprendra dans le prochain numéro que Pharma crée «genetically-modified agricultural products —seeds, what have you»), sorte de filtre créateur comme les bagues portées par les divers Green Lantern.

Le corps humain que Holland vient d’intégrer par envie et nostalgie (et parce qu’il considérait son corps d’avatar comme une prison) devient, quant à lui, à son tour une prison dont il ne peut sortir; il peut tout au plus pleurer la perte de son corps d’avatar et se lancer à sa poursuite. Cette recherche les mènera en Inde, où ils rencontreront un vieil homme se décrivant comme «le dernier Sureen» (les autres étaient donc des imposteurs).

Dans l’intrigue sur les Sureen, Soule procède à une sorte d’inversion de ce que l’on observe couramment, dans l’histoire de la série Swamp Thing. Plutôt que d’aborder les difficultés d’un être humain à habiter un corps végétal, il s’agit d’apprivoiser —de apprivoiser, plutôt— la forme humaine après avoir vécu dans un corps fantastique. Holland y investit des efforts pendant un certain temps, mais il ne résiste guère: quand un corps d’avatar abandonné est disponible, il n’hésite pas à l’habiter même s’il ne relève pas du Vert. Sous cette nouvelle forme, Holland va au laboratoire de Pharma, où l’on mène des expériences qui anticipent les derniers numéros de Soule: le groupe tente de créer une nouvelle fusion entre la nature et la technique, sorte de Swamp Thing technologique.

 

La nature et l’industrie

Si Charles Soule a amorcé son passage sur Swamp Thing en faisant de son antagoniste Seeder un personnage qui avait également lancé les histoires d’Alan Moore (Jason Woodrue), on observe un effet miroir apparenté dans leurs derniers numéros respectifs: un tournant marqué vers la science-fiction et le rapport entre la nature et le monde industriel. J’ai noté une allusion rapide à ce thème plus tôt dans la série, quand Seeder —devenu avatar du Vert— détruit un complexe industriel parce qu’il menace trop la nature. Mais c’est dans le numéro participant à l’événement pan-DC Future’s End que Soule a le plus anticipé son histoire finale. Comme les autres numéros liés à Future’s End, celui de Soule se projette cinq ans dans l’avenir. En plus des royaumes que l’on connaît déjà (le Vert, le Rouge, la Pourriture [Rot]), Soule en introduit deux nouveaux: le royaume Divisé (qui est celui des bactéries) et le royaume du Métal, tout à fait crucial pour ce qui nous occupe ici. Soule nomme l’avatar de ce royaume «the Processor», anticipant la quête d’efficacité de ses membres; cet avatar comprend le but de la visite de Holland (une invitation à devenir des alliés dans une immense bataille) avant même qu’il ait formulé sa pensée. Le «processeur» accepte la proposition, non sans avoir informé Holland que le projet a 11,2% de chances de réussir.

Dans le #35, le premier représentant du Métal venant rencontrer Holland est un être anthropomorphe vêtu d’un complet, mais au visage ovale argenté, sans trait. Ce sont des personnages de ce type qui seront au cœur des six derniers numéros; notons que les titres de ces numéros sont tous directement issus de l’univers froid des machines et de l’informatique3.

Le Vert et le Métal: ces deux mondes que tout semble opposer ont peut-être quelques points en commun. Si Holland peut se multiplier à l’envie par l’intermédiaire du Vert, les machines peuvent également le faire par l’intermédiaire des écrans. Ce dispositif permet à Soule de proposer une critique implicite des réseaux sociaux: un représentant du royaume du Métal se paie la tête de Holland en faisant évacuer une ville entière sous la menace —purement fausse et virtuelle— d’un ouragan! La situation du numéro de Future’s End est inversée, dans le #35: c’est le représentant du Métal qui fait une proposition à Holland, et non le contraire. Plus sérieux, mais aussi plus condescendant, cet être révèle alors le but de sa visite à Holland: le rendre plus efficace. Il dit avoir été témoin de ses plus récentes aventures, qui ont été parsemées de moments difficiles; il dit aussi connaître ce que souhaite vraiment Holland, ce qui donne lieu à ce dessin évocateur de Jesus Saiz:

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«Imagine what you could be, if you could set down the burden of the Green.» Le représentant du Métal envisage donc une efficacité pure et souhaite se débarrasser de tout ce qui pourrait l’entraver; en gros, de tout l’appareil mythologico-symbolique (le rôle d’avatar, notamment) associé au personnage de Swamp Thing. Ces derniers numéros de Soule traduisent non seulement un rapport entre deux royaumes, mais entre deux manières d’exister: la voie de la machine, efficace et en ligne droite; la voie de la nature, personnelle, créative et imprévisible. Si cette créativité engendre des carences sur le plan de l’efficacité pure de l’avatar, on peut aussi y voir une force —une force à laquelle ne participe pas le royaume du Métal, dont les membres n’ont jamais été humains. Ce manque d’avatar considéré jusque-là comme une donnée normale et cohérente devient alors un manque à combler. Afin de s’en dénicher un, ils passent d’abord en revue les candidats possibles dans les rangs de DC (ils évoquent des personnages connus comme Cyborg Superman, les Metal Men, etc.), mais chacune de ces candidatures a des faiblesses trop importantes; ils retiennent finalement Lady Weeds, que nous avons cru voir mourir dans le #34.

 

Vers un royaume de l’Art?

«Endings. Difficult

Charles Soule prête ces mots au narrateur mystérieux de son tout dernier numéro (#40). C’est une observation révélatrice à plusieurs égards, surtout lorsqu’on la replace dans le contexte qui l’a vue naître.

Pendant presque un an —de la parution de Swamp Thing #19 (le 3 avril 2013) jusqu’au début de 2014— Soule a surtout été associé à DC, pour qui il a écrit trois titres; en parallèle, il écrivait Letter 44 (pour Oni) et Thunderbolts (pour Marvel). Cette incursion chez Marvel s’est accentuée au printemps 2014, avec la publication de son premier numéro de She-Hulk (un personnage partageant son propre métier d’avocat), puis quand on a annoncé qu’il aurait la lourde tâche de tuer Wolverine, l’un des personnages les plus populaires de la compagnie. Ce partenariat grandissant trouva son aboutissement au début de septembre 2014, lorsque Soule parapha un contrat d’exclusivité avec Marvel. De tels contrats sont couramment signés par des auteurs et dessinateurs aux réputations enviables; sans leur interdire de développer des projets avec des éditeurs moins connus ou aux profils fort différents, elle les empêche cependant de travailler pour le principal compétiteur.

La signature de ce contrat en étonna plusieurs. C’est après tout chez DC que Soule s’est «fait un nom»; d’autre part, on se demanda quel serait le sort des séries qu’il écrivait pour DC, en particulier Swamp Thing. Négociant avec les deux compagnies, Soule obtint le droit de terminer ses séries pour DC à sa convenance avant de devenir «exclusif» chez Marvel4. Cet arrangement lui permit de mieux planifier la dernière ligne droite de son passage sur le titre, et c’est dans ce contexte qu’ont paru les six derniers numéros de Swamp Thingécrits par Soule.

Les «endings» auxquelles se réfère Soule dans le #40 paraissent ainsi concerner à la fois la fin d’une série et la fin de l’aventure de son auteur chez DC. Et, de fait, les fins ne sont pas faciles: en lisant le foisonnant #40 et malgré les trente-deux pages qu’on lui a accordées (au lieu des vingt habituelles), on sent qu’il est bousculé et qu’il tente d’y inclure toutes ses idées en réserve. Cet empressement occasionne notamment un combat final expéditif et peu engageant entre les représentants du Vert et le royaume du Métal mené par Lady Weeds. On sent aussi que le caractère métafictif de cet ultime numéro (qui m’occupera à partir de maintenant) aurait bénéficié de quelques numéros supplémentaires, puisqu’il paraît un peu bâclé dans sa forme finale.

Charles Soule a cumulé deux approches à première vue opposées, pendant son passage sur Swamp Thing: d’une part, une approche maximaliste, axée sur l’édification de nouvelles structures ou sur l’expansion de structures préexistantes; d’autre part, une approche minimaliste, plutôt axée sur la destruction et la simplification de données préalables, tel le rasoir d’Ockham. Quitte à ce que l’analogie paraisse un peu trop aventureuse, je proposerai que ces deux approches fortement contrastées (ainsi que l’existence possible du parlement des arbres) rappellent un désaccord profond entre deux des philosophes grecs les plus célèbres de tous: Platon et son élève Aristote. Platon, comme on sait, soutient qu’il y a deux mondes: le monde sensible, concret, immédiat et variable, qu’on ne peut comprendre qu’en postulant l’existence d’un autre monde, intelligible et stable, peuplé d’Idées associées à toute chose ou notion. La réalité selon Platon en est donc une de correspondances et de hiérarchies (ce qu’implique à sa façon le parlement des arbres de Swamp Thing). Aristote n’estimait au contraire que, loin d’avoir mieux expliqué la réalité, Platon l’avait inutilement dédoublée en superposant au monde sensible un autre qui n’apportait ni ne réglait quoi que ce soit.

Soule, comme je suggérais plus tôt, combine les deux approches pendant son passage sur Swamp Thing. Il est maximaliste lorsqu’il enrichit la «banque de royaumes» de la série; il avait déjà manifesté cette tendance dans certains numéros précédents en intégrant les royaumes du Gris et du Métal à ses principales intrigues. Quant à l’approche minimaliste, on la remarque surtout à travers l’élimination (à tout le moins relative) du parlement des arbres, considéré comme une structure trop lourde, voire redondante.

C’est le volet maximaliste de Soule qui est le plus visible dans le #40. D’abord parce que les avatars se bousculent dans la première partie: Soule convoque à la fois des avatars officiels (Holland, Wolf, Brother Jonah, Seeder) et des représentants du Vert (Capucine) présents dans ses histoires antérieures, mais aussi d’autres avatars qui ne sont pas nommés. Il paraît également introduire un nouveau royaume, sans le baptiser explicitement. Toute l’histoire est en effet encadrée par les commentaires d’un narrateur situé sur un tout autre plan que celui du narrateur «neutre» habituel; il brise le quatrième mur du récit en accentuant son caractère artificiel, dans la meilleure tradition postmoderne. Les comics américains ont régulièrement été au cœur d’une telle intelligence métafictive. Grant Morrison avait lui-même exploité ce motif dans les derniers numéros de son passage sur Animal Man (de 1988 à 1990), allant jusqu’à orchestrer une rencontre entre le personnage titre et son auteur5. Tout en conservant ce côté métafictif, Soule ne s’interpose pas aussi directement dans l’intrigue. Il fait plutôt de son narrateur un être mystérieux qui semble être l’avatar d’un autre royaume qui pourrait bien être celui de l’Art, si l’on se fie à l’illustration suivante:

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On trouve dans cette case des allusions pêle-mêle à la musique (qu’elle soit dirigée ou jouée), l’écriture, le théâtre, la peinture, la sculpture, la photographie, la poterie, etc. Le volet postmoderne de ce développement ne s’en tient pas à la seule formeévoquée plus tôt —il se prolonge également dans le fond, avec une référence évidente au plus grand prédécesseur de Soule sur le titre: il ne fait aucun doute que l’homme barbu est Alan Moore. Quant à l’avatar du royaume de l’Art, il accentue la part artistique du Vert en général et d’Alec Holland en particulier; il tisse ainsi des liens entre le Vert et son propre royaume: «You approach your work with the Green with such creativity.» Il lui offre d’y rester et de ne pas compléter le combat en cours (ce serait un acte transgressif, observe-t-il).

Le titre choisi par Soule pour le #40 (reboot) est significatif: il évoque à la fois un phénomène informatique et une pratique fréquente dans l’industrie du comic book américain par laquelle on «relance» un personnage et son univers, les faisant (re)commencer sur des bases qui ne sont pas toujours nouvelles. C’est donc une «fin» bien relative, qui appelle d’autres développements. L’avatar du royaume mystérieux dit d’ailleurs à Holland qu’il est un «work-in-progress». Il en va de même du titre qui coiffe le logo de Swamp Thing, sur la page couverture de cet ultime numéro: Season’s End. On y décèle là aussi une double allusion: une première, proche du personnage, au concept climatologique; mais une seconde, en outre, au type de périodicité propre aux histoires racontées en épisodes qui en viennent à former une certaine totalité qui n’est pas nécessairement finie —comme un volume en appelle assez naturellement un autre (c’est ce qui s’est produit avec Swamp Thing, une minisérie le mettant en vedette ayant commencé à être publiée quelques mois après la conclusion du cinquième volume).

Le caractère métafictif du tout dernier numéro de Soule sur Swamp Thing pourrait étonner, mais si les circonstances inhabituelles de sa publication lui donnent un air pressé, il est loin d’avoir été improvisé. Dans une entrevue mise en ligne en février 20156, Soule a en effet divisé son passage sur Swamp Thing en trois grands arcs narratifs, tous articulés autour de «me writing Swamp Thing»: un premier arc (celui qui porte sur Seeder) axé sur le passé et sur le défi de travailler sur un personnage doté d’une longue histoire; un deuxième davantage axé sur le présent et sur sa propre contribution à cette histoire (legacy); puis, un troisième (qui culmine dans le #40) axé sur le futur —celui du personnage et de son univers, une fois qu’il les aura quittés.

Force est d’admettre que la métafiction implicite est plus réussie que celle, très explicite, du dernier numéro. Mais la première est de toute façon beaucoup plus présente que la seconde; elle représente bien le passage de Charles Soule sur Swamp Thing qui, lorsqu’il est à son meilleur, propose une réinterprétation astucieuse du personnage et de son histoire.

  • 1. Tel que signalé dans l’introduction de mon premier article, la fin du passage de Rick Veitch sur Swamp Thing a été houleuse à souhait, DC refusant de publier une histoire (qui devait être le #88) dans laquelle Swamp Thing aurait rencontré Jésus (dans les numéros précédents, il avait rencontré d’autres figures historiques marquantes). La carrière solo de Veitch en tant qu’auteur et dessinateur comporte d’autres livres aux préoccupations semblables, dont The One (1985-86).
  • 2. La similitude entre le nom de ce rite et celui de l’histoire d’Alan Moore évoquée au début de cette section n’est certes pas un hasard.
  • 3.«Configuration» (#35), «Calibration» (#36), «Upgrades» (#37), «Decompilation» (#38), «Failure Modes» (#39), «Reboot» (#40).
  • 4. Soule s’en explique dans un billet publié sur son blogue, le 2 septembre 2014: «You’ll still see DC work coming out from me for a little while yet over the coming months, and both Marvel and DC were extremely gracious about working with me to make sure that I could complex my runs on DC titles the way I originally intended.» (https://charlessoule.wordpress.com/2014/09/02/why-i-did-it-on-signing-wi...)
  • 5. Sur la présence de la métafiction dans la bande dessinée en général et dans le passage de Grant Morrison sur Animal Man en particulier, on consultera avec profit le mémoire de Jean-Michel Berthiaume, Concaténation en continu: manifestations de la métafiction en bande dessinée, Université Concordia, 2012 (surtout les pages 65-94). On le trouve en ligne: http://spectrum.library.concordia.ca/977609/13/Berthiaume-Sigouin_MA_F20...
  • 6. On peut l’écouter ici: http://nerdmgmt.com/nerd-management-ep-71-happy-soule-day/
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