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Renaissance des super-héros

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Renaissance des super-héros

 

Le multivers superhéroïque est en pleine ébullition, travaillé par deux logiques au premier abord antinomiques,  mais peut-être complémentaires. D’un côté, depuis le double choc de The Dark Knight Returns de Frank Miller (1986) et Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons (1987), on assiste à un véritable «crépuscule des idoles» nietzschéen qui n’en finit plus de décliner la ruine du superhéroïsme classique et son idéologie naïvement impérialiste, tel qu’étudié dans notre copieux dossier Crépuscule des superhéros. Mais de l’autre, nous assistons à une véritable refondation du mythe originaire, notamment dans d’autres médias, le triomphe le plus spectaculaire de la figure venant, depuis le tournant du millénaire, des blockbusters cinématographiques.

Certes, les adaptations transmédiatiques des superhéros de comic book accompagnent ceux-ci dès leurs origines mêmes. Mais c’est avec le triomphe de la politique de convergence médiatique qui caractérise les nouveaux conglomérats financiers de l’industrie culturelle que cette logique va être poussée à bout. Les superhéros vont dès lors devenir les piliers de cette nouvelle configuration de la médiasphère, emblématisée par l’achat de Marvel par Disney en 2009. Parfait vecteur de la «blockbustérisation» cinématographique, décliné en une infinité de produits dérivés et s’appuyant sur la fidélisation intergénérationnelle de la «fanbase», le superhéros permet d’aligner la logique de production filmique sur les modèles déjà consolidés par l’industrie du comic book (notamment ses différentes modalités de sérialisation: cross-overs,, spin-offs, reboots, etc).

Cette renaissance commerciale de la figure s’appuie sur une triple logique économique, esthétique (il a fallu attendre la révolution infographique pour que les effets spéciaux rendent enfin «vraisemblables» à l’écran –et non bêtement risibles comme auparavant– les exploits superhéroïques, qui par ailleurs connectent parfaitement avec l’évolution néobaroque de notre iconosphère) et idéologique. En effet, une certaine vulgate situe le retour du superhéroïsme dans le sillage du traumatisme états-unien, et par extension planétaire, du 11 septembre. Remontant aux sources mêmes de l’imaginaire obsidional américain (les Pionniers sans cesse menacés par la double hostilité de la Wilderness et des autochtones), la Nation aurait ressuscité le fantasme des héros salvateurs doués de super-pouvoirs pour incarner cette super-puissance hantée par son propre déclin. La renaissance du superhéros serait ainsi l’érection d’un Totem allégorique (dont Captain America est le parfait avatar) à l’image de la (super)angoisse qui préside à l’ère de la «guerre à/de la Terreur».

Ce dossier vise à aborder les différentes modalités de cet exorcisme culturel qui informe désormais la culture mainstream globalisée (F. Martel), des grands succès cinématographiques des diverses franchises aux séries télé telles que Daredevil ou Gotham, voire des jeux vidéos tels qu’Injustice ou Marvel Ultimate Alliance.

 

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                                    L'Éternel Retour de Miracleman
 
Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 22/06/2015

Parallèlement aux fantasmes de la mythologie politique, la littérature populaire s’est emparée dès l’âge des Lumières de tout l’imaginaire satanique auquel on ne croyait plus (tout à fait) pour en faire une prodigieuse machinerie à fictions. Ce fut notamment la tâche historique du gothique anglais (premier genre de la littérature que l’on dira, par la suite, «industrielle» et dont les illustrations marquèrent durablement la culture visuelle de masses), avec sa consécration de la figure du (super)vilain. Complots maléfiques se succèdent, animés par des sociétés secrètes (allant même jusqu’à constituer un riche sous-genre), tandis que l’héritage satanique s’actualise dans des figures directement démoniaques (gothique surnaturel) ou qui passent pour telles (gothique rationaliste), incarnant la transition du modèle métaphysique à l’ontologie du Mal profane.

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 22/06/2015

C’est bien connu, tout supervilain qui se respecte, du Lord Business de Lego (2014) à Ultron dans le nouvel Avengers (2105), est tenté à un moment ou à un autre par l’idée de détruire le monde. Certes, il y a tous ceux qui veulent tout simplement (voire, oserait-on dire, tout bêtement) le conquérir, motif napoléonien cristallisé dans le roman populaire de l’âge bourgeois, notamment chez Jules Verne («Robur le Conquérant» aspirant à devenir le «Maître du monde» dans le roman éponyme de 1904), anticipant sur la théorie nietzschéenne de la «volonté de puissance». Il s’agit là de l’ambivalence même de la figure mégalomaniaque (conquérir/détruire) qui illustre la dynamique entre possession et destruction de l’objet caractéristique du sadisme de la petite enfance tel qu’étudié par la psychanalyse (et notamment Karl Abraham).

Soumis par Clément Pelissier le 22/06/2015

La série est très récente et n’est pas encore finie et il faudrait en avoir une vision complète pour faire un plus juste bilan des arguments qu’elle déploie. La première saison fournit cependant de quoi réfléchir. Quelle que soit la volonté de «réalisme» des auteurs, l’aventure de Daredevil demeure la (re)lecture particulière d’un récit fantasque. On part toujours du postulat qu’un jeune garçon a reçu dans les yeux un produit chimique dont on ignore la composition. Cette première saison s’attarde sur la condition de Matt Murdock et sur sa représentation auprès des autres personnages et du spectateur lui-même. Matt en est seulement aux balbutiements de son alter ego.

Soumis par Clément Pelissier le 22/06/2015

Frank Miller ne semblait pas dissimuler son enthousiasme dans ce témoignage formulé en l’an 2000. Sa pensée amorce, treize ans plus tard, l’introduction du massif ouvrage rouge et noir rééditant sa collaboration avec Klaus Janson autour du «fearless man» de Marvel, Daredevil. Ce travail débutait en 1979; et les arguments de l’artiste font encore écho alors que le vigilant gardien de New York depuis son fief de Hell’s Kitchen vient tout juste de reparaître sur nos écrans par le biais de la série télévisée originale Netflix, dans une atmosphère qui transmet plus que jamais cette recherche de «spooky crime comics». Ce retour n’apparaissait guère comme une évidence, tant le film de 2003 avait fâché une grande partie des spectateurs et de la critique. Il n’est pourtant pas anodin de relire aujourd’hui les propos de Frank Miller.


Daredevil à l’écran: redéfinitions contemporaines d'un imaginaire de la cécité (1)

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Daredevil à l’écran: redéfinitions contemporaines d'un imaginaire de la cécité (1)

Soumis par Clément Pelissier le 22/06/2015

 

Super-pouvoirs sensoriels et onde concentrique. Une représentation commune du «sens radar» de Daredevil dans les comic books, par scifi.stackexchange.com

I wanted the job. Boy, did I want that job. I’d always been intrigued by the notion of a hero whose defining attribute is a disability –a blind protagonist in a purely visual medium– and, most importantly, Daredevil offered up a chance to draw the kind of spooky crime comics I’d always wanted to do. (Miller,  2013,  Introduction,  p. VI)

Frank Miller ne semblait pas dissimuler son enthousiasme dans ce témoignage formulé en l’an 2000. Sa pensée amorce, treize ans plus tard, l’introduction du massif ouvrage rouge et noir rééditant sa collaboration avec Klaus Janson autour du «fearless man» de Marvel,  Daredevil. Ce travail débutait en 1979; et les arguments de l’artiste font encore écho alors que le vigilant gardien de New York depuis son fief de Hell’s Kitchen  vient tout juste de reparaître sur nos écrans par le biais de la série télévisée originale Netflix, dans une atmosphère qui transmet plus que jamais cette recherche de «spooky crime comics». Ce retour n’apparaissait guère comme une évidence, tant le film de 2003 avait fâché une grande partie des spectateurs et de la critique. Il n’est pourtant pas anodin de relire aujourd’hui les propos de Frank Miller. Le temps a passé depuis que Ben Affleck a enfilé le costume; et  Charlie Cox vient de prendre le relais dans une toute autre version. D’une part, cette envie affirmée par l’artiste de travailler le personnage lui permet d’en rappeler les sources originelles. Daredevil est d’abord un héros de comics books qui à l’instant même où Bill Everett le représentait pour la première fois en 1964 était déjà identifié par un étourdissant mouvement et une virevolte incessante dans les hauteurs de New York. D’autre part, ce justicier possède une particularité qui suscitait l’intérêt de Frank Miller autant qu’elle pouvait intriguer les premiers lecteurs. Daredevil et son alter-ego Matt Murdock sont non-voyants. Il est intéressant par ailleurs de constater que le personnage de Marvel possédait son homonyme durant l’âge d’or des comics books, chez Lev Glessen Publications. En septembre 1940, Jack Binder contait les aventures d’un premier Daredevil qui, pour quelques numéros, était défini par un traumatisme d’enfance qui le réduisait au mutisme dès qu’il ne portait pas son costume. Si les deux personnages sont sans conteste très différents l’un de l’autre, le super-héros de Marvel s’inscrit dans la filiation de la contrainte, du handicap physique.      

On comprend sans peine ce qui intriguait Frank Miller dans cette perspective: Daredevil présente depuis ses tous débuts un état particulier de la perception visuelle – celui de la cécité – sur un support précisément voué au visuel et au spectaculaire. Il faut rappeler que l’infirmité de Matt Murdock ne ressemble à nulle autre. Aspergé d’étranges substances chimiques qui lui ôtèrent la vue, Murdock a développé très jeune une acuité démultipliée de ses autres sens et a été doué d’un sens présenté habituellement comme «un sens radar» qui lui permettrait  d’appréhender son environnement avec une redoutable précision. Bien entendu, dans les vastes univers super-héroïques, Daredevil n’est pas le seul à pouvoir compter sur des sens aiguisés, et l’on peut prendre pour exemple son comparse Spider-Man qui peut user d’un indispensable «spider-sens» lui permettant d’identifier les dangers alentour quelques secondes avant qu’ils ne surviennent. 

Toutefois, Daredevil demeure un personnage très particulier dans cet imaginaire de la sensorialité des super-héros. La représentation de son infirmité et la façon dont il l’emploie dans sa quête de justice supposent un code graphique – donc visuel – permanent. On retiendra en particulier le regroupement de cases dans sa première aventure, qui zoomait sur chaque élément du visage et du toucher de Matt Murdock tandis que la narration décrivait les merveilles sensorielles qu’il était désormais capable d’accomplir. En outre, le «sens radar» se trouve souvent représenté dans les comics par une onde concentrique emplissant la case, assez similaire à l’imagerie du sonar des navires.

Or, il n’est pas nécessairement plus aisé de représenter ce champ de la perception sensorielle dans un média audiovisuel; tout au moins cela suppose d’autres choix que chaque incarnation de Daredevil doit assumer. En outre, un personnage aveugle, de surcroît super-héroïque, dont la construction découle en permanence de son état, véhicule nécessairement une fiction de la cécité et un certain nombre de croyances sur la perception des personnes non-voyantes. Daredevil questionne ainsi directement nos intuitions sur la manière dont un handicap sensoriel peut être compensé.

Cette étude propose de considérer deux représentations audiovisuelles de Daredevil, celle du film de Mark Steven Johnson en 2003 et la toute nouvelle adaptation de Netflix en 2015, réalisée par Drew Goddard et Steven S. DeKnight. On se penchera sur les effets visuels employés pour représenter l’environnement et la perception si particulière de notre super-héros. Nous aurons ainsi l’occasion de souligner la saisissante continuité de ces effets chez d’autres super-héros portés à l’écran, quand la thématique de la vision prend une place importante dans la narration. On en viendra enfin à confronter les croyances intuitives véhiculées par le personnage de Dardevil et certaines expériences de substitution sensorielle chez des personnes non-voyantes.

 

Un monde en bleu: conceptions intuitives et contre-intuitives de la cécité

Le long-métrage de Mark Steven Johnson est baigné par la pénombre. Néanmoins le noir n’est pas la seule couleur à dominer cette lecture de Daredevil. Les ténèbres que côtoie le spectateur sont celles d’un non-voyant, mais également – et surtout – celles liées à une forte symbolique judéo-chrétienne à laquelle les comics ont progressivement, mais inéluctablement fait référence, tout particulièrement sous l’impulsion du travail de Frank Miller. Dès le premier plan, l’idée du regard est mise en place et perdura durant tout le film. Daredevil est montré épuisé, regard tourné vers le bas, les bras enlacés autour d’une croix sous les yeux d’un ange de pierre. Nombreux seront par la suite les plans suggérant que le justicier de Hell’s Kitchen est sans cesse observé de façon omnisciente, divine. La caméra s’attardera par exemple sur les yeux d’une icône dans un vitrail, ou bien Daredevil se trouvera encadré de deux visages de pierre lorsqu’il se perchera sur une corniche pour lancer un assaut. Le regard constitue un pivot de la narration, à tel point que le récit peut peiner à démêler la symbolique divine de la biologie hyper-sensorielle qui demeure l’essence des capacités de ce super-héros. L’un des choix les plus complexes à poser dans ce cas est sans doute celui de l’effet retenu pour la représentation. Les métaphores de «justice aveugle» sont évidentes tant l’iconographie spirituelle et la quête de justice perpétuelle, depuis les plaidoiries de l’avocat Murdock jusqu’aux actions punitives en costume, sont rappelées au spectateur. Le récit se donne de surcroît pour ambitieuse mission de décrire les perceptions hors du commun d’un petit garçon accidenté.

Or, c’est la couleur bleue qui intervient ici. Le film en vient au moment de l’accident du jeune Matt, qui se réveille en sursaut dans une chambre d’hôpital, les yeux bandés. Ce détail est important, car la représentation de la vue et de ses organes, au sens biologique cette fois, fait elle aussi l’objet d’un choix. Quand il ne porte pas de lunettes noires, le Murdock adulte de cette version a les pupilles voilées et troubles. En revanche le petit garçon qui s’éveille dans sa chambre est en période de soins, un bandage protège ses yeux blessés et il est dans l’impossibilité de comprendre où il se trouve. Sa panique atteint son comble quand il découvre que ses oreilles elles aussi ne paraissent plus fonctionnelles.  L’enfant éprouve en fait des sensations auditives démultipliées, très perturbantes: le sérum qui s’écoule dans la perfusion paraît être un torrent déchaîné, les pas dans le couloir sont une mitraille et la circulation urbaine devient insoutenable… On peut noter que la scène qui semblait dédiée aux sons va progressivement se déplacer vers le visuel. Car voici qu’un monde bleu fait son apparition: une radiographie de l’environnement apparaît au petit Matt désemparé. Les pieds qui s’affairent dans le couloir, les chariots poussés vers les chambres, les éclats de voix, les voitures de la rue… tout prend littéralement forme dans cette onde bleue parsemée de blanc.

Tout laisse à penser que ces images sont un procédé qui donne accès à la représentation imagée interne que l’enfant se construit de son environnement à partir de ce qu’il entend. Il va rapidement être prêt à cheminer dans ce bleu, qui permettra ainsi de représenter le «sens radar» du héros. Cette scène est construite pour restituer au spectateur les images du futur Daredevil. Pour les besoins audiovisuels du spectateur, il faut que les yeux de Matt Murdock conservent une fonction graphique, et ce visuel accompagne l’auditif à tel point qu’il lui est substitué à l’écran. On retrouve cette idée plus tard dans sa profession d’avocat, quand il utilise son ouïe pour percevoir les battements cardiaques d’un témoin et déterminer d’éventuels mensonges: le cœur se trouve alors radiographié à l’écran pour permettre au spectateur de mieux visualiser ce que Daredevil perçoit par son hyperacuité auditive et témoigner de la concentration auditive du personnage1. 

L'émergence d'un nouveau monde. Les débuts du champ bleu-gris du petit Matt Murdock de 2003, par geekleagueofamerica.com

Ainsi au fur et à mesure que lui parviennent  les sons amplifiés, l’enfant angoissé les identifie (des pas, des voix, des moteurs…) et les associe à des images, qui sont présentées à l’écran au sein de vagues bleues. Le spectateur peut imaginer un regard capable de traverser les murs, car ce n’est que par l’entremise de cet effet qu’il prend conscience de la distance que peut désormais couvrir la perception auditive accrue du jeune héros. Le film considère d’ailleurs très brièvement l’idée qu’en grandissant, le garçon aveugle aura besoin de s’immerger régulièrement dans un caisson insonorisé pour reposer ses sens mis à rude épreuve par le monde extérieur.

Plus tard, d’autres habiletés de Matt Murdock seront évoquées. Il lit le braille par son toucher; ses plaidoiries sont aussi en braille et son associé Foggy Nelson sera à un moment bien en peine de défendre leur client en se fiant aux seuls documents de son collègue absent. Il est capable de repérer une faible odeur d’ammoniac sur une scène de crime2. Dans de tels moments, le bleu n’intervint pas et on notera qu’il est surtout présent dans les scènes de Daredevil bien plus que dans celles de Murdock. Ce fait laisse supposer que seul le «sens radar» fait l’objet d’une réelle représentation graphique, qui a pour but d’illustrer les images que Daredevil est capable de se représenter pour assurer ses déplacements. Le raisonnement se maintient lorsque Murdock narre lui-même en voix off le développement de ses capacités. Sur un toit, il frappe de sa canne une gouttière. Le champ bleu reconstitue le schéma de l’objet au fur et à mesure que Matt en écoute la vibration, ce qui lui permettrait d’identifier le chemin pour descendre du toit. Il se repère de la même façon sous le masque de Daredevil quand il traque un policier renégat dans les couloirs du métro.

En revanche l’usage du bleu dans les scènes de pluie est problématique, car la symbolique tente de se mêler aux super-sens. Matt rencontre la femme aimée, Elektra. Quand la jeune femme est sous la pluie, le «radar» bleu reconstitue parfaitement son visage, mais de plus il nimbe de lumière cette figure, sans que cette surbrillance ne soit justifiée. Il en va de même lorsque le justicier se retrouve face au Kingpin, grand ennemi du film, et qu’un détecteur de fumée expose également le visage de l’ennemi à cette soudaine luminosité. La couleur bleue  ne sert plus que la narration et sa codification. Elektra brille en tant que femme aimée et magnifique pour le héros, et son grand adversaire est littéralement sorti des ténèbres pour que la justice de Daredevil puisse œuvrer au nom du Bien.

Dans une autre scène, le super-héros tente de stopper Bullseye, un tireur à la précision inégalée, qui s’est emparé de la canne du justicier pour commettre un meurtre. Il va chercher à récupérer sa canne en vol avant qu’elle n’atteigne sa cible, mais la moto de Bullseye abandonnée sur le côté explose à ce moment. L’explosion propage alors une onde de choc qui va brouiller la perception de Daredevil et l’empêcher de saisir l’objet. La représentation dans  cette séquence pose question: le bruit soudain et puissant aurait pu l’agenouiller de douleur, car il est plus que n’importe qui sensible au bruit. On notera néanmoins que les coups de feu ne le déstabilisent pas. Pourtant, dans le cas particulier du bruit produit par une explosion aussi proche, sa résilience surprend. À cela s’ajoute le fait que quelques scènes plus tôt, sa poursuite dans le métro aurait pu le conduire à une fin tragique précisément pour cette raison. En rattrapant son adversaire, Daredevil parvenait à le tenir en respect jusqu’au passage soudain du métro. À cet instant, l’audition hypersensible du super-héros ne peut soutenir le bruit démultiplié de la machine, ce qui permet à l’ennemi de reprendre l’avantage pour un instant. On pourrait se demander pourquoi le justicier n’a pas pu percevoir à distance l’arrivée de ce métro et s’y préparer. Peut-être son discours à l’adresse du bandit monopolisait-il toute son attention? Mais cela tient plus probablement à la nécessité narrative et symbolique de voir le héros en danger.

Tout laisse supposer dans le film que depuis l’enfant à l’hôpital jusqu’au caisson d’isolation, Daredevil a besoin d’avoir un environnement sonore contrôlé, régulé. Frank Miller avait par ailleurs donné dans les comics une idée très proche de ce phénomène. Dans le récit Overkill (Miller & Janson, 1982), Daredevil souffre des suites d’une exposition aux radiations. Tous les bruits, y compris les voix humaines, lui sont insoutenables et il est souvent représenté agenouillé et les mains plaquées sur les oreilles. Cette gêne sera présente sur plusieurs épisodes, mais son hyperacousie n’est pas constante. Elle survient aux pires moments sans que le héros ne puisse déterminer le signe avant-coureur des crises. Dans la scène du film, la vibration de l’explosion s’étend dans le champ bleu de telle sorte que l’image de la canne se trouve démultipliée à l’écran, rendant le spectateur ─comme Daredevil─ incapable de s’extraire des reflets. Cette scène ne concerne pas seulement l’incapacité du personnage à récupérer sa canne, mais vise clairement à démontrer la douleur de l’échec dans la tentative de sauver une victime qui n’est autre que le père d’Elektra. C’est d’ailleurs à la suite de ce meurtre qu’elle décidera de devenir une guerrière vengeresse destinée à détruire Daredevil.

Ce que nous révèlent ces extraits que nous venons de relater est la présence d’une conception intuitive de la compensation de la cécité. Il est en effet couramment supposé à propos des personnes aveugles qu’elles compensent habituellement ce handicap sensoriel par de meilleures perceptions dans d’autres modalités sensorielles, comme la modalité auditive ou la modalité tactile. C’est bien ce qui nous est proposé aussi avec le personnage de Dardevil qui, devenu aveugle, se réveille avec une hyperacuité auditive ou capable de lire un journal rien qu’en passant les doigts dessus.

Mais les recherches scientifiques —ou contre-intuitives (à la Bachelard, 1970, dans «La formation de l’Esprit scientifique»)— menées chez des aveugles de naissance nous apprennent que ces compensations n’existent en réalité pas. Ce qui peut être résumé par l’affirmation de Dulin et Martins (2006, p. 160) à propos des effets cognitifs de la cécité: «La théorie des compensations sensorielles, assez répandue chez les non-spécialistes, se voit, ainsi, invalidée, les capacités de localisation spatiale tactile, auditive et olfactive n’étant pas améliorées par la durée de cécité» en renvoyant aux travaux d’Yvette Hatwell (2003). Concernant plus spécifiquement la perception auditive, il ne semble pas y avoir de meilleures performances chez les sujets aveugles, de naissance ou tardifs, par rapport aux voyants. Ainsi dans une revue de question sur le sujet, Troille rappelle les travaux de Starlinger & Niemeyer (1981) concernant la discrimination de certains paramètres auditifs et en conclut: «Ces tests n’ont pas dévoilé une perception spécifique plus fine chez les sujets aveugles de la durée, de l’intensité ou de la fréquence des sons, ni une plus grande sensibilité aux intensités sonores supraliminaires» (Troille, 2009, p. 96).

Ce qui est en revanche parfaitement bien rendu dans Dardevil est l’existence d’une capacité bien réelle des aveugles —y compris chez les aveugles de naissance— à pouvoir se créer des images mentales du monde (Dulin et Martins, 2006). Quant aux devenus-aveugles ─qui ont donc eu des expériences perceptives visuelles, mais aussi multisensorielles (visuo-auditive, visuo-haptique, auditivo-haptique…) préalablement à leur cécité─, ils peuvent bien évidemment s’appuyer sur ces expériences préalables pour se représenter le monde (de la même façon qu’un devenu-sourd implanté cochléaire peut s’appuyer sur ses connaissances acquises lors de la pratique antérieure de la parole, sans devoir tout apprendre lors de l’activation de l’implant). Dardevil a eu cette expérience visuelle préalable et il lui est ainsi beaucoup plus aisé d’imaginer mentalement l’espace et les personnages qui peuplent cet espace, à partir des sensations transmises par son hyperacuité auditive —qui est bien elle hors-du-commun. Il faut clairement différencier cette capacité d’imagerie mentale à partir d’une hyperacuité auditive, de ce qui serait un véritable «sens radar» comparable au sonar comme peuvent l’utiliser les dauphins ou les chauves-souris pour faire de l’écholocalisation. Rappelons en effet que ces animaux, pour localiser leurs prédateurs et leurs proies, émettent un signal et en écoutent l’écho (c’est ainsi que fonctionne aussi un sonar dit actif). Or, à aucun moment, Dardevil, ni dans les comics ni dans les films, n’est montré en train d’émettre avec son appareil vocal le moindre son pour en récupérer l’écho et localiser, voire identifier, les objets3.

 

Daredevil versus Batman: surintuiter l’écholocalisation pour bien penser la fiction

Le film s’attarde particulièrement sur la mise en images de ce «sens radar» de Daredevil — pour nous donc plutôt une capacité d’imagerie mentale— et tire tout le spectacle possible de cette capacité. Le spectateur prend d’ailleurs un plaisir bien compréhensible à entrer en complicité et dans l’intime du regard du super-héros derrière son masque. On constatera par la suite que la série télévisée de 2015 accorde bien moins de place à la représentation d’un super-sens, dans une perspective plus «réaliste», et choisit d’autres procédés de mise en images.

Mais il n’est sans doute pas inutile pour notre propos de considérer un autre personnage des comics, qui aurait pu développer un «sens radar», en l’occurrence Batman. À la fin du film The Dark Knight (Nolan, 2008), Batman doit combattre les hommes de main du Joker dans un immeuble au milieu d’une prise d’otages. Le champ bleu va reparaître dans des circonstances particulières, car la mission du héros est double: il doit combattre les ennemis et empêcher les forces de l’ordre d’ouvrir le feu sur les otages que le Joker a pris soin de grimer comme ses propres hommes. Pour agir efficacement, Batman doit donc avoir parfaitement connaissance de son environnement, mais aussi du nombre exact et de la localisation des bandits et des policiers. En d’autres termes, Batman doit se repérer dans un lieu sombre et périlleux. C’est ainsi que le justicier allume ses yeux. Des diodes lumineuses s’éclairent sur son masque et le monde devient étonnamment semblable à celui de Daredevil: une vague de bleu parsemée de cette radiographie blanche des corps humains. Néanmoins si l’effet cinématographique est apparenté, il faut constater que Batman appréhende son environnement d’une manière non biologique. Sa vision nocturne est en effet le fait d’une haute technologie qui constitue l’équipement du héros. On peut aussi souligner que les oreilles du masque lui sont tout à fait inutiles.

Chauve-souris et technologie. Parenté des représentations visuelles chez Daredevil et Batman, par answers.unity3d.com

Pourtant Batman aurait pu disposer d’un système de perception comparable à celui des chauves-souris. Certaines espèces de chauve-souris peuvent avoir recours à l’écholocalisation. Lazzaro Spallanzani avait en 1790 l’intuition que ces mammifères pouvaient se repérer dans l’espace même privés de vision. Elles se déplaçaient sans encombre quand leurs yeux étaient obstrués. Spallanzani ne put comprendre avec les moyens dont il disposait à l’époque quel était le procédé précis de leurs déplacements. C’est en revanche la machine de Donald Griffin qui permit de montrer plus efficacement en 1930 les tenants de cette localisation par leurs propres productions vocales dont les chauves-souris récupèrent l’écho pour se mouvoir dans l’espace. Marie-Christine de La Souchère (2013) relate les expériences de Spallanzani et leurs continuations par Griffin dans son article «Du sixième sens des chauves-souris» et rappelle comment le travail de Spallanzani s’est précisément heurté aux schémas intuitifs de son époque, en la personne de Cuvier, qui ne restait attentif qu’au toucher des chiroptères dont il affirmait qu’il expliquait leur perception. 

Insistons sur le fait qu’à ce jour, dans aucun comics ni film, Batman ─ comme Dardevil ─ ne sont pourvus d’un système d’écholocalisation comparable à celui des chauves-souris. Il bénéficie simplement d’une vision augmentée qui lui permet de radiographier les corps et de voir des squelettes fluorescents au travers des murs4. Ainsi les deux super-héros qui auraient pu être dotés d’un «sens radar» —Daredevil parce qu’il est aveugle et Batman parce qu’il incarne une chauve-souris— échouent à l’être: comment pouvons-nous expliquer cette impossibilité à bien penser ce qu’est le «sens radar»? Sans doute parce que cette capacité particulière des chauves-souris reste au fond assez mystérieuse à l’homme commun qui a bien du mal à imaginer ce sens qui ne correspond à rien dans sa biologie humaine, en dépit d’un accès possible aux connaissances contre-intuitives sur la biologie des chauves-souris ou des dauphins.

Quelle expérience tangible faudrait-il alors à un auteur de comics pour qu’il puisse spontanément imaginer un sens radar biologique pour un super-héros? On peut se demander s’il ne faudrait pas que cet auteur puisse faire lui-même l’expérience intime —que nous qualifierons de sur-intuitive— de l’écholocalisation humaine (ou au moins qu’un proche, l’ayant vécue lui-même, la lui rapporte de manière suffisamment convaincante). Et c’est un fait bien avéré que l’être humain peut avoir recours à l’écholocalisation: c’est le cas en particulier de certains aveugles qui peuvent apprendre à repérer des objets et se déplacer par ce moyen. De quoi s’agit-il?

Le procédé d’écholocalisation humaine repose sur la production de clics, au moyen d’un mouvement particulier de la langue dans la région du palais: après avoir créé une cavité par deux points d’occlusion (par exemple avec la pointe et le dos de la langue), une dépression est réalisée au sein de cette cavité par un mouvement rapide de la langue; lorsque l’air est libéré brusquement, la différence de pressions génère le clic.  Les échos de ces sons se répercutent sur les objets environnant le non-voyant et lui reviennent aux oreilles. Il est ainsi en mesure de se déplacer et d’obtenir certaines informations sur ces objets, telles que la taille ou la distance. Un des cas les plus célèbres est celui de Tom De Witte, atteint d’un glaucome, qui a développé son aptitude en suivant les méthodes de Daniel Kish, basées sur ce clic palatal5. Les études sur le sujet étaient jusqu’à présent dédiées aux seuls comportements et déplacements des individus concernés (pour un revue de question, cf. Stoffregen et Pittenger, 1995). Depuis peu, des chercheurs s’intéressent à l’architecture neurale entrant en jeu au cours de l’exercice de l’écholocalisation naturelle. C’est le cas de Thaler et al. (2011) qui ont étudié  les corrélats neuraux, soient les aires cérébrales impliquées dans cette habileté chez deux aveugles experts de cette technique, l’un aveugle de naissance (early blind) et le second devenu aveugle plus tardivement (late blind). Les deux participants retenus (âgés de 43 et 27 ans) utilisaient quotidiennement l’écholocalisation, aussi bien dans leurs déplacements en ville que pour la pratique d’activités sportives. Tous deux étaient capables d’identifier par écholocalisation la forme, le mouvement et la localisation d’objets avec une grande précision. Notons que par ailleurs ils ont tous deux des scores dans la normale ─donc pas supérieurs─ aux tests auditifs et de localisation de source. Thaler et al. aboutissent à un résultat parfaitement contre-intuitif: ce n’est pas le cortex auditif qui se trouve prioritairement sollicité par l’écholocalisation chez les aveugles, mais bien celui de la vision:

Here we show that two blind individuals can use echolocation to determine the shape, motion and location of objects with great accuracy, even when only listening passively to echolocation sounds that were recorded earlier. When these recordings were presented during fMRI scanning, we found that ‘visual’ cortex was strongly activated in one early blind participant (EB) and to a lesser degree in one late blind participant (LB). Most remarkably, the comparison of brain activity during sounds that contained echoes with brain activity during control sounds that did not contain echoes revealed echo related activity in calcarine, but not auditory cortex. (Thaler,  8)

Pour que les résultats de cette expérience soient exploitables, compte tenu des contraintes liées à l’imagerie par résonance magnétique (les mouvements de la tête et de la bouche devant être par exemple minimisés), les chercheurs ont eu recours à un environnement contrôlé et ont employé des stimuli auditifs préalablement enregistrés, contenant ou non des échos. Thaler et  collègues ont alors établi une comparaison des aires cérébrales activées chez les deux personnes aveugles et deux autres personnes voyantes qui, elles, ne pratiquaient pas l’écholocalisation. Les deux experts de l’écholocalisation se sont révélés capables de déterminer avec une grande précision la position des objets alentour à partir des échos répercutés sur leur surface. La précision de l’aveugle de naissance s’est révélée légèrement supérieure à celle de l’aveugle plus tardif. L’usage quotidien ou soutenu de cette pratique atteste donc bien d’une amélioration de la localisation spatiale et de compétences accrues. Par ailleurs, si les praticiens de l’écholocalisation ont pu distinguer les objets en mouvement des objets inertes, les voyants non entraînés à cette pratique ont mentionné qu’ils ne pouvaient pas établir une distinction à l’écoute des enregistrements  et n’ont pu identifier les objets. En ce qui concerne les aires activées, le résultat principal est l’augmentation de l’activité dans le cortex visuel (au niveau de la scissure calcarine) présente chez les deux aveugles, et qui ne se retrouve pas chez les participants voyants non praticiens de l’écholocalisation. Les chercheurs ont donc pu déduire que les structures responsables du traitement des informations visuelles chez les voyants étaient celles répondant aux échos chez les non-voyants pratiquant l’écholocalisation.

Dans le cas d’une fiction telle que celle de Daredevil, qui concerne bien un non-voyant, mais qui méconnaît évidemment ces avancées de recherches de 2011, rien ne permet d’affirmer que Matt Murdock maîtrise un procédé qui se rapprocherait d’une écholocalisation naturelle. Néanmoins, son histoire admet, même naïvement, une nécessité d’adaptation pour un individu qui aurait perdu la vue dès l’âge de neuf ans, autrement dit, un aveugle tardif. Cet entraînement à évoluer dans son environnement urbain immédiat est mentionné et commenté par la voix de Matt Murdock dans le film. Il s’y attarde pourtant assez peu, ne soulignant qu’un ensemble de perceptions accrues. En outre, comme nous l’avons mentionné, Daredevil est un personnage très mouvant dont la concentration est sans cesse rappelée. Les combats narrés par le film en font un personnage qui cherche toujours sa posture sur les toits et la façon dont il doit tomber pour être efficace. C’est en fait de sa capacité à perturber l’attention et à brouiller les repères dans l’environnement de ses adversaires que dépendra l’issue des batailles. Il demeure capable d’exploiter à son profit une imagerie mentale des alentours.

Par ailleurs, contrairement à d’autres super-héros qui marquent clairement une séparation entre leur mission et leur vie civile, la cécité est un état permanent chez ce personnage. Daredevil doit sans cesse compter sur ses capacités sensorielles accrues pour ne pas indiquer son infirmité à ses ennemis. Matt Murdock doit au contraire maintenir l’idée d’une cécité dans sa vie civile pour ne pas éveiller les soupçons. Précisément, il doit contenter les attentes –les intuitions– de son entourage au sujet de son état. Partant du principe que la construction du justicier est très progressive, l’actuelle série télévisée porte une grande attention au quotidien de Matt Murdok. La série présente un non voyant particulier et questionne ce sujet, avec plus de patience que ne semblait le faire la trop courte narration du film de 2003.

À SUIVRE: Daredevil à l’écran: redéfinitions contemporaines d'un imaginaire de la cécité (2)

 

Bibliographie

Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Bibliothèque Philosophique J. Virin, 1970.

Collignon Olivier & De Volder Anne G., «Further evidence that congenitally blind participants react faster to auditory and tactile spatial targets», pp. 287-293 dans Canadian Journal of Experimental Psychology,  n°63, 2009.

de La Souchère Marie-Christine, «Du sixième sens des chauves-souris», pp. 92-94 dans La Recherche, n°476, juin 2013.

Dulin David et Martins Daniel, «Expérience tactile et capacités d'imagerie mentale des aveugles congénitaux», pp. 159-172 dans Bulletin de psychologie, n°482, 2006/2.

Hatwell Yvette,  Psychologie cognitive de la cécité précoce,  Paris,  Dunod, 2003.

Lehoucq Roland et Steyer Jean-Sébastien , «L’ouïe superfine de Superman», pp. 84-85, dans Pour la Science, n°452, juin 2015.

Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.

Miller Frank et Janson Klaus, «Daredevil #177, Where Angels Fear To Tread», 1981, pp. 376-397 dans Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.

Miller Frank et Janson Klaus, «Daredevil #187, Overkill», 1982, pp. 622-645 dans Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.

Pigeon Caroline et Marin-Lamellet Claude, «Evaluation of the attentional capacities and working memory of early and late blind persons» pp. 1-7 dans Acta Psychologica, n°155, Février 2015.

Stroffregen A. Thomas, Pittenger B. John, «Human echolocation as a basic form of perception and action», pp. 181–216 dans Ecol Psychol, n° 7, 1995.

Thaler Lore, Arnott R. Stephen, Goodale A. Melvyn, «Neural Correlates of Natural Human Echolocation in Early and Late Blind Echolocation Experts» dans  PLoS ONE, 6(5), 2011.

Troille Emilie, De la perception audiovisuelle des flux oraux-faciaux en parole, à la perception des flux manuo-faciaux en Langue Française Parlée Complétée. Adultes et enfants: entendant aveugles ou sourds, thèse de doctorat en Sciences du langage, 2009, Université Stendhal Grenoble 3. 

 

Filmographie

Goddard Drew et DeKnight S. Steven, Marvel’s Daredevil, 13 épisodes, 2015, Marvel Television, ABC Studios, DeKnight Prods., Goddard Textiles.

Johnson Steven Mark, Daredevil, 2003, 20th Century Fox.

Nolan Christopher, The Dark Knight, 2008, Warner Bros Pictures.

  • 1. Cette compétence pour détecter les mensonges est d’ailleurs un prétexte, dans ce film comme dans certains comics, pour souligner certaines limites des sens de Daredevil. Le policier qui témoigne à la barre parjure et profère donc un mensonge, trompant l’audition du justicier qui ne perçoit aucune modification du rythme cardiaque. Il s’avère que ce menteur a dans la poitrine un pacemaker. Cela confirme que l’audition de Daredevil s’est avérée insuffisante à constater la présence de l’appareil.
  • 2. Dans une autre scène lors d’un repas, Foggy vexé par une dispute tente de le piéger en dirigeant son choix vers la moutarde plutôt que vers le sucre, ce qui aurait pu donner lieu à une mise à l’épreuve cruelle de son sens du goût. Pourtant Matt profite d’une inattention de son associé pour intervertir les tasses. Il est assez probable que Matt ait parfaitement connaissance des plaisanteries de son collègue lors de leurs disputes. Rien ne permet vraiment d’affirmer que les sens aiguisés de l’avocat soient intervenus ici.
  • 3. Dans un article tout récent de la revue Pour la Science (2015), Roland Lehoucq, astrophysicien, et Jean-Sébastien Steyer, paléontologue, associent bel et bien l’hyperacuité auditive de Dardevil à une imagerie mentale. Ils évoquent l’écholocalisation des chauve-souris et des dauphins, sans noter que Dardevil n’est jamais émetteur d’ultrasons comme ces animaux. Il n’est toujours pas possible en l’état actuel des productions fictionnelles du super-héros de rapprocher ses compétences d’une écholocation animale.
  • 4. Le procédé profite par ailleurs d’une continuité sur les supports vidéo-ludiques. Le gameplay des jeux vidéo actuels de Batman tire en partie sa force du fait que le joueur peut employer cette radiographie des lieux pour prendre l’avantage sur les adversaires. En outre, s’il est un super-héros qui s’identifie en grande partie par ses prouesses visuelles et auditives, c’est bien Superman. Il voit au travers des murs et entend à des kilomètres, mais selon une méthode encore différente: sa biologie est fabuleuse, car il est extraterrestre.
  • 5. Les réseaux sociaux offrent plusieurs vidéos présentant le travail de Daniel Kish. On peut prendre en exemple un court reportage mis en ligne en juillet 2013: https://www.youtube.com/watch?v=A8lztr1tu4o

Daredevil à l’écran: redéfinitions contemporaines d'un imaginaire de la cécité (2)

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Daredevil à l’écran: redéfinitions contemporaines d'un imaginaire de la cécité (2)

Soumis par Clément Pelissier le 22/06/2015

 

Nouvelle incarnation, nouvelle considération des perceptions  

La série est très récente et n’est pas encore finie et il faudrait en avoir une vision complète pour faire un plus juste bilan des arguments qu’elle déploie. La première saison fournit cependant de quoi réfléchir. Quelle que soit la volonté de «réalisme» des auteurs, l’aventure de Daredevil demeure la (re)lecture particulière d’un récit fantasque. On part toujours du postulat qu’un jeune garçon a reçu dans les yeux un produit chimique dont on ignore la composition. Cette première saison s’attarde sur la condition de Matt Murdock et sur sa représentation auprès des autres personnages et du spectateur lui-même. Matt en est seulement aux balbutiements de son alter ego. La version de Mark Steven Johnson considérait le quotidien de Murdock, mais privilégiait le point de vue des adversaires de l’avocat ou des maladroits qui ne savent pas comment se comporter devant cette infirmité. Il en résultait une considération assez cruelle et stéréotypée: Foggy Nelson était très maladroit avec son ami et mauvais plaisantin. Il guidait Matt par l’épaule dans un moment de colère de l’avocat, qui repoussait son aide; ou lui mettait de la moutarde dans son café. Matt était même sur le point de se faire écraser par une voiture sous le regard de son collègue qui ne pouvait qu’insulter le chauffard. Le journaliste Ben Urich complimentait Murdock sur le choix de la couleur de sa canne, et il s’entendait répondre qu’on le croyait sur parole. En outre, c’est aux grands méchants du film que revenait en toute logique la critique la plus insultante. Foggy tentait de faire entrer leur cabinet dans les bonnes grâces du riche Wilson Fisk – le Kingpin –, mais son assistant rétorquait que le quota de personnes handicapées était déjà atteint pour l’année en cours. 

Le point de vue de la nouvelle série permet l’arrivée d’un Foggy bien plus complice de son ami. Dès l’épisode pilote, sur leur lieu de travail, il indique à Matt les postures et les attitudes de leurs interlocuteurs pour l’aider à suivre les conversations: hochement de tête et haussement d’épaules. Karen Page, la secrétaire du cabinet, qui tient cette fois un rôle charnière, se retrouve dans l’appartement de Matt et une longue conversation se met en place. Karen est en danger de mort et doit passer la nuit chez l’avocat par sécurité. Elle préfère laisser à son hôte le confort de son lit et opte pour le canapé, mais Matt répond que cette option est un mauvais choix  «de ce qu’il sait de son appartement» (01x01, Goddard et DeKnight, 2015). Le problème vient d’un écran publicitaire géant au coin de la rue qui projette une lumière crue dans tout le salon. Matt ne peut en souffrir, mais Karen en revanche ne pourrait dormir dans de telles conditions. La jeune femme demande si elle peut poser une question personnelle, et Matt répond sans attendre qu’il n’a pas toujours été aveugle, cela étant la question la plus fréquente qu’on lui pose. Il raconte l’accident de la route, sans mentionner évidemment le passage où sa vie et ses perceptions sensorielles se sont à jamais modifiées. Karen veut alors savoir s’il se souvient du fait d’avoir vu avant l’âge de neuf ans. Matt démontre dans sa réponse qu’il sait ce que les gens attendent souvent de la part d’un accidenté qui a passé la majeure partie de sa vie avec la cécité, mais livre en réalité un ressenti très intime de son handicap: «Je suis censé dire que ça ne me manque pas. C’est ce qu’on nous dit en convalescence: se définir par ce qu’on a, valoriser les différences, ne pas s’excuser de ce qui nous manque. C’est vrai, pour l’essentiel…Mais ça ne change rien au fait que je donnerai n’importe quoi pour revoir le ciel une fois» (01x01, Goddard et DeKnight, 2015). À son tour, Matt demande à questionner Karen, qui hoche la tête affirmativement, en oubliant un instant que l’avocat doit recevoir oralement la confirmation qu’elle accepte de répondre.

Le film de 2003 succombait parfois à la tentation d’un certain pathos au sujet de la cécité de Matt Murdock, en grande partie à cause des maladresses répétées de son entourage que nous avons décrites. En 2015 en revanche, la série y cède beaucoup moins. Le format en épisodes contribue sans doute pour grande part à ce changement de ton: les dialogues n’hésitent pas à ménager des silences, les personnages ont le temps nécessaire pour choisir leurs mots et leurs arguments. La conversation entre Matt et Karen se veut très simple et authentique: aucune musique ne vient appuyer leur échange. Il ne s’agit plus ici de rechercher l’exploitation visuelle spectaculaire d’une hyperacuité fabuleuse et de narrer les exploits d’un super-héros. Il faut désormais raconter l’histoire d’un non-voyant qui, pas à pas, épisode après épisode, va devenir ce héros. C’est pourquoi un pan important de la série concerne le handicap de Matt Murdock et non un «sens radar» de Daredevil.

Remarquons à ce propos que la série approfondit dans des flashbacks les liens entre le petit Matt et son père, et leur apprentissage de la cécité. Une scène en particulier montre le garçon en train d’apprendre le braille et en expliquer le mécanisme à son père: comment les points sont espacés entre eux, et la difficulté qu’il peut avoir à identifier la lettre «w» parce que le braille est un procédé basé sur la langue française «qui n’a pas beaucoup de w1» (01x01, Goddard et DeKnight, 2015).

Constatons également que la série considère aussi le thème de l’attention. Dès le troisième épisode intervient une large métaphore autour du grand ennemi de cette aventure, à nouveau le Kingpin. Il est présenté dans une galerie d’art, devant le tableau qui donne son titre à l’épisode «Rabbit in a snow storm» (01x03, Goddard et DeKnight, 2015). Wilson Fisk explique à la conservatrice qu’il ne cherche pas à voir ce que l’artiste aurait pu représenter dans ce cadre blanc. Il veut le ressentir. La série annonce ici que le Kingpin sera un ennemi mortel, en supposant qu’il perçoit toujours au-delà des apparences. Il est presque insaisissable, il «voit» et anticipe partout et son influence s’étend dans toute la ville. Certes, cette notion d’«attention» est d’ordre artistique, symbolique et presque spirituel ici, mais on trouve un autre traitement du vocabulaire de la vision et de la perception, dans un sens plus large. En outre l’attention, au même titre que la vision dans le film de 2003, propose aussi une mise en scène qui tente d’interroger aussi bien le symbolique que le biologique.

 

Aveugle de fiction pour une urgence de la lutte: la sur-attention d’un perpétuel combattant

Qu’il s’agisse de Matt Murdock ou de Daredevil, il est certain que nous sommes face à un super-héros pour qui la concentration et l’attention sont des composantes de la vie quotidienne de l’avocat et des conditions vitales pour le guerrier des toits et des rues qu’est Daredevil. On peut voir un homme menant la vie dure aux criminels d’une façon qui n’est guère différente d’un combattant comme Batman dans sa maîtrise des arts martiaux. La plupart du temps, ces combats sont ceux d’un véritable guerrier des rues aguerri dont on nous montre les virevoltantes prestations2. On oublierait presque parfois les particularités sensorielles du justicier. C’est pourquoi, ponctuellement dans les séquences de combat, la caméra zoome sur un chien de pistolet qui recule, sur une balle qui s’aligne dans un canon, sur des pas qui s’approchent dans un escalier de métal pour nous remettre en mémoire à quel point ce combattant doit se concentrer et se référer à sa propre imagerie mentale. Alors que le film de 2003 recréait l’environnement dans un champ bleu lié à une imagerie mentale du héros, la série de 2015 choisit plutôt d’insister sur des images déjà présentes, dont le ralenti permet de comprendre que les scènes concernées se déroulent du point de vue d’un personnage qui doit plus que quiconque être attentif à ce qui l’entoure. Si la fiction choisit ces deux hypothèses, chacune étant au final liée à un rendu visuel, il faudrait une nouvelle fois se demander comment la recherche et ses avancées permettent de mieux comprendre comment les personnes visuellement déficientes peuvent se concentrer sur leur environnement et sur les données qu’il leur renvoie.

On peut se référer aux récents travaux de Caroline Pigeon et Claude Marin-Lamellet (2015) sur les capacités attentionnelles des aveugles précoces et tardifs. Ils partent du constat qu’un tiers des personnes atteintes d’une déficience visuelle ne se déplacent pas de façon autonome et que la déficience visuelle oblige par nature à considérer un ensemble d’informations extérieures variées, à la fois d’ordre sensoriel, liées à la mobilité ou encore mnésiques. Par ailleurs, ces informations demandent sans cesse d’être actualisées. Il s’agissait donc de proposer un outil de mesure des capacités attentionnelles adapté aux personnes aveugles; puis d’évaluer ces capacités chez des aveugles précoces ou tardifs pour observer celles qui se trouvent privilégiées. Certaines études antérieures ont montré que les aveugles précoces pouvaient réagir plus rapidement que les autres –mais pas nécessairement plus efficacement– aux stimuli auditifs et tactiles (Collignon et De Volder, 2009). L’hypothèse de travail de 2015 suppose que l’attention des aveugles précoces serait plus élevée que celle des aveugles tardifs et des personnes voyantes. Pigeon et Marin-Lamellet ont ainsi mesuré l’attention et la mémoire de travail de participants au moyen de cinq tests adaptés à des personnes déficientes visuelles via la modalité auditive. Ils se sont aussi donnés comme objectif de tester l’existence de compétences différentes  entre les aveugles précoces et tardifs.

L’attention sélective (1) concerne des informations globales, l’attention soutenue (2) intervient dans l’orientation et l’esquive des obstacles, l’attention divisée (3) se concentre sur plusieurs tâches simultanées, tandis que la flexibilité attentionnelle (4) est la capacité à déplacer l’attention d’une tâche à l’autre. Enfin, la mémoire de travail (5) retient temporairement des informations verbales. L’expérience se déroulait entre 24 participants aveugles et 24 participants voyants. On comptait 14 aveugles précoces et 10 aveugles tardifs. Ils avaient tous accès à des aides à la mobilité: 11 des aveugles précoces avaient recours à une canne contre 7 chez les aveugles tardifs, tandis que 3 des aveugles précoces avaient le soutien d’un chien guide pour le même nombre chez les tardifs. Les participants passaient les tests dans une pièce silencieuse. Chaque expérience entendait stimuler une attention particulière: repérer auditivement des consonnes parmi des chiffres pour l’attention sélective ou les repérer sur une plus longue durée pour l’attention soutenue; compter l’occurrence d’un chiffre précis pendant la tâche d’attention soutenue permettait de tester l’attention divisée; tandis que soustraire et additionner des nombres permettait d’évaluer la flexibilité attentionnelle (Plus-Minus task). La mémoire de travail était  testée en repérant le retour d’un élément d’une liste à intervalle régulier (N-back task); ainsi que par une mesure d’empan mnésique (digit span dans l’ordre et en ordre inversé). Les résultats obtenus font bien état de meilleures capacités attentionnelles chez les personnes non voyantes par rapport aux voyants, en particulier pour les tâches d’attention sélective, soutenue et divisée (pour les aveugles précoces comme pour les tardifs); ainsi que dans la mémoire de travail (mais seulement chez les aveugles précoces). Notons que Pigeon et Marin Lamellet ne constatent pas de différences attentionnelles entre les aveugles précoces et tardifs. Cette absence est attribuée dans l’étude à la durée importante de la cécité des aveugles tardifs. Il est probable que l’habitude de la pratique des activités quotidiennes en état de cécité sur une longue période chez les aveugles tardifs (en moyenne presque 16 ans dans ce cas précis) ait conduit à des résultats semblables à ceux obtenus par les aveugles précoces. C’est donc surtout entre les voyants et les aveugles précoces que les différences sont notables:

The present study seems to be the first attempt to provide an overall assessment of the attentional functioning of blind persons, although several other studies have focused on specific cognitive mechanisms. Indeed, our results indicate that blindness (since birth or appearing in adulthood) seems to lead to information processes and manipulations that are fast and efficient. (Pigeon et Marin-Lamellet, 2015, p. 7)

S’il est certain que l’on ne peut associer directement les imaginaires contemporains de Daredevil à l’écran aux avancées de la recherche sur la question de la cécité, nous avons en revanche tâché de montrer que les travaux scientifiques confirment sur ce point de l’attention une hyper-capacité présente chez les aveugles (précoces ou tardifs). Ainsi, la fiction a intégré avec raison des attentes intuitives qui se trouvent au final confirmées par les recherches sur la compensation du handicap visuel. La question de l’attention de Daredevil dans le vécu de sa cécité méritait vraiment d’être posée, car elle pourrait expliquer en partie le fantasme d’un «radar». Matt Murdock est certes aveugle, mais l’appréhension de sa cécité diffère radicalement selon qu’il est en costume d’avocat ou de super-héros. L’attention de Murdock telle qu’elle est présentée à l’écran n’est pas celle de son alter ego. Matt est sur la terre ferme, et si ses capacités sensorielles sont montrées, elles ne le sont que dans l’attente intime d’un spectateur complice. Murdock fait précisément tout pour être le plus banal des aveugles –qui aurait acquis son autonomie– et il faut bien que sa canne passe pour une aide à la mobilité. En revanche, Daredevil est sur les hauteurs ou au moins dans des postures qui ne sont certainement pas celles d’un respectable membre du barreau. Dans les comics, il n’est sans doute pas de personnage plus combatif et acharné qu’il ne l’est. Quand il intervient, cela veut dire qu’il y a urgence. À l’écran, il est donc presque systématiquement montré en combat. En étant perpétuellement assailli, en songeant sans cesse à ses postures, on suppose que Daredevil doit donc mobiliser ses capacités attentionnelles sans aucune interruption. Peut-être est-ce là une hypothèse possible à propos de la nature de son super-don? Sa sensorialité démultipliée lui permet en fait de prêter une sur-attention à son environnement. Par ailleurs, l’absence de la canne dans les scènes de combat de la série souligne nettement le combat à mains nues et atteste que ce Daredevil plonge véritablement au contact des adversaires et n’a même pas recours à son aide3.    

 

Oublier le «radar» pour apprendre la sur-attention

C’est donc un enchaînement perpétuel de sensations et de perceptions qui sont montrées dans la série de 2015, mais ce n’est pas l’imagerie d’un radar qui est retenu cette fois. Dans le film de 2003 persistait l’idée que la super sensorialité visuellement rendue au spectateur constituait l’avantage majeur de Daredevil, qui pouvait éventuellement planifier son assaut en tirant profit des informations précieuses que ses pouvoirs lui permettaient de collecter (distance, nombre des ennemis, positions, objets…). Dans la nouvelle série, le seul moment où le spectateur a vraiment accès au champ visuel de Murdock est quand une infirmière du nom de Claire s’occupe du héros et lui demande ce qu’il peut «voir». Matt répond qu’il a devant lui un «monde en flammes» et ce monde orangé laisse transparaître le visage de l’infirmière (01x05, Goddard et DeKnight, 2015). À nouveau, on peut supposer une force seulement symbolique dans cette scène, puisque ce monde en flammes  ne revient pas par la suite. Cela prend son sens puisque dans le rythme effréné de ces 13 premiers épisodes, Daredevil doit sans cesse s’extraire des flammes d’une ville en perdition. C’est plutôt Matt Murdock qui a le temps du dialogue avec les protagonistes; et il décrit bien plus qu’il ne montre. Lors de leur première rencontre au second épisode, il explique à son infirmière de fortune qu’il entend les pas au-dessus d’eux, qu’il sent une eau de Cologne à travers le plancher… Le futur Daredevil est une fois encore sans cesse sur le qui-vive et c’est précisément cette attention déferlante chez un aveugle blessé qui surprend son hôtesse. Toute la scène se joue sur l’étonnement de Claire: elle a recueilli le héros à demi mort dans une benne à ordures et lui prodigue les premiers soins. Dans un premier temps, Matt se relève et cherche à partir. Claire doit lui indiquer où se trouve la porte. Pourtant elle ne peut comprendre à ce stade que le héros est aveugle. Il s’évanouira juste après et elle mettra sa désorientation sur le compte du choc. Elle possède chez elle le peu de matériel médical nécessaire pour se rendre compte par elle-même ensuite qu’au-delà des blessures physiques, quelque chose ne va pas chez Murdock: «Vos yeux ne répondent pas à la lumière, ce qui ne vous alarme pas. Donc, soit vous êtes aveugle, soit dans un état encore pire» (01x02, Goddard et DeKnight, 2015). Claire est présentée comme un personnage qui ne peut admettre qu’un homme aveugle soit toujours vivant et si alerte après avoir subi autant de dommages corporels. Comment se peut-il qu’un individu dans sa condition puisse résister et s’être défendu de cette façon? Comment a t-il pu dévier les coups de ses points vitaux, puisqu’il n’est pas censé les anticiper de la sorte? Matt explique qu’il est fils de boxeur et qu’il a appris à se renforcer et à anticiper. Néanmoins, du point de vue de Claire, les perceptions de ce justicier aveugle n’en sont pas moins hors du commun. Elles ne répondent pas à ce que l’infirmière connaît de la cécité. Elle admet mal que Matt puisse sentir un parfum au travers des murs, mais il est obligé de dévoiler une partie de son jeu, car il est traqué dans l’immeuble et son poursuivant est précisément baigné d’eau de Cologne. Ajoutons que Murdock essaye de faire comprendre ses capacités à l’infirmière sans trop en dire. Il refuse l’hôpital puisque son agression était programmée et qu’il se verrait achevé s’il y allait. Il n’en faut guère plus à Claire pour comprendre la nature des occupations de son patient: il passe ses nuits à combattre les malfrats. Quand son interlocutrice mentionne le fait qu’il soit aveugle et que cela entre normalement en contradiction avec cette activité, il répond simplement qu’il existe d’autres façons de voir.  

Des comics à Netflix, le nouveau champ visuel de Daredevil, par theinsightfulpanda.com

Ainsi, la série choisit de parler différemment au spectateur. Il connaît les perceptions de Daredevil, mais ce sont dans ses interactions avec les autres que l’on se rappelle qu’il sort de la norme, en particulier pour le corps médical.

En outre, un épisode en particulier rappelle que Matt n’a évidemment jamais été un combattant inné et que sa parenté avec un père boxeur n’a pas suffi. Il retrouve Stick, son mentor (01x07, Goddard et DeKnight, 2015). Il s’agit d’un vieil homme aveugle amené dans la mythologie du justicier et sa bande dessinée par Frank Miller en 1981, qui va initier le jeune Matt Murdock à sa nouvelle situation. Contrairement à son disciple, l’infirmité de Stick n’est pas liée à de mystérieux produits chimiques et il ne possède aucun «super-pouvoir» au sens strict. Les comics books originels précisent toutefois qu’il s’est ouvert à un mystérieux mysticisme qui lui permet de démultiplier ses sens. Si la série laisse entrevoir un groupuscule à la toute fin de l’épisode, elle ne retient pas cette idée de «magie». Stick y apparaît comme un non-voyant qui aurait démultiplié ses talents. Toute une partie de l’épisode est centrée sur le fait que le vieil homme pousse Matt Murdock à s’ouvrir à ce qu’il perçoit quand il est encore enfant, et surtout à lui enlever de la tête l’idée qu’il ne peut se fier qu’à ses oreilles et doit prendre en compte tous les champs de ses perceptions:

Stick: Tu as survécu au camion et tu as reçu cette saloperie de produit chimique dans les yeux.  Ensuite?

Matt: J’entends des choses.

Stick: Quel genre de choses?

Matt: Tout. J’entends les gens tousser, se disputer, les chats qui miaulent. Parfois, à plusieurs rues. Je ressens les choses. Je sais où elles sont, quand elles bougent. Mais je ne vois pas.

Stick: Tu sais comment on appelle ça?  Un don. Un don spécial. Que peu de gens possèdent. Ou méritent.

[…]

Stick [parlant de la glace que Matt est en train de manger]: Elle a quel goût?

Matt: Vanille.

Stick: Tout le monde peut goûter la vanille. Fais plus attention, utilise ton don. Tu sais ce que tu manges? [humant sa propre glace] Du sucre en poudre, une gousse de vanille, du lait de trois laiteries différentes, dans deux États. [Léchant sa glace] Un lot de produits chimiques tout droit sortis du tableau périodique, et de la terre provenant des mains du type qui t’a servi. 

Selon Stick, ce sont donc le corps et l’esprit tout entiers qui doivent être mobilisés par une concentration de tous les instants. Dans le même épisode, quand il vient chercher Matt la première fois dans sa chambre, il le trouve gémissant, les mains plaquées sur les oreilles. Son mentor va alors lui lancer des clés que l’on entend tinter. Le garçon retire les mains de ses oreilles et se saisit du trousseau au vol. Stick lui dira alors: «Ils pensent que tu vas de plus en plus mal. Mais ce n’est pas le cas, hein petit? Tu es de plus en plus fort». La série laisse ici résonner un chapitre précis des comics books, où Matt Murdock perd ses compétences. Il n’est plus du tout habitué à se déplacer sans ses dons et manque de se tuer dans ses acrobaties. Il se retrouve forcé d’aller trouver son maître, qui doit lui réapprendre ses perceptions premières (Miller et Janson, 2013, pp. 377-397). Pour Stick, en particulier dans la série télévisée, la vue et son absence ne sont rien comparées à l’attention cognitive globale que Matt pourrait trouver en lui. Les dons de Matt ne suffisent pas, Stick n’accorde même aucun crédit à la prépondérance d’un éventuel «radar» s’il n’est pas employé dans une perception beaucoup plus étendue.

 

Conclusion

Il y a eu indéniablement une renaissance de Daredevil à l’écran, qui s’inscrit désormais dans une continuité de sa fiction audiovisuelle. Le film s’est égaré en 2003 dans une volonté utopique de représenter en trop peu de temps toute la mythologie d’un personnage protégeant New York depuis 1964 dans l’encre des pages. Il était pourtant le premier long-métrage grand public à proposer une interprétation de ce super-héros aveugle pensé pour le pictural. La représentation du champ visuel qu’il maintenait est un point d’intérêt central pour la présente recherche. L’hypersensorialité de Daredevil y est dépeinte au travers de la reconstruction mentale d’un environnement, qui permet à la fiction de proposer un imaginaire de la cécité. Si nous avons pu expliquer en quoi le «sens radar» est fantasque sur bien des points, nous avons pu aussi montrer qu’il est très efficace pour donner accès, même naïvement, à une compétence réelle de certains aveugles à s’appuyer sur une forte capacité d’imagerie mentale. Là où cette fiction trébuche (peut-être parce qu’elle reste trop près des comics initiaux), c’est dans l’incapacité de ses concepteurs a donné une représentation juste de ce que pourrait être un véritable «sens radar» ─une écholocalisation telle que l’ont pratiqué de manière sur-intuitive les aveugles et telle que l’étudient les scientifiques dans ses prolongements neuraux contre-intuitifs.

Douze ans plus tard, la série télévisée de 2015 semble parvenir à réconcilier de façon plutôt unanime les spectateurs avec un super-héros aveugle qui, sans nécessairement répondre aux questions que pose la cécité, les considèrent différemment. D’autres choix sont posés par cette première saison et de nouvelles représentations sont invoquées. On voit se construire au fil des épisodes le quotidien puis la mission d’un non-voyant qui doit faire comprendre à son entourage et au spectateur ce que pourrait être sa condition. Quand elle s’intéresse à Matt Murdock, la série prend le temps de développer le vécu d’une cécité que le personnage sait vivre au quotidien. Ce ne sont plus en priorité les dons de l’avocat qui sont montrés au public –qui aura pourtant toujours la possibilité de s’en rappeler–, mais plutôt son appréhension du monde qui l’entoure. Quand il est Dardevil, le personnage est précipité en continu dans sa mission tumultueuse et les pouvoirs sensoriels que nous connaissons deviennent les garants de la survie d’un aveugle guerrier. Mobiliser son attention, appréhender son environnement sont pour ce justicier une question de vie ou de mort. Il est évident que l’on prendrait des risques à confronter sans mesure le vécu d’un super-aveugle à celui d’un réel non voyant, mais l’on constate au moins que la recherche ne cesse de s’affiner quant à ces questions. Si la fiction audiovisuelle n’est pas une source, elle est au moins la représentation d’un imaginaire collectif sur une question à laquelle la recherche n’a certainement pas terminé de répondre. Il reste à voir ce que la seconde saison de la série fera de l’hypersensorialité d’un personnage qui vient tout juste d’enfiler son nouveau costume. 

 

Bibliographie

Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Bibliothèque Philosophique J. Virin, 1970.

Collignon Olivier & De Volder Anne G., «Further evidence that congenitally blind participants react faster to auditory and tactile spatial targets», pp. 287-293 dans Canadian Journal of Experimental Psychology,  n°63, 2009.

de La Souchère Marie-Christine, «Du sixième sens des chauves-souris», pp. 92-94 dans La Recherche, n°476, juin 2013.

Dulin David et Martins Daniel, «Expérience tactile et capacités d'imagerie mentale des aveugles congénitaux», pp. 159-172 dans Bulletin de psychologie, n°482, 2006/2.

Hatwell Yvette,  Psychologie cognitive de la cécité précoce,  Paris,  Dunod, 2003.

Lehoucq Roland et Steyer Jean-Sébastien , «L’ouïe superfine de Superman», pp. 84-85, dans Pour la Science, n°452, juin 2015.

Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.

Miller Frank et Janson Klaus, «Daredevil #177, Where Angels Fear To Tread», 1981, pp. 376-397 dans Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.

Miller Frank et Janson Klaus, «Daredevil #187, Overkill», 1982, pp. 622-645 dans Miller Frank et Janson Klaus, Daredevil (#158-#191), coll. Marvel Omnibus, Marvel, 2013.

Pigeon Caroline et Marin-Lamellet Claude, «Evaluation of the attentional capacities and working memory of early and late blind persons» pp. 1-7 dans Acta Psychologica, n°155, Février 2015.

Stroffregen A. Thomas, Pittenger B. John, «Human echolocation as a basic form of perception and action», pp. 181–216 dans Ecol Psychol, n° 7, 1995.

Thaler Lore, Arnott R. Stephen, Goodale A. Melvyn, «Neural Correlates of Natural Human Echolocation in Early and Late Blind Echolocation Experts» dans  PLoS ONE, 6(5), 2011.

Troille Emilie, De la perception audiovisuelle des flux oraux-faciaux en parole, à la perception des flux manuo-faciaux en Langue Française Parlée Complétée. Adultes et enfants: entendant aveugles ou sourds, thèse de doctorat en Sciences du langage, 2009, Université Stendhal Grenoble 3. 

 

Filmographie

Goddard Drew et DeKnight S. Steven, Marvel’s Daredevil, 13 épisodes, 2015, Marvel Television, ABC Studios, DeKnight Prods., Goddard Textiles.

Johnson Steven Mark, Daredevil, 2003, 20th Century Fox.

Nolan Christopher, The Dark Knight, 2008, Warner Bros Pictures.

  • 1. Les comics books originels pouvaient pousser la perception de Matt Murdock jusqu’à lui faire «lire» l’encrage des journaux par le toucher, sans même passer par le braille.
  • 2. Il est indéniable que la fiction d’un ninja aveugle fasse rêver: songeons à la forte prépondérance de ce thème chez un personnage tel que le sabreur aveugle japonais Zatoichi, qui depuis 1962 s’est vu consacré une série télévisée et 26 films jusqu’en 1989, puis en 2003.
  • 3. Dans le film comme dans les comics, la canne passe pour une aide à la mobilité aux yeux des autres. Elle l’est aussi pour Daredevil mais pour un usage bien moins commun: elle lui permet de bondir et de s’accrocher aux immeubles, ou d’assommer les malfrats avec force rebonds dans tous les coins de case. En 2015, le Daredevil en devenir privilégie surtout le combat à mains nues.

Ultron avec Sade (1) ou Pourquoi les (super)méchants veulent-ils (inlassablement) détruire le monde?

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Ultron avec Sade (1) ou Pourquoi les (super)méchants veulent-ils (inlassablement) détruire le monde?

Soumis par Antonio Dominguez Leiva le 22/06/2015
 
Don't know what I want
But I know how to get it
I wanna destroy passerby (Sex Pistols)

 

Détruire, disent-ils

C’est bien connu, tout supervilain qui se respecte, du Lord Business de Lego (2014) à Ultron dans le nouvel Avengers (2105), est tenté à un moment ou à un autre par l’idée de détruire le monde. Certes, il y a tous ceux qui veulent tout simplement (voire, oserait-on dire, tout bêtement) le conquérir, motif napoléonien cristallisé dans le roman populaire de l’âge bourgeois, notamment chez Jules Verne («Robur le Conquérant» aspirant à devenir le «Maître du monde» dans le roman éponyme de 1904), anticipant sur la théorie nietzschéenne de la «volonté de puissance1». Il s’agit là de l’ambivalence même de la figure mégalomaniaque (conquérir/détruire) qui illustre la dynamique entre possession et destruction de l’objet caractéristique du sadisme de la petite enfance tel qu’étudié par la psychanalyse (et notamment Karl Abraham).

Ainsi, la pulsion d’emprise (Bemächtigungstrieb) va caractériser le supervilain du type «rétentif anal»; d’où la complexité inouïe de ses plans, pur plaisir de «control freak» dont les complexes machineries à retardement sont l’emblème dérisoire –s’érigeant, à l’instar du Créateur newtonien dont il est le pitoyable usurpateur, en Grand Horloger éternellement faillible. La pulsion de destruction (Destruktionstrieb) va, quant à elle, incarner le pur instinct de mort du supervilain thanatique. Alors que pour la pure libido dominandi du Conquérant la destruction ne peut que jouer le rôle (limité) d’une menace qui intervient comme chantage (version dévoyée de l’Équilibre de la Terreur, dont la vogue fictionnelle coïncide avec l’expansion de la Game Theory au sein de la Guerre froide), le Destructeur est en rupture totale avec l’idée même du contrat social. Et par là même beaucoup plus «Unique» (au sens stirnerien). Et aussi, dans sa forme pure, bien plus rare en culture populaire.

Celle-ci va le plus souvent hésiter entre les deux modalités, fusionnant des traits des deux modèles dans ce qu’on peut appeler, suite à Robin Wood, des «textes incohérents» caractéristiques du confusionnisme idéologique qu’affectionne (ou dont témoigne) la culture populaire (Hood, 46). C’est ce qu’illustre de façon humoristique la réponse du (anti)héros de l’animation web Mastermind: World Conqueror à son Bourreau, qui s’interroge sur ce qu’ils sont en train de faire («Wait I thought we were conquering Earth!»):«Destroying is conquering. It's true - I looked it up”.À ces modèles s’ajoute, plus récemment, celui du supervilain qui se perçoit et se présente comme un Sauveur alors qu’il n’est de fait, pour ce qui concerne les héros et les lecteurs, qu’un simple Destructeur de plus (actualisation de l’ancienne figure anti-messianique de l’Antéchrist).

Hybris extrême de la révolte «contre la vie, contre le monde» (selon le titre de l’étude  de Houellebecq consacré à Lovecraft, grand chantre des Destructeurs de Mondes Qui Attendent Leur Tour), le réel appétit de destruction est unanimement représenté comme une forme de démence (quand il ne s’agit pas de pure «horreur cosmique»). Faille ultime de ce Moi hypertrophié, celle-ci mène à la chute inéluctable du mégalomane –qui s’était, en général, plutôt bien tiré jusque-là, tant qu’il s’en tenait aux modestes préparatifs de son apocalypse obsessive compulsive. 

Ce désaveu narratif et psychiatrique du projet destructeur (sommairement présenté dans les monologues plus ou moins délirants du supervilain au sommet de sa gloire, juste avant son effondrement tout aussi spectaculaire) le cantonne dans l’Altérité absolue qu’est, selon le schéma foucaultien, la Folie. Pourtant la question du pourquoi (tant de haine) reste un classique des forums geeks («ils pensent faire quoi après, ces cons?», lit-on le plus souvent2). Pour tenter d’y répondre (autrement que par le recours intradiégétique à la déraison) peut-être faut-il la reformuler du point de vue de la généalogie: d’où (leur) vient cette manie si peu pragmatique et, somme toute, fatale?

 

Sympathy for the Devil

La question (toujours fuyante) des origines nous confronte, au-delà de la vulgate psychiatrique du discours médico-disciplinaire bourgeois, à un horizon de sens théologique et métaphysique. À l’origine du supervilain on risque fort de trouver l’Adversaire suprême, c’est-à-dire Satan. Comme l’explique R. Muchembled dans sa magistrale Histoire du diable (2002), le discours sur Satan change de dimension au moment même où s’esquissent des théories nouvelles sur la souveraineté politique centralisée devant lesquelles cède lentement l’univers des relations féodales et vassaliques. Ainsi, dès le XIIe siècle  «la question de la souveraineté –sous l’espèce d’une rébellion visant à accéder au pouvoir absolu- apparaît au cœur de l’épisode inaugural de l’histoire du monde» (p. 35). Les signes de la puissance de Lucifer sont désormais très accentués, par sa taille supérieure aux autres démons, sa position assiste, parfois même le port d’une couronne, allant de pair avec une monstruosité de plus en plus affirmée et «l’évocation hallucinante d’un Enfer grouillant dont il occupe le centre, comme un roi sur son trône» (id). Des multiples représentations iconographiques attestent ainsi la souveraineté du Prince des Ténèbres, également mise en scène au théâtre (dans le Mystère de la Passion (1450) Roy Lucifer lance un mandement général à tous ses sujets qui obéissent promptement). Dès lors, «la toute-puissance de Satan évoque à la fois l’envers d’une souveraineté bien tempérée et la menace du complot maléfique que seul un pouvoir renforcé peut contrer» (id).

Devenu véritable antagoniste de Dieu au creuset de différentes traditions (dont les diverses vagues de manichéisme qui traversent l’Occident comme ailleurs), Satan en vient à incarner la «théorie du Mal centralisé» (Muchembled, 29) et hante, via l’Antéchrist, l’imaginaire millénariste. Dans les procès de sorcellerie, les textes insistent sur l’idée que se prépare la lutte finale entre Dieu et le Diable, qui lève une authentique armée formée de ses suppôts, les sorciers et sorcières liés indissolublement à lui par des pactes les plongeant dans l’anti-humanité la plus totale (cannibalisme, inceste, bestialité). Ainsi le Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières), sorte de «livre officiel» de la Chasse aux Sorcières, ratifie le changement de paradigme vers la diabolisation de la sorcellerie, conçue comme une «super-secte» conspirationnelle dans le cadre millénariste de l’assaut satanique contre la fabrique même de la Création divine.

Comme l’écrit C. S. Mackay dans l’introduction à sa traduction du Malleus:

Certainly, the basic elements of this theory –sorcery, heresy and Satan’s attempt to undermine God’s world order– had existed since antiquity, as had the notion that Satan was involved to greater or lesser degree in both sorcery and heresy. What was new was the notion that sorcery by itself represented a special form of heresy that played an important part in Satan’s plans for the Final Days. This connection was already in existence in the early fifteenth century, but only one printed work (the Formicarius or Ant Hill of Johannes Nider) had discussed this notion, and then only tangentially and without drawing out the full implications. The Malleus takes this notion and fully argues it in terms of the cosmological interpretation of the world (that is, the understanding of the universe in terms of Christian theology) as propounded by Thomas Aquinas (2009, 33).

Cette idée de l’antagonisme diabolique non seulement envers le Créateur, mais envers le «monde» que celui-ci a créé (et dont le Diable est, ironiquement, le Prince –soumis toutefois, en dernière instance, à l’autorité divine dont il tente justement de se libérer) va connaître un important succès, malgré les doutes théologiques qu’il peut susciter (au risque de réveiller les vieilles hantises gnostiques à l’égard du «mauvais démiurge» et sa Création imparfaite). C’est ainsi qu’elle survivra à la grande panique de la Chasse aux Sorcières, voire au processus même de déchristianisation,

Plus que nul autre, le Satan miltonien éclipsera par son pathos rebelle la divinité despotique qui le condamne (“Here at least we shall be free; the Almighty hath not built here for his envy, will not drive us hence: Here we may reign secure, and in my choice to reign is worth ambition, though in Hell: Better to reign in Hell, than serve in Heaven…”, I, l. 57-62). Beaucoup de supervilains de comic book seront, de ce fait, résolument miltoniens. Outre les références évidentes du Lucifer de Gaiman (lassé de gouverner l’Enfer et d’être le bouc émissaire de l’humanité, il renoncera significativement à son poste) et de Hellblazer (Satan reprendra la place désertée par lui, étant le Premier des Anges Déchus), plusieurs personnages du D.C. Universe s’inscrivent dans son sillage comme le signale notre site fétiche Tv Tropes:

There's Neron, who ruled Hell for a while and, as the main villain of the Crisis CrossoverUnderworld Unleashed bought the souls of many supervillains, as well as killing the Rogues and Mongulto show how cool he is; Lord Satanus, who began as a human sorcerer yet grew powerful enough to kick Neron out; and his sister Blaze, who kicked him out in return. The most likely candidate to be the real deal is The Original Darkness, an Eldritch Abomination encountered by Swamp Thing, whose mere presence can kill several powerful sorcerers and whose fingernail couldn't be cracked by The Spectre. Finally, in the New 52 Lucifer appears as a villain in Demon Knights. In Batman RIP numerous characters imply or outright state that Simon Hurt is the Devil.3

Mais plus que nul autre, c’est peut-être Lex Luthor, confronté à cette figure quasi-divine qu’est l’Homme d’Acier, qui incarne le mieux le miltonisme pop, comme le signale «mightygodking» dans son blogue éponyme:

Luthor is unique –definitively the only great villain who is, by any reasonable standard, weaker than his archenemy. Remember, Superman isn’t just powerful –he’s also smart, and wise, and personable, and generally possessed of a huge number of admirable quality traits, and he has a ton of friends who are also for the most part more powerful than Luthor is (and who all hate Luthor too), and he has alien technology nobody else does, and a secret fortress, and a super-cousin, and a super-dog. Luthor doesn’t have any of that.(…) Other villains fight men. Luthor is, when you get down to brass tacks, a man trying to fight God. It should come as no surprise, then, that Luthor shares a number of personality traits with Satan in John Milton’s Paradise Lost. Able to inspire/charismatic? Check. Proud? Big check there. Narcissistic? Check. Selfish? Check. Unwilling to dignify his opponent by speaking of him plainly? Oh, check. (In Paradise Lost, Milton uses Satan’s arrogance to avoid the trap of having to describe God – Satan defines God in loose, etheral terms rather than speak in the plain specifics of which he’s capable. Sound like anybody? Hint: “the alien.”) Utterly self-confident? Check. Said self-confidence (mostly) justified? Again, check. Utterly obsessed with his enemy, who is only his enemy by choice? Oh my check”.4

L’univers Marvel n’est pas en reste en ce qui concerne le legs satanique, les deux compagnies fonctionnant, comme l’on sait, à la façon de concurrents à la recherche des bonnes formules (sur le plan de l’anthropologie de l’imaginaire) et de véritables Doubles, formant ainsi des sortes d’univers en miroir. Toutefois le sublime miltonien agit ici sous le signe de la trace évanescente, son ombre planant «in absentia»:

There's a number of demons in Marvel Comics, most famously Mephisto, who have at one point or another claimed to be Satan. Fear Itself reveals that Satan—the real Satan, not the other demons who occasionally pretend to be him—has been missing for so long that many demons believe he never existed in the first place. The demons in the Marvel 'verse hold meetings around Satan's throne. None of them dare claim it for themselves, for fear of being torn apart by the others or worse, provoking Satan to return. The real Lucifer (different from Satan) showed up in one Ghost Rider story claiming to be the one Johnny made a deal with and not Mephisto. He is one of several hell-lords, but unlike them cannot leave Hell on his own. He tricked Blaze into freeing him from hell to try and destroy the Earth, but quickly proved himself to be less then one hoped by being constantly outwitted by Blaze, who himself states he is something of an idiot. (Idem)

Il y aurait beaucoup à dire sur ces diverses réécritures du mythe miltonien allant de Preacherà Spawn, mais ce n’est pas tant la figure satanique elle-même qui nous intéresse que son apport au paradigme global «supervilainesque». Et celui-ci ne se fit pas tant de façon linéaire qu’à travers une série de transformations.

 

La «causalité diabolique»

Au-delà de l’imaginaire diabolique, c’est la mécanique de la «causalité diabolique» étudiée par Léon Poliakov dans son ouvrage éponyme (1980) qui va survivre au «désenchantement du monde» décrit par Max Weber et à la désaffection de la peur satanique qui s’ensuit. «En face des théodicées ces tentatives pour évacuer le Mal et de ce fait innocenter la divinité, Poliakov décèle des entreprises symétriques et inverses dont finalement la fonction sécurisante est la même», écrit E. Labrousse. «Ce qui est insupportable est cette présence du mal, consubstantielle expérience humaine, dont l’ubiquité lancinante nous voue une précarité qui est souvent éprouvée comme terrifiante. Le personnage de Satan et avant tout de ses suppôts permet de cerner adversaire ce qui est finalement profondément rassurant en dépit des pouvoirs gigantesques dont sont affublés le Démon et ses cohortes. Étiqueter et localiser le Mal par identification des méchants quelle brillante solution il est probablement plus essentiel de nous innocenter nous-mêmes (…) que d’innocenter Dieu le mal désormais ce sont les autres, il a cessé d’être anonyme, impersonnel, relatif (…) il a enfin pris un corps que l’on peut pour chasser, torturer, brûler vif, exécrer en toute bonne conscience…» (1981, 275).

Poliakov apporte plusieurs illustrations historiques de ce «mécanisme paralogique qui démonise et donc sur- et sous- humanise la fois un groupe humain fait de comploteurs pervers» (id). Satan travaillant dans ombre, ses auxiliaires humains sont donc régulièrement imaginés comme membres de sociétés secrètes, des purs conspirateurs. Poliakov étudie ainsi les principaux groupes humains qui ont joué le rôle de bouc émissaire dans l'histoire de l'Europe, en tant que fauteurs d'épidémies, de guerres, de révolutions et autres désastres. Les jésuites et la papauté pendant la Révolution anglaise, la Cour et les aristocrates, mais aussi les francs-maçons et les philosophes lors de la Révolution française, et les Juifs tout au long de l'histoire de l'Europe dans un rejet qui culmine dans la «solution finale» nazie.

Comme le démontre son collègue Norman Cohn dans Europe’s Inner Demons (1975), ces persécutions modernes vont se nourrir des mêmes schémas que les anciennes (des pogroms aux massacres de sorcières). Les Juifs bien sûr ont souvent été érigés en suppôts de Satan pour sanctifier toutes les persécutions dont ils ont été l’objet, mais le même mécanisme œuvra à l’encontre des francs-maçons autour du traumatisme de la Révolution française, jusqu’à former ce parfait composite fantasmagorique qu’est le «complot judéo-maçonique» si cher au franquisme espagnol et dont le spectre s’agite encore de nos jours sur le Net et ailleurs. Il est à ce titre intéressant de remarquer que, comme Hollywood, l’industrie du comic book, notamment superhéroïque, fut initialement une culture très marquée par l’apport des Juifs de la diaspora fuyant le traumatisme des pogroms, puis de l’extermination. En transférant aux supervilains de l’ombre cet imaginaire des comploteurs maléfiques dont ils furent eux-mêmes affublés, s’agissait-il de s’en affranchir par et dans la fiction (Superman s’érigeant en nouveau Golem protecteur de la communauté, selon l’hypothèse de M. Chabon5)?

Si les premiers supervilains restent, à l’instar de leurs doubles «solaires» que sont les superhéros, des figures isolées de surhomme (voire, comme on l’a déjà signalé, des illustrations dégradées de «l’Unique» stirnerien), ils opèrent à la tête de vastes organisations criminelles dont le but alterne, comme il se doit, entre volonté de conquérir le monde et visées destructrices. Par un juste retournement de l’imaginaire, ces supervilains vont souvent être, au fil de l’embrigadement militaire des comicsétats-uniens pendant la Deuxième Guerre mondiale, des emblèmes du nazisme. On pense bien évidemment à Red Skull ou le très explicite Captain Nazi, indigne rival du Captain Marvel, voire des créations éphémères telles que le Captain Swastika, véritables allégorisations de l’adversaire selon les codes de la propagande graphique qui peuvent facilement verser dans la caricature (pour preuve, l’improbable Super Nazi, petit cochon avec une moustache en brosse à dents tout ce qu’il y a de plus hitlérienne qui fut pour un temps la némésis du sympathique Super Rabbit). Mais les dérives raciales de savants fous tels que l’Ultra-Humanite s’inscrivent tout autant dans ce paradigme qui très significativement va survivre la chute de l’Axe pour former le socle du supervilanisme de la Guerre froide.

C’est au sein de cette dernière, alors que la hantise des cinquièmes colonnes et de l’invasion communiste s’empare de l’Amérique, que s’opère la collectivisation des supervilains. Ceux-ci passent de simples aspirants solitaires au titre de dictateurs planétaires à des vastes conglomérats en proie à d’obscurs complots techno-scientifiques selon le modèle de la «causalité diabolique». Après des premières tentatives de transition du supervilain solitaire vers le collectif (The Monster Society of Evil faisant figure de pionnière, dès 1943, réunie sous l’égide de Captain Nazi, suivie par The Injustice Society en 1947 et Villainy Inc en 1948), le modèle du nazi old school issu de la propagande de guerre Red Skull se retrouve (avec le tout aussi hitlérien Baron von Strucker) derrière la puissante organisation criminelle Hydra, dont le but est la domination mondiale (et la création d’un Nouvel Ordre mondial aux accents volontiers fascistes) à travers des activités terroristes et subversives continuellement contrées par le contre-espionnage du S.H.I.E.L.D.

Introduite dans le Strange Tales #135 d’août 1965 (deux ans après l’assassinat de Kennedy, source de la culture «conspiranoïaque» postmoderne), Hydra opérait un double renversement: elle transformait une iconographie traditionnellement antisémite (l’hydre du complot judaïque que l’on retrouve dans d’innombrables caricatures telles que celle-ci, s’attaquant au «traître» Dreyfus) en emblème du complot néo-nazi («Hail, Hydra! Immortal Hydra! We shall never be destroyed! Cut off a limb, and two more shall take its place! We serve none but the Master—as the world shall soon serve us! Hail Hydra!"), tout en superposant l’ancienne menace nazie à l’adversaire réel du moment (le Bloc communiste), marquant un jalon décisif dans la transformation des national-socialistes en purs «comic book vilains». Figure de la pure prolifération criminelle, Hydra connaîtra des multiples ramifications telles que son fournisseur attitré en armes eschatologiques (l’AIM), encore plus inquiétant et insaisissable.

DC rétorquera avec la très explicite Secret Society of Super Villains (SSoSV, aussi connue sous le nom générique de Secret Society, voire, englobant l’idée même de Gesellschaft The Society). Fondée en 1976, en pleine onde expansive du scandale Watergate, nous y retrouvons les grandes égéries de la supervilenie classique telles que notre cher Ultra-Humanite, mais aussi Lex Luthor ou Darkseid. Puis, au grès de la dissolution de la Guerre froide et de la globalisation, on verra proliférer les multinationales menaçantes (Lexcorp, Roxxon) à peine distinguables des organisations directement maffieuses (Maggia, Intergang), nourrissant tout un imaginaire «conspiranoïaque» qui n’a fait que s’étendre depuis la mort de Kennedy jusqu’à X-Files et le 11 septembre. La collectivisation du Mal superlatif devient ainsi exponentielle, étendant son ombre sur l’ensemble des multivers de fiction superhéroïque; l’obsession conspirative de séries comme Planetary, Stormwatch ou Authority atteste ce nouveau paradigme du soupçon qui accompagne désormais nos sociétés de contrôle.

À SUIVRE : Ultron avec Sade (2) À l'ombre du Divin Marquis

Bibliographie

A. Gramsci, Letteratura e Vita Nazionale. III: Letteratura popolare, Turin: Einaudi, 1953

E. Labrousse. Compte rendu de Poliakov (Léon) La Causalité diabolique. Essai sur l'origine des persécutions. In: Archives de sciences sociales des religions. N. 52/2, 1981. pp. 275-276

C. S. Mackay, «Introduction» à Hammer of Witches, Cambridge University Press, 2009

R. Muchembled, Histoire du Diable, Seuil, Points, 2002

  • 1. On connaît, de par la vulgarisation qu'en a fait Umberto Eco, la théorie de Gramsci sur les «Origines populaires du surhomme», qui s'applique, en fait, autant aux «surhommes du Bien», Justiciers tels que Montecristo, qu'à ces «surhommes du Mal» qui en sont comme le reflet inversé (et le Double). «Chaque fois que l'on tombe sur quelque admirateur de Nietzsche il est opportun de se demander et de rechercher si ses conceptions «surhumaines», contre la morale conventionnelle, etc., sont purement d'origine nietzschéenne, c'est-à-dire sont le produit de l'élaboration d'une pensée qu'il faut situer dans la sphère de la «haute culture» , ou bien si elles ont des origines beaucoup plus modestes, et si elles ne sont pas, par exemple, liées à la littérature des romans-feuilletons. (Et Nietzsche lui-même n'a-t-il en rien été influencé par les romans-feuilletons français?) (…) Il semble de toute façon qu'on puisse affirmer qu'une grande partie de la soi-disant «surhumanité» nietzschéenne a simplement pour origine et pour modèle doctrinal non pas Zarathoustra, mais Le Comte de Monte-Cristo d'A. Dumas.» (Gramsci, 1953, pp. 122-124). Avec Robur, supervilain populaire et nietzschéen, la boucle est bouclée… pour les deux siècles à venir.
  • 2. Un exemple de cette question récurrente http://www.qalc.fr/question/Pourquoi-mechants-veulent-detruire-comptent-125130
  • 3.http://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/Satan
  • 4.http://mightygodking.com/2008/08/18/on-luthor/
  • 5.«There was something about the golem which tied in with Superman and the superhero figure, the messianic figure who would redeem the suffering and helpless of the world. There was a Jewish element to all that, and the creators of all these golden age comic books, many of them were Jewish kids.» (entretien du 10 oct 2006 pour powells.com).

Arsène Lupin contre Sherlock Holmes. Suite logique

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Arsène Lupin contre Sherlock Holmes. Suite logique

Soumis par Hannedouche, Cedric le 22/06/2015

 

Maurice Leblanc doit son passage à la postérité au seul personnage d’Arsène Lupin. Sans celui-ci, nul doute que le nom de cet auteur normand serait inévitablement tombé dans l’oubli. Peu nous importe aujourd’hui de savoir qu’en son temps il fut l’un des continuateurs les plus acharnés d’une écriture réaliste nourrie du style de Maupassant ou de Flaubert ou comme lui confie Léon Bloy dans une lettre: «[…] du Maupassant si on veut, mais alors, du Maupassant très supérieur, du Maupassant au bord des gouffres, insufflé par le plus âpre Flaubert» (Bloy: 258), qu’il portraitura de façon incisive la société de la fin du XIXe siècle dans ses contes du Gil Blas ou encore qu’il expérimenta avec succès le genre balbutiant de la science-fiction avec Les Trois yeux et Le Formidable événement. Pour tous, Maurice Leblanc reste l’auteur d’une série, d’un type, d’un personnage: Arsène Lupin, le gentleman-cambrioleur, bandit sympathique à la renommée immédiate. Succès prodigieux qui inscrit d’emblée l’auteur sur la liste maudite des pères dévorés par la popularité de leurs créatures. Parmi eux, Fantômas efface les noms d’Alain et Souvestre, Rouletabille fait tomber dans l’oubli celui de Gaston Leroux et James Bond a depuis longtemps éclipsé son premier auteur Ian Fleming. Terrible malédiction qui n’épargne pas non plus Conan Doyle à la création de Sherlock Holmes dont le triomphe consuma l’existence même de son inventeur.

 

Maurice Leblanc contre Arthur Conan Doyle

Si l’on songe à les confronter, il s’avère que la naissance d’Arsène Lupin partage bien des points communs avec celle du logicien d’outre-Manche. Dans les deux cas, ces deux personnages d’exception apparaissent comme les produits des nécessités financières de leurs auteurs. Le docteur Arthur Conan Doyle écrit la première aventure de son détective Une étude en rouge pour pallier les faibles revenus de son cabinet de Southsea près de Portsmouth. Le manuscrit, plusieurs fois rejeté, aboutit péniblement à une publication en 1887 dans un almanach de Noël : le Beeton’s Christmas Annual. En réalité, Sherlock Holmes doit sa première consécration éditoriale à l’offre de Joseph Stoddart, directeur de la récente revue américaine Lippincott, qui au cours d’un dîner littéraire organisé en présence d’Oscar Wilde commande à chacun des auteurs l’écriture d’un roman inédit. Conan Doyle reprend son personnage de Sherlock Holmes et fait paraître Le Signe des quatre tandis que Wilde remet au magazine l’unique et si exceptionnel roman de sa carrière Le Portrait de Dorian Gray. En 1891, le lancement du Strand Magazine par George Newnes proclame l’essor de l’industrie holmésienne sur le sol britannique. Les commandes des nouvelles aventures du détective se succèdent alors et le héros acquiert de façon fulgurante un statut de phénomène éditorial. En quelques années, Arthur Conan Doyle produit ainsi près de la moitié des aventures de son héros fétiche. Son incommensurable succès auprès du public promeut le nom de l’auteur mais altère selon lui la juste réception des romans historiques qu’il fournit dans les mêmes années.    

Conscient du fort potentiel médiatique et commercial du détective consultant de Baker Street, l’éditeur français Pierre Lafitte, de son côté, fait paraître Les Danseurs (The Adventure of the Dancing Men) dans le cinquième numéro de son nouveau magazine illustré Je sais tout de juin 1905 dans l’espoir d’attirer à lui le succès du Strand Magazine. À sa demande, Maurice Leblanc dont les œuvres précédentes influencées par des ressorts psychologiques restent sans succès, propose aux lecteurs de la revue de juillet la première aventure d’un héros criminel situé aux antipodes de Sherlock Holmes: Arsène Lupin. Pierre Lafitte réussit alors le pari d’imposer un personnage capable de rivaliser avec les ingéniosités intellectuelles de Sherlock Holmes dont les exploits déferlent avec force dans la presse française depuis la fin du XIXe siècle avec les premières traductions connues de Jeanne Louise de Polignac en 1896 chez Juven avant les parutions massives de la «Bibliothèque Femina». Dans le seul but d’afficher la supériorité de son auteur sur ses contemporains, Pierre Lafitte consacre Maurice Leblanc du surnom de «Conan Doyle français». La trajectoire de Maurice Leblanc se révèle de ce point de vue assez similaire à celle de son homologue britannique. Comme lui, il se voit contraint de livrer sa plume aux contraintes de ce que Sainte-Beuve nomme «la littérature industrielle». Le succès retentissant  du gentleman-cambrioleur réduit aussitôt à l’échec toute tentative de son auteur de faire paraître un récit qui ne soit donc pas une aventure d’Arsène Lupin. De même, les coups d’archet répétés de Sherlock Holmes étouffent les prétentions historiques de son créateur.

Le regard de Maurice Leblanc sur sa créature résonne bien souvent avec celui que jette Conan Doyle sur Sherlock Holmes. Longtemps, à l’évocation de son personnage Arsène Lupin, l’auteur français avoue se sentir prisonnier de lui l’accusant de l’avoir condamné à une littérature alimentaire. C’est un même sentiment de rancœur apparente qui anime quelques phrases de la préface que signe Conan Doyle pour l’édition originale anglaise des Archives de Sherlock Holmes en 1927 :

J’avais fermement résolu d’en finir avec Sherlock Holmes au terme des Mémoires ; il me semblait n’avoir pas à canaliser dans une seule direction mon activité littéraire. Cette figure au profil net, au corps dégingandé, prenait une part excessive de mon imagination.1

Discordes sans gravité qui s’achèvent par un mouvement d’acceptation tardif des deux auteurs conscients d’avoir contribué avec la création d’un personnage d’exception à l’élaboration d’un genre nouveau, intuition du roman policier à venir.

 

Présence et survivance de l’être holmésien chez Maurice Leblanc

À première vue, le personnage d’Arsène Lupin n’entretient qu’un vague cousinage avec Sherlock Holmes. Le premier assume avec panache son génie du cambriolage, le second pourfend le crime avec assiduité. Arsène Lupin se glorifie de signer ostensiblement ses méfaits et les promeut dans la presse tandis que Sherlock Holmes revendique l’anonymat comme l’une des conditions fondamentales de sa profession. Soulignons également l’indéniable divergence de caractères qui sépare les deux héros. Au rire de Lupin répond la légendaire impassibilité holmésienne, aux débordements de l’un s’opposent la distance et la froideur qu’impose la science de l’autre. Tous deux jouissent pourtant d’une notoriété et d’une sympathie comparables. Enfants du feuilleton journalistique, ils rendent compte des mutations sociales de leur temps. L’imaginaire du Londres victorien et de la Belle Époque parisienne survit et revit par l’intermédiaire des aventures de ces deux héros nationaux. En compagnie de Sherlock Holmes, le lecteur plonge dans les dédales londoniens et dans les plaines brumeuses du Dartmoor comme Arsène Lupin l’invite à sillonner la géographie parisienne et normande.

Sans doute motivé par la renommée triomphale du détective consultant, Maurice Leblanc procède de façon effrontée à l’expatriation de celui-ci. S’autorisant alors le vol de la propriété intellectuelle d’un autre auteur, il subtilise le personnage de Sherlock Holmes à Conan Doyle et organise au sein de l’un de ses récits une rencontre avec son sympathique criminel. Le 15 juin 1906, Je sais tout (n°17) publie la septième nouvelle des aventures d’Arsène Lupin intitulé Sherlock Holmes arrive trop tard. La confrontation intervient au terme de l’affaire du château de Thibermesnil en plein territoire normand. Le portait que dresse alors Maurice Leblanc de Sherlock Holmes tranche alors avec l’image habituelle de locataire du 221b Baker Street:

C’était un homme d’une cinquantaine d’années peut-être, assez fort, la figure rasée, et dont le costume précisait l’aspect étranger. Il portait à la main une lourde canne, et une sacoche pendait à son cou. (Leblanc, I: 269)

La description convoque en réalité  la silhouette d’Arthur Conan Doyle en personne et non pas celle d’un Sherlock Holmes habituellement décrit dans ses aventures comme maigre et énergique. L’auteur s’en explique dans l’article qu’il donne dans Le Petit Var du 11 novembre 1933: «Je peux, néanmoins, dire que Conan Doyle ne m’a nullement influencé, pour la bonne raison que je n’avais encore jamais rien lu de lui, lorsque j’ai crée Arsène Lupin». À la demande de Conan Doyle, Maurice Leblanc ne retient pas le nom de Sherlock Holmes pour la publication de la nouvelle en recueil mais le travestit sur un simple déplacement du «S» initial en Herlock Sholmès. La paronymie ne trompe personne et dans l’esprit de tous Herlock Sholmès déforme à peine le nom de Sherlock Holmes, fausse confusion que Maurice Leblanc continue d’alimenter nourrissant ses propres récits de l’aura holmésienne. D’ailleurs, dans son roman Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, il souligne une nouvelle fois les extraordinaires aptitudes de ce nouveau personnage que l’on croirait sorti de l’imagination «d’un grand romancier, d’un Conan Doyle» (Leblanc, I: 847). La présence à peine voilée du logicien anglais dans le récit des premières aventures d’Arsène Lupin les estampille définitivement du genre de la déduction policière. Désormais propriété du droit de l’auteur français, passant du faux à l’original, cet avatar du détective consultant multiplie les apparitions dans les aventures d’Arsène Lupin. À la suite de leur rencontre aux abords de Thibermesnil, les deux personnages s’affrontent la même année dans Arsène Lupin contre Herlock Sholmès et se retrouvent dès 1908 à la fin de L’Aiguille creuse. En 1910, 813 mentionne l’intervention de Sholmès lors de la recherche des lettres perdues de l’empereur Guillaume II prouvant la volonté de Frédéric III d’abandonner l’Alsace et la Lorraine à la France. De plus, c’est dans ce roman qu’Arsène lupin déclare, comble de l’ironie citationnelle, passer sa retraite depuis quatre ans en compagnie de son bon chien Sherlock (Leblanc II: 302). Dans tous les cas, la supériorité du sympathique cambrioleur français ne fait pas l’ombre d’un doute. Celui-ci enchaîne les victoires et les humiliations successives du pauvre Sholmès le poussent, dans un état de folie haineuse, à abattre accidentellement la jeune Raymonde de Saint-Véran à la fin de L’Aiguille creuse. Le cas de haute trahison envers un personnage caractérisé essentiellement par un refoulement des passions humaines marque ici l’aboutissement des libertés prises par Maurice Leblanc. Désormais, les deux malheureux détectives, Sholmès secondé de son fidèle Wilson, se trouvent domiciliés au 219 Parker Street (Arsène Lupin contre Herlock Sholmès). L’habile détective anglais se transforme sous la plume de Maurice Leblanc en : «[…] un brave bourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir des livres de comptabilité» (Leblanc, I: 847), un personnage lourd et aveugle aux enjeux humains d’un problème. De son côté, Wilson apparaît comme le faire-valoir du maître, ridicule dans ses actions et ses interventions, obsessionnellement attaché à la détection de «taches de boue» et aux «cendres de cigarette» (Leblanc, I: 848), un être radicalement dénué de l’intelligence méthodique et du savoir-faire médical de John Watson. Chez Maurice Leblanc, les deux personnages incarnent un esprit déductif poussé dans ses ultimes retranchements. Au fond, un duo presque comique mais déjà parodique d’enquêteurs dirigé par le seul Sholmès que désole la bêtise de son fidèle adjoint. Comble de l’ironie, le nom d’Herlock Sholmès sera à son tour récupéré pour les besoins d’une série de bandes dessinées par le dessinateur Jules Radilovic sur des scénarios de Furtinger Zvonimir entre 1986 et 1987 qu’ils donneront aux revues Janus Stark (n°102 à 107) et Tipi (n°74 à 78).

Même s’il constitue la variation la plus visible des enquêteurs de Baker Street, le tandem anglais inventé par Maurice Leblanc disparaît assez vite des aventures d’Arsène Lupin, suppression qui ne jugule pas pour autant l’influence de Conan Doyle sur le restant de l’œuvre. En réalité, le gentleman-cambrioleur apparaît, plus que tout autre personnage de sa geste, comme l’expression la plus remarquable de l’esprit holmésien dans la littérature policière française du début du XXe siècle.     

 

Arsène Lupin, gentleman détective consultant

Sans doute inconscients de se livrer à la même tâche, les deux auteurs élaborent au fond les soubassements d’un genre policier toujours en production. Leurs personnages intègrent par conséquent des racines analogues essentiellement élaborées à partir des illustres déducteurs de Poe et Gaboriau. À partir de là, chacun croît sur son territoire mais affiche une indéniable correspondance génétique due à cette ascendance commune. Dans Une étude en rouge, Watson compare son acolyte au Dupin d’Edgar Allan Poe et au Lecoq d’Émile Gaboriau. Les deux références provoquent aussitôt chez Holmes un rire de supériorité. Il n’empêche que dans Le Pensionnaire en traitement, Holmes rappelle la lecture qu’il a faite à Watson d’un passage du Double assassinat de la rue Morgue de Poe et affiche désormais la certitude d’égaler la prouesse déductive du personnage. On se souvient que Lupin compare son aventure du Bouchon de cristalà « la merveilleuse histoire d’Edgar Poe où la lettre volée, et recherchée si avidement, est, en quelque sorte, offerte aux yeux de tous » (Leblanc, I: 755) ou qu’il endosse l’identité d’un dénommé Lecoq dans Les Dents du tigre. La similitude des sources explique dans une certaine mesure les ressemblances remarquées dans la construction des deux héros. C’est qu’au début du XXe siècle le genre policier n’appartient pas encore à une longue tradition. Apparue véritablement dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’écriture policière se construit en réaffirmant son appartenance à des sources identifiables et sans cesse réalimentées. De la même manière que Watson greffe le nom de son collègue dans une liste restreinte de détectives, Maurice Leblanc construit son inspecteur Ganimard ainsi qu’Arsène Lupin à partir des seuls enquêteurs avérés de la littérature :

Ganimard n’est pas un de ces policiers de grande envergure dont les procédés font école et dont le nom restera dans les annales judiciaires. Il lui manque ces éclairs de génie qui illuminent les Dupin, les Lecoq et les Sherlock Holmes. (Leblanc, I: 831)

La présence en clôture du nom de Sherlock Holmes dans les références policières prouve son intégration reconnue en tant que type littéraire dans les récits d’enquête. De cette façon, Maurice Leblanc poursuit un travail d’édification d’un genre nouveau à partir du dernier spécimen découvert. À cette triade fondamentale, il joint non pas un représentant attendu de la justice mais son personnage de gentleman-cambrioleur, seul détenteur des capacités exceptionnelles que requiert le dévoilement des plus grands mystères. Preuve supplémentaire que l’innovation littéraire dissimule au fond les vestiges des écritures passées qu’elle ramène indéfiniment à la vie. En effet, bien des aventures de Lupin et de Holmes entretiennent encore avec les récits fantastiques du XIXe siècle une parenté identifiable par la reprise de thèmes bien connus. Le Chien des Baskerville, Le Vampire du Sussex (Conan Doyle) où l’on parle de Holmes comme d’un «gentleman, qui a un pouvoir magique» (Doyle, 1988: 373) comme L’Île aux trente cercueils (Leblanc) jouent avec les croyances ancestrales, les créatures légendaires et les rencontres surnaturelles. Dès ses premières aventures en 1905, Arsène Lupin, on le sait, est rapproché d’un être luciférien. Avec lui, le diable se fait homme. De la même façon, dans la pièce française Sherlock Holmes, le personnage de Bribb s’exclame à propos du détective : «Quand je disais que c’était le diable, cet homme-là» (Doyle, 1988: 1015). L’ajout de l’auteur Pierre Decourcelle pour la pièce publiée en 1907 aux éditions Lafitte résonne avec les expressions qu’emploie bien plus tardivement Conan Doyle dans L’Aventure du pied du diable (Doyle, 1988: 665) ou La Pierre de Mazarin (Doyle, 1988: 354): «Je crois que vous êtes le diable en personne / I believe (that) you are the devil himself2». La similitude des expressions témoigne bien d’une trajectoire commune dans l’écriture policière à savoir la prise en charge partielle d’éléments constitutifs aux récits fantastiques du XIXe siècle. 

Parallèlement, on devine dans les deux séries la dette du genre envers les romans de prairie inspirés des récits de Fenimore Cooper. Holmes agit à la façon «d’un limier cherchant une piste» (Doyle, 1987: 141) animé «d’une passion animale pour la chasse» (Doyle, 1987: 288), capable de coller «une oreille contre le sol» (Doyle, 1988: 278) pour entendre une arrivée au loin, proclamant même être « un chien de chasse » (Doyle, 1987: 35) devant un public de policiers médusés. Bien plus qu’Arsène Lupin, Sherlock Holmes témoigne de l’absorption de l’écriture des prairies sauvages dans le récit d’enquête. La seconde partie d’Une étude en rouge déplace l’action sur les terres mormones de l’Utah. La Vallée de la peur dont la seconde partie se déroule dans une cité minière sinistrée des États-Unis d’Amérique traduit parfaitement cette importation du style des trappeurs dans l’environnement urbain et ouvre la voie à une utilisation clichéique de la métaphore du pisteur et de la chasse au sein du genre policier (Vareille: 45). De même, les deux auteurs s’appuient désormais sur les avancés scientifiques de la police de la fin du XIXe siècle. Dans Le Chien des Baskerville, James Mortimer parle de la précision scientifique de Bertillon (Doyle, 1988: 158) dont le système anthropométrique est tout autant admiré par Arsène Lupin (Leblanc, I:194). Au travers de leurs qualités déductives et de leur besoin commun à rationnaliser les énigmes qui se présentent à eux, les deux personnages traduisent l’indéfectible croyance dans le progrès guérisseur et solutionneur à l’aube du XXe siècle.

Cette convergence des styles est relayée par l’introduction de données diégétiques spécifiques aux récits holmésiens au sein des aventures d’Arsène Lupin. On reconnaît aisément chez Maurice Leblanc le recours au procédé des aventures passées ou imaginaires déjà usité par Conan Doyle. Rappelons que Sherlock Holmes aurait participé entre autres à «cinq cents affaires» (Doyle, 1988: 188) à une enquête sur les «camées du Vatican» (Doyle, 1988: 165), il aurait dénoncé entre autres «le fameux scandale de cartes au Nonpareil Club» (Doyle, 1988: 285), défendu Mme Montpensier (Doyle, 1988: 285) mais aussi participé aux affaires du cabinet Paradol, de la société des mendiants amateurs, de la perte de la barque anglaise Sophie-Anderson, aux singulières aventures des Grice Patersons et des poisons des Camberwell (Doyle, 1987: 297). Parallèlement, Arsène Lupin revendique la participation à plus «de cinq cents vols qualifiés» (Leblanc, II:123) ou la résolution d’affaires célèbres sous les traits de M. Lenormand (813) : «Qu’on se rappelle l’affaire Denizou, le vol du Crédit Lyonnais, l’attaque du rapide d’Orléans, l’assassinat du baron Dorf…» (Leblanc, I: 380).

Nul doute aussi que plusieurs traits de la personnalité d’Arsène Lupin demeurent comparables à ceux de Sherlock Holmes. Ces faux-frères de l’enquête possèdent après tout une ascendance commune remontant au chevalier Dupin et à l’inspecteur Lecoq. Leur élaboration s’effectuant à partir d’une matière identique, la gémellité s’opère indépendamment de la volonté des auteurs. On connaît évidemment les penchants naturels du gentleman-cambrioleur pour les jeux de scène. Ses incessantes démultiplications, ses nombreux pseudonymes sont autant d’occasions de parfaire son jeu et de satisfaire son inextinguible besoin «de divertissement pour la galerie» (Leblanc, I: 813). Sherlock Holmes n’agit pas autrement quand il présente pour la première fois sa méthode à Watson :

Au cours de cette tirade, ses yeux avaient jeté des étincelles; il termina, la main sur le cœur, et s’inclina comme pour répondre aux applaudissements d’une foule imaginaire. (Holmes, 1987: 12)

Même s’il se défend de «faire du théâtre» (Doyle, 1987: 151), revendiquant l’étude des faits sur les formes de l’action, la machine à raisonner de Baker Street qu’est Sherlock Holmes connaît cependant un certain penchant pour la dramatisation de ses aventures ne résistant pas «au plaisir de créer une situation dramatique» (Doyle, 1988: 356). Songeons à cette confidence destinée à Watson : «[…] il est plus que probable que je vous réserverai un rôle à jouer dans ma prochaine pièce » (Doyle, 1988: 310). Cultivant ses dons pour le camouflage et les déguisements sans doute hérité du Lecoq de Gaboriau, il revêt aussi bien l’apparence du vieillard asthmatique (Le Signe des quatre), d’un clergyman (Un scandale en bohême), d’un vieux bouquiniste (La Maison vide) ou d’un ouvrier français mal rasé (La Disparition de lady Frances Carfax). Watson, lui-même, qui voit en lui «un dramaturge» (Doyle, 1988: 65) souligne parfaitement cette formidable aptitude à l’interprétation théâtrale :

Son grand chapeau noir, son ample pantalon, sa cravate blanche, son sourire sympathique et tout son air de curiosité bienveillante étaient dignes d’un plus grand comédien. Holmes n’avait pas seulement changé de costume : son expression, son allure, son âme même semblaient se modifier à chaque nouveau rôle. (Doyle, 1987: 225)

Comme dans un jeu de miroirs, Arsène Lupin reprend l’un des costumes de Holmes et se glisse lui-même dans la peau d’un clergyman dans Le Triangle d’or matérialisant de la sorte la collégialité des écritures. Les deux héros partagent aussi une capacité à l’assujettissement par la voix. Holmes apaise par exemple le désarroi d’Alexander Holder dans Le Diadème de béryls. Watson évoque qu’il disposait à ce sujet «d’un pouvoir hypnotique qui lui permettait d’apaiser quand il le voulait» (Doyle, 1988: 564). De son côté, le cambrioleur témoigne de la même capacité d’envoûtement qui le rend maître des esprits. Ces deux acteurs pour un même rôle se livrent en outre à de nombreuses activités sportives. On sait que Sherlock Holmes maîtrise l’art martial du «baritsu» (La Maison vide) et pratique l’escrime (Le Gloria Scott). Le Signe des quatre nous apprend même qu’il a un passé de «boxeur amateur» (Doyle, 1987: 133), Le Soldat blanchi insiste sur ses «sens anormalement développés» (Doyle, 1988: 333). Arsène Lupin possède une force hors du commun, recourt au jiu-jitsu et doit à son père ses premières leçons de «gymnastique, d’escrime et de boxe» (Leblanc, I: 7). À l’instar d’Arsène Lupin, Sherlock Holmes peut à l’occasion se montrer féru d’histoire et de lecture. Il découvre par exemple la cachette de Douglas en parcourant «une excellente compilation locale qui décrivait comment le roi Charles s’était caché» (Doyle, 1988: 70). Contrairement au jugement primitif qu’émet Watson dans Une étude en rouge sur les piètres connaissances littéraires de son colocataire, Sherlock Holmes considère qu’un «détective doit tout connaître» (Doyle, 1988: 17):

Passant rapidement d’un sujet à l’autre, «mystères» du Moyen Age, violons de Stradivarius, bouddhisme à Ceylan, navires de guerre de l’avenir, poterie médiévale, il traitait chacun d’eux comme s’il en eût fait une étude approfondie. (Doyle, 1987: 173)

Aussi, se montre-t-il capable dès leur première aventure de restituer une citation française d’un vers de L’Art poétique de Boileau (Holmes, 1987: 44) et un extrait des Satires d’Horace (Doyle, 1987: 103). Une autre fois, il rapporte deux vers tirés du Xenien de Goethe (Doyle, 1987: 208) ou un extrait de la correspondance de Flaubert (Doyle, 1987: 256). Lisant les ouvrages en latin3, le citant au besoin (Doyle, 1987: 237), il se précipite à une représentation de Wagner au Covent Garden (Doyle, 1988: 581) et recommande même à Watson la lecture de l’ouvrage de Winwood : Le Martyre des hommes (Doyle, 1987: 118). En somme, le lecteur retrouve ici la spécificité pédagogique de l’écriture feuilletonesque qui se propage dans la deuxième partie du XIXe siècle. En France comme en Angleterre, les auteurs affirment ainsi une volonté politique d’éduquer les nouvelles populations qui accèdent à la lecture. Outre ces multiples citations littéraires au sein de son récit policier, Conan Doyle intègre ainsi des références à Robespierre, Danton  (Doyle, 1988: 123), Copernic (Doyle, 1987: 15), Charles Ier (Doyle, 1987: 40), Cuvier (Doyle, 1987: 307) ou au Ku Klux Klan (Doyle, 1987: 310). De son côté, Maurice Leblanc s’inscrit dans la droite lignée d’un Alexandre Dumas et essaime ses récits d’innombrables références culturelles.         

En conclusion, il nous paraît clair maintenant que le voleur sympathique et le détective consultant se rejoignent sur d’innombrables aspects. Enfants des nécessités financières de leurs auteurs, Arsène Lupin et Sherlock Holmes doivent autant la vie au genre de la déduction à partir duquel ils se sont développés qu’au succès confirmé de la forme du feuilleton journalistique que leurs auteurs ont su perfectionner. Chacun rivalisant d’ingéniosité, ils marquent une étape charnière dans la construction du genre policier. Bien plus, Sherlock Holmes et Arsène Lupin ouvrent des pistes qui conduiront au développement du genre de l’enquête dans son intégralité. Du roman d’espionnage au polar en passant par les surhommes des comics américains, les extraordinaires facultés intellectuelle et physique des deux enquêteurs modélisent et fécondent les plus grands écrits populaires du XXe siècle.

 

Bibliographie

BOILEAU-NARCEJAC, 1975, Le Roman policier, Paris, PUF, coll. «Que sais-je», 127p.

BLOY Léon, 1996, Journal inédit : 1892-1895, Lausanne, éd. Michel Malicet et Pierre Glaudes, L’Age d’homme, 1497p.

CONAN DOYLE, Arthur, 1987, Sherlock Holmes, Robert Laffont, coll. «Bouquins», Tome I, 1035p.

CONAN DOYLE, Arthur, 1988, Sherlock Holmes, Robert Laffont, coll. «Bouquins», Tome II, 1067p.

LEBLANC, Maurice, 1986, Arsène Lupin, Robert Laffont, coll. «Bouquins», Tomes I, 1081p.

LEBLANC, Maurice, 1986, Arsène Lupin, Robert Laffont, coll. «Bouquins», Tomes II, 1048p.

LEBLANC, Maurice, 1986, Arsène Lupin, Robert Laffont, coll. «Bouquins», Tomes III, 1033p.

LEBLANC, Maurice, 1987, Arsène Lupin, Robert Laffont, coll. «Bouquins», Tomes IV, 987p.

LEBLANC, Maurice, 1988,  Arsène Lupin, Robert Laffont, coll. «Bouquins», Tomes V, 1191p.

LITS, Marc, 2011, Le Genre policier dans tous ses états : d’Arsène Lupin à Navarro, Limoges, PULIM, 194p.  

MACHINAL, Hélène, 2004, Conan Doyle : De Sherlock Holmes au professeur Challenger, Rennes, presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 368p.

MIGOZZI, Jacques, 2000, Le Roman populaire en question(s), Limoges, PULIM, 613p.

REUTER Yves (textes réunis par), 1989, Le Roman policier et ses personnages, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 238p.

SAINTE-BEUVE, «De la littérature industrielle», Revue des deux mondes, 1er septembre 1839.

VAREILLE, Jean-Claude, 1989, L’Homme masqué, le justicier, le détective, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 203p.

 

  • 1. Traduction de Louis Labat pour Paris-Matinal (n°38 du 19 juin 1927).
  • 2. Traductions de Bernard Tourville.
  • 3. Dans Une étude en rouge, Sherlock Holmes évoque l’achat chez un bouquiniste d’un vieil ouvrage Jure inter Gentes (Première partie, Chapitre V, page 40).

Infolettre Été 2015

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Dossier en vedette

Renaissance des super-héros

Le multivers superhéroïque est en pleine ébullition, travaillé par deux logiques au premier abord antinomiques, mais peut-être complémentaires. D’un côté, depuis le double choc de The Dark Knight Returns de Frank Miller (1986) et Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons (1987), on assiste à un véritable «crépuscule des idoles» nietzschéen qui n’en finit plus de décliner la ruine du superhéroïsme classique et son idéologie naïvement impérialiste, tel qu’étudié dans notre copieux dossier Crépuscule des superhéros. Mais de l’autre, nous assistons à une véritable refondation du mythe originaire, notamment dans d’autres médias, le triomphe le plus spectaculaire de la figure venant, depuis le tournant du millénaire, des blockbusters cinématographiques.

Certes, les adaptations transmédiatiques des superhéros de comic book accompagnent ceux-ci dès leurs origines mêmes. Mais c’est avec le triomphe de la politique de convergence médiatique qui caractérise les nouveaux conglomérats financiers de l’industrie culturelle que cette logique va être poussée à bout. Les superhéros vont dès lors devenir les piliers de cette nouvelle configuration de la médiasphère, emblématisée par l’achat de Marvel par Disney en 2009. Parfait vecteur de la «blockbustérisation» cinématographique, décliné en une infinité de produits dérivés et s’appuyant sur la fidélisation intergénérationnelle de la «fanbase», le superhéros permet d’aligner la logique de production filmique sur les modèles déjà consolidés par l’industrie du comic book (notamment ses différentes modalités de sérialisation: cross-overs,, spin-offs, reboots, etc).

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La greffe est un sujet privilégié dans les productions culturelles – littéraires ou cinématographiques – relevant des genres du fantastique, de l’horreur et de la science-fiction. Les récits, romans et films ayant fait la part belle à la greffe sont nombreux. Certaines de ces œuvres – pensons, entre autres exemples, aux romans «Frankenstein» (1818) et «The Island of Dr. Moreau» (1896) – jouissent même d’un statut fort enviable dans leurs sphères respectives, leurs personnages principaux devenant les représentants par excellence d’une science ambitieuse, voire trop sûre d’elle-même. Mais on peut penser, aussi, aux incalculables productions de série-B qui ont enrichi l’imaginaire de la greffe en proposant des chirurgies délirantes aux effets tantôt graves, tantôt humoristiques.

Arsène Lupin contre Sherlock Holmes. Suite logique

Soumis par Hannedouche, Cedric le 22/06/2015

Maurice Leblanc doit son passage à la postérité au seul personnage d’Arsène Lupin. Sans celui-ci, nul doute que le nom de cet auteur normand serait inévitablement tombé dans l’oubli. Peu nous importe aujourd’hui de savoir qu’en son temps il fut l’un des continuateurs les plus acharnés d’une écriture réaliste nourrie du style de Maupassant ou de Flaubert ou comme lui confie Léon Bloy dans une lettre: «[…] du Maupassant si on veut, mais alors, du Maupassant très supérieur, du Maupassant au bord des gouffres, insufflé par le plus âpre Flaubert» (Bloy: 258), qu’il portraitura de façon incisive la société de la fin du XIXe siècle dans ses contes du Gil Blas ou encore qu’il expérimenta avec succès le genre balbutiant de la science-fiction avec Les Trois yeux et Le Formidable événement. Pour tous, Maurice Leblanc reste l’auteur d’une série, d’un type, d’un personnage: Arsène Lupin, le gentleman-cambrioleur, bandit sympathique à la renommée immédiate.

Motifs de la vie littéraire à la mort du romancier: figures de l’auteur dans le roman policier

Soumis par Paul Bleton le 09/06/2015
Catégories: Crime, Fiction

Très tôt dans son histoire, l’énigme, fondement du genre policier, incite à machiner deux registres: la double histoire (celle du récit de l’enquête, où l’enquêteur part de l’énigme pour aller vers la solution, ce qui déplie celle du crime lui-même et remet dans l’ordre motivations, opportunité et modus operandi du criminel apparus dans l’ordre inverse à la lecture du récit de l’enquête) et la narration réticente (le lissage romanesque du récit de l’enquête dissimule la disparité des connaissances que personnages et lecteur peuvent avoir de l’histoire du crime).

Actualités

Catégories: Sports

Dans le cadre de la rétrospective portant sur le baseball à la Cinémathèque Québécoise, nous vous invitons à venir glisser au marbre de l'imaginaire de la balle en compagnie d'une équipe formidable de conférenciers, conférencières qui viendront présenter en l'espace de 5 minutes un aspect de ce merveilleux sport. L'événement est diffusé sur le site de l'Observatoire de l'imaginaire contemporain.

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ALES KOT, le révolutionnaire du comic. Qu'on se le dise, en l'espace de quelques années seulement, Ales Kot s'est imposé comme une des voix les plus fortes, les plus distinctives du monde du comic book. Celui qui aurait pu devenir «le prochain» Grant Morisson est en train de devenir «is own fuckin' man», une force en mouvement, un agent de détournement. Pop-en-stock décortique son travail en long, en large et en travers, une sorte de première du côté des médias francophones.

No.60.POST-POST-APO ou la fin du début de la fin...encore!
 
Entre les deux triomphes de MAD MAX, la post-apo, plus particulièrement sa variante routière, s'incarnera d'une multitude de manière dans plusieurs médiums.
 
Du bis italien aux jeux vidéos, de l'essai universitaire aux comics-books, Pop-en-stock dresse un portrait des variantes du genre et un best of. What a lovely day! 
No. 59 MAD MAX OVERDRIVE ou le début de la fin d'une certaine idée de la fin. 

 
Messie-samourai récalcitrant du genre de la post-apo, MAD MAX (la saga et le personnage) sont devenus les skidmarks laissées sur l'autoroute de la Pop après une course effrenée et chaoteuse (oui, oui chaoteuse). Mais quels sont les précurseurs? Les héritiers? Quel est l´étendue, le sens, la valeur de ce sous-genre? 
 
 
Soumis par Francis Ouellette et Jean-Michel Berthiaume le 07/05/2015
Catégories: Autres

No. 58. LIVRES DE CUISINE! On s’attaque à ce charme le plus insidieux de tous... celui qui cible notre estomac! À quoi pouvons-nous nous attendre lorsque la culture pop se digère? Soyez prêts à goûter à nos délicieuses analyses et d’autres calembours suris! Le livre de cuisine dans tout ce qu’il a de plus Pop.

Vous pouvez aussi aller lire l'article «La culture foodie: Food&Wine magazine vs Lucky Peach».

Porosité des frontières fictionnelles dans le roman policier contemporain «La Caverne des idées»

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Porosité des frontières fictionnelles dans le roman policier contemporain «La Caverne des idées»

Soumis par Melissa Goulet le 14/07/2015

 

Le roman policier contemporain comporte une large part métafictionnelle qui influe sur l'activité de lecture. Un auteur tel que Somoza effectue un retour aux sources en réinventant le roman policier classique, soit le roman à énigme, pour construire un jeu dans lequel le lecteur trouve sa part participative à un second niveau, où il serait encore plus actif. Qui plus est, la littérature contemporaine tente de transformer le rapport du lecteur au texte en l'incluant littéralement dans l'œuvre. C'est dire que le roman policier métafictionnel repose sur une structure orientée vers son lecteur. À partir du roman La Caverne des idées, de José Carlos Somoza, nous verrons comment la métafiction, en tant que jeu sur les frontières fictionnelles, produit des effets de lectures qui poussent le lecteur à confondre réel et imaginaire, texte et hors-texte.

La Caverne des idées de Somoza est une oeuvre métafictionnelle d'abord en ce qu'elle joue sur deux niveaux de réalités qui reposent sur le principe de mise en abyme. En effet, le roman comporte un texte dans un texte. Ces deux récits entrent en relation selon un principe de réflexivité. Il est possible de les distinguer typographiquement, l'un s'inscrivant dans le corps du texte tandis que l'autre envahit les notes infrapaginales. Le corps du texte relate un récit policier qui se passe dans le temps de la Grèce Antique, à Athènes, à l'époque de Platon. D'un auteur anonyme, ce récit s'intitule La Caverne des idées. Il est traduit et commenté par le traducteur  en note de bas de page. Le traducteur, ce «personnage» n'ayant pas de nom et se faisant appeler par sa fonction, travaille lui-même à partir d'une édition déjà annotée et traduite du grecque par Montalo. La Caverne des idées nous est donc offerte avec une lecture, et même à la limite avec une double lecture, puisque le traducteur commente souvent la traduction de Montalo en indiquant ses erreurs et les failles dans son interprétation:

[…] penser que de «multiples serpents lovés» nichaient par terre dans la pièce d'Héraclès et que le dialogue précédent entre Diagoras et le Déchiffreur d'Énigmes s'est donc déroulé dans un «endroit plein d'ophidiens qui glissent avec une lenteur froide le long des bras ou des jambes des protagonistes pendant que ces derniers, par inadvertance, continuent à parler», comme le pense Montalo, c'est pousser trop loin les choses — l'explication que fournit cet illustre expert en littérature grecque est absurde (Somoza, 2011: 43).

Il y a plusieurs niveaux diégétiques à La Caverne des idées de Somoza:

1. D'abord, il y a le texte de La Caverne des idées, provenant d'un auteur anonyme et mettant en scène le détective Héraclès Pontor, déchiffreur d'énigme.

2. Ensuite, il y a l'histoire de Montalo, qui est mort peu après avoir édité le texte, dévoré par des loups (fait étrange puisque c'est également le cas de la première victime dans La Caverne des idées).

3. Enfin, il y a la réalité du traducteur, qui serait temporellement et virtuellement la plus près de la nôtre.

4. Je rajouterais toutefois un quatrième niveau, mais cette fois-ci extradiégétique: ce serait notre réalité, c'est-à-dire celle du lecteur réel.

Tous ces niveaux seront vite confondus, puisque la frontière qui sépare les différents univers fictionnels est poreuse.

Comme presque tout récit policier, le début se fait in media res: au moment où débute la lecture, l'histoire est déjà entamée. Le meurtre a déjà eu lieu. En effet, la toute première ligne mentionne le cadavre: «Le cadavre reposait sur de fragiles brancards en bois de bouleau.» (Somoza, 2011: 9) Au moment où s'instaure notre lecture, ce n'est pas seulement l'histoire qui est déjà commencée, mais le texte lui-même, puisqu'une note nous indique qu'il manque les cinq premières lignes de l'édition originale:

Les cinq premières lignes sont manquantes. Dans son édition du texte original, Montalo affirme que le papyrus a été déchiré à cet endroit. Je commence ma traduction de La Caverne des idéesà la première phrase du texte de Montalo, qui est le seul que nous ayons à notre disposition. (Somoza, 2011: 9)

Il y a donc, déjà en partant, un effet de dédoublement propre au genre policier qui fait que, selon Mellier, «[l]e récit policier est inséparable de son double-fond, de ses coulisses.» (Mellier, 1998: 190) Autrement dit, il y a un lien à faire entre la forme du texte, son rapport à l'écriture et à la lecture, et la structure du récit. D'ailleurs, ce lien se voit confirmé dès la première page lorsque le travail d'autopsie du médecin légiste est comparé à l'activité de lecture:

Le Silence gardait les yeux ouverts: les regards étaient suspendus à la terrible exploration clinique d'Aschilos, qui, avec des gestes de sage-femme, écartait les lèvres des blessures ou plongeait les doigts dans les effrayantes cavités avec l'attention minutieuse d'un lecteur qui glisse son index sur les inscriptions portées sur un papyrus (Somoza, 2011: 9).

Cet écho qu'entretient le travail d'écriture et de lecture qui entoure le texte avec l'activité de détection se concrétise par la lecture particulièrement assidue du traducteur. Comme Mellier le fait remarquer, il existe un parallélisme entre l'activité de lecture et de détection: «Détecter, interpréter, c’est en fait lire, et l’activité du détective se trouve donc indexée sur le paradigme sémiologique de la lecture et de l’interprétation. Son objet — le monde, le crime, l’énigme — métaphorise le déchiffrement du signe, du texte, du livre» (Mellier, 1995: 83). En ce sens, le lecteur se pose comme double du détective, puisque, comme lui, il pratique l'activité sémiotique. Le travail de Déchiffreur d'énigme (terme utilisé par Somoza pour parler du détective) est décrit en termes littéraires, ce qui prouve la correspondance entre les deux pratiques: «— Que dit ma renommée? — Que les Déchiffreurs d'Énigmes peuvent lire sur le visage des hommes et dans l'aspect des choses comme sur du papyrus. Qu'ils connaissent le langage des apparences et savent le traduire.» (Somoza, 2011: 29)

Dans La Caverne des idées, le lecteur qu'est le traducteur va encore plus loin. Non seulement il pratique l'acte de lecture, qui consiste à rendre intelligible un texte en interprétant les signes, mais il cherche une signification plus profonde. Il croit fermement que le texte renferme des images eidétiques. Il définit l'eidesis comme

[…] une technique littéraire inventée par les écrivains grecs classiques pour transmettre des clés ou des messages secrets dans leurs œuvres. Elle consiste à répéter des métaphores ou des mots qui, isolés par un lecteur averti, forment une idée ou une image indépendante du texte originel. (Somoza, 2011: 22)

Pour lui, le texte cache donc un mystère, une signification profonde. Il ne se contente pas d'une simple lecture, il cherche la clé de l'œuvre. Ce qui est intéressant, c'est que nous, lecteurs réels, une fois informés de ce procédé, nous mettons à chercher avec le traducteur les images eidétiques produites par La Caverne des idées. La façon qu'a le traducteur de s'adresser à un possible lecteur, de l'inviter à participer à la recherche d'indices eidétiques ne peut que renforcer la participation du lecteur réel. Le traducteur nous donne des indices, nous apprend à les trouver (il croit que les douze chapitres sont associés aux travaux d'Hercule). Notre lecture est donc guidée par celle du traducteur, suivant une technique littéraire complètement fictive, puisque l'eidesis est inventée par Somoza.

Le traducteur se fait une idée précise de son lecteur qui correspond assez bien à l'idée du lecteur modèle d'Eco. Pour Eco, le lecteur modèle est celui qui possède des compétences équivalentes à celle de l'auteur: «C'est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l'actualisation textuelle de la façon dont lui, l'auteur, le pensait, et capable d'agir interprétativement comme lui a agi générativement.» (Eco, 2010: 68) Le lecteur modèle du traducteur devrait, pour sa part, posséder des compétences interprétatives qui correspondraient aux siennes. Il le défini comme un «lecteur averti» (Somoza, 2011: 21) et lui pose des questions: «Mais, et la qualité, si souvent répétée, d'onctueux?» (Somoza, 2011: 28) Il anticipe ses réactions qui, soit dit en passant, sont exactement les mêmes que les siennes: «Ces dernières lignes ont certainement surpris le lecteur autant que moi!» (Somoza, 2011: 43) Finalement, il va même jusqu'à le rassurer et à orienter ses interprétations:

Mais le lecteur n'a pas de raison de s’inquiéter: cette dernière phrase sur les serpents est pure fantaisie. Bien sûr, toutes les précédentes le sont également, puisqu'il s'agit d'une œuvre de fiction, mais, entendons-nous bien, cette phrase est une fantaisie que le lecteur ne doit pas croire, puisque les autres, également fictives, doivent être crues, au moins pendant le temps de la lecture, pour que le récit revête un certain sens. (Somoza, 2011: 43)

Nous voyons donc comment le traducteur produit son lecteur modèle, qui est en même temps son reflet, de la même manière qu'il est lui-même le reflet du détective. 

Ces cas de réflexivité, de double au niveau des personnages sont à l'origine de la porosité des frontières fictionnelles. En effet, la réflexivité produit une identification entre les personnages et les lecteurs (entre Héraclès et le traducteur, mais aussi entre le traducteur et le lecteur réel) qui peut aller jusqu'à la confusion. La recherche effrénée d'images eidétiques par le lecteur qu'est le traducteur en vient à l'obséder à un tel point que son monde entre en conflit avec l'univers fictionnel. Les deux se mélangent dans sa tête, si bien que son amie l'accuse de tomber amoureux de la jeune fille au lys, une image eidétique qui revient constamment dans le texte: «Tu es amoureux de la jeune fille au lys? [...] Rappelle-toi que ce n'est même pas un personnage de roman: c'est une idée que tu as recréée avec ta traduction...» (Somoza, 2011: 69) L'œuvre  l'obsède tellement que le traducteur a constamment l'impression d'y entrer, d'en faire partie: «les images en viennent à obséder à tel point le lecteur qu'elles l'impliquent d'une certaine façon dans l'œuvre. Nous ne pouvons pas être obsédés par quelque chose sans ressentir en même temps que nous faisons partie de ce quelque chose.» (Somoza, 2011: 257)

Avec le temps, l'identification du traducteur au personnage d'Héraclès Pontor ne cesse de croître, si bien qu'elle s'incruste littéralement dans l'œuvre. Dans un passage où Yasintra et Héraclès ont une relation sexuelle, la description du physique d'Héraclès est remplacée par celle du traducteur: «C'est moi. Ce n'est pas la description du corps d'Héraclès mais du mien. C'est moi, qui suis allongé auprès de Yasintra!» (Somoza, 2011: 278) Il a donc, par l'entremise de la fiction, une relation physique avec un personnage. D'ailleurs, le traducteur écrit qu'il ressent réellement du plaisir. Les mots qu'il a employés pour décrire son plaisir montant concordent avec ceux que le narrateur utilise pour décrire celui d'Héraclès:

Mes propres mots! Ceux que je viens d'écrire dans une note précédente! (Je les ai soulignés dans le texte pour que le lecteur le vérifie.) Je les ai bien sûr écrits avant de traduire cette phrase. N'est-ce pas presque une fusion? N'est-ce pas un acte d'amour? Qu'est-ce que faire l'amour, sinon unir fantaisie et réalité? Oh, merveilleux plaisir textuel: caresser le texte, jouir du texte, frotter ma plume contre le texte! Peu importe que ma découverte soit fortuite: il n'y a plus de doute, je suis lui; je suis là, avec elle... (Somoza, 2011: 279)

Ainsi, il y a bel et bien fusion entre les deux univers, (con)fusion entre les deux personnages.

Un autre exemple qui montre le bris des frontières, c'est que certains personnages de La Caverne des idées perçoivent la présence du traducteur. Le personnage de Crantor est celui qui en est le plus conscient, puisqu'il adhère à cette croyance selon laquelle le monde ne serait pas réel, l'univers ne serait rien d'autre qu'un livre:

C'est une croyance très répandue dans certaines régions éloignées de Grèce, dit-il. D'après elle, tout ce que nous faisons et disons sont des mots écrits dans une autre langue sur un immense papyrus. Et il y a Quelqu'un qui en ce moment même est en train de lire ce papyrus et qui déchiffre nos actions et nos pensées, en découvrant les clés occultes dans le texte de notre vie. Ce quelqu'un s'appelle l'Interprète ou le Traducteur... (Somoza, 2011: 102)

Crantor mentionne aussi la possibilité d'un dialogue entre le traducteur et les personnages:

Eh bien, il y a des gens qui pensent qu'il est possible de parler avec le Traducteur. Crantor sourit malicieusement. Ils disent que nous pouvons nous adresser à lui en sachant qu'il nous écoute, car il lit et traduit toutes nos paroles.

— Et ceux qui pensent cela, que disent-ils à ce... Traducteur? demanda Diagoras, à qui cette croyance ne semblait pas moins ridicule qu'à Héraclès.

— Cela dépend, dit Crantor. Certains le flattent ou lui demandent des choses comme, par exemple, de leur dire ce qu'il va leur arriver dans les prochains chapitres... D'autres le défient, car ils savent, ou croient savoir, que le Traducteur, en réalité, n'existe pas... (Somoza, 2011: 103)

Bien sûr, Crantor est de ceux qui le défient. Il sait que le Traducteur, bien qu'il perçoive sa présence, n'existe pas en réalité (car nous apprenons à la fin du récit que le Traducteur est également une construction de l'auteur de La Caverne des idées, qu'il fait partie de l'œuvre .

Crantor possède la faculté de voir au-delà de la fiction. Non seulement il s'adresse au Traducteur, mais il le regarde:

Il leva soudain le regard vers le plafond sombre de la pièce. Il semblait chercher quelque chose.

Il te cherchait toi.

— Écoute Traducteur! cria-t-il de sa voix puissante. Toi, qui te sens si sûr d'exister! Dis-moi qui je suis!... Interprète mon langage et définis-moi!... Je te défie de me comprendre!... Toi, qui crois que nous ne sommes que des mots écrits il y a très longtemps!... Toi, qui penses que notre histoire cache une clé finale!... Raisonne-moi, Traducteur!... Dis-moi qui je suis... si, en me lisant, tu es aussi capable de me déchiffrer!... (Somoza, 2011:103)

Si Crantor possède la faculté de voir au-delà de l'œuvre, c'est parce que ce personnage se situe sur la frontière entre le réel et la fiction. Grâce à cette faculté que n'ont pas les autres personnages, il peut voir les images eidétiques qui ne sont normalement visibles que du lecteur. C'est ce que constate le traducteur:

Mais il est également certain que Crantor se tient toujours sur la ligne qui sépare la fiction du réel... Ou plutôt, sur la ligne qui sépare le littéraire du non-littéraire. Crantor ne se soucie pas d'être crédible: il se plaît même à révéler l'artifice verbal qui l'entoure, comme lorsqu'il a insisté opiniâtrement sur les mots eidétiques. (Somoza, 2011: 197)

Si Héraclès Pontor est en quelque sorte le double du traducteur, il n'est pas étonnant qu'il puisse lui aussi percevoir sa présence. Toutefois, Héraclès ne possède pas le pouvoir de Crantor qui lui permet de voir au-delà de la fiction. Leur contact se fait de manière plus subtile, de sorte qu'Héraclès n'en est pas même conscient. Les commentaires du traducteur lui parviennent comme une voix intérieure: «Soudain il crut entendre quelque chose de semblable à une voix intérieure qui lui criait: "Retourne-toi!" Il en eut juste le temps.» (Somoza, 2011: 282) Par ses avertissements, le traducteur parvient à sauver Héraclès: «Je t'ai sauvé la vie, mon vieil ami, Héraclès Pontor! C'est incroyable, mais je crois que je t'ai sauvé la vie! [...] En traduisant, j'ai remarqué mon propre cri, et tu l'as entendu.» (Somoza, 2011: 287)

C'est la portion (para)textuelle qu'occupe le traducteur, c'est-à-dire les notes infrapaginales, qui lui permet d'entrer en contact avec les personnages. Selon Richard Saint-Gelais,

[…] l’«histoire» de La Caverne des idées, ce n’est pas seulement celle de l’enquête policière de Pontor, ou celle de la traduction du texte qui raconte cette enquête, mais aussi, et de plus en plus à mesure que le lecteur avance dans le livre, l’histoire des rapports entre texte et paratexte. (Saint-Gelais, 2006: 15)

Dans La Caverne des idées de Somoza, le paratexte n'occupe pas, comme à l'ordinaire, une fonction argumentative, interprétative ou informative. (Saint-Gelais, 2006: 4) Il occupe plutôt une fonction narrative, c'est-à-dire qu'il fait partie du récit et de l'univers fictionnel. Il fait office de lieu intermédiaire, puisque c'est par ses notes infrapaginales que le traducteur s'immisce dans la fiction. D'abord, il dialogue avec les personnages à travers celles-ci: «Je dois être devenu fou. J'ai dialogué avec un personnage! Soudain il m'a semblé qu'il s'adressait à moi, et je lui ai répondu dans mes notes.» (Somoza, 2011: 196) De toute évidence, le traducteur ressent la porosité des frontières. Il sent la fragilité de son existence, c'est pourquoi il compense par une abondance de notes de bas de page:

Aujourd'hui je comprends partiellement ce qui m'est arrivé: cela provient peut-être de l'angoisse de traduire, de cette horrible sensation de porosité, comme si mon existence m'avait été révélée, soudain, comme quelque chose de beaucoup plus fragile que le texte que je traduis et qui se manifeste à travers moi dans la partie supérieure de ces pages. J'ai pensé que j'avais besoin, pour cette raison, de renforcer ces notes marginales, d'équilibrer d'une certaine façon le poids d'Atlas du texte supérieur. (Somoza, 2011: 179)

Il veut se redonner de la consistance, et cherche en quelque sorte à supplanter le récit. C'est d'ailleurs ce qui se produit dans le chapitre 8, où le récit du traducteur prend la place du récit traduit dans le corps du texte. Toutefois, il retrouve rapidement sa place de récit second, puisqu'il s'avère que ce chapitre 8 était en fait un faux, et que le récit se poursuit comme si de rien n'était avec le véritable chapitre 8 de La Caverne des idées.

Il est possible aussi de remarquer une certaine évanescence des personnages. Dès le troisième chapitre, l'identité des protagonistes est remise en question:

Il semble adéquat d'interrompre un instant le cours rapide de cette histoire pour dire brièvement quelques mots sur ses principaux protagonistes: Héraclès, fils de Phrinicos, du dêmos de Pontor, et Diagoras, fils de Jampsacos, du dêmos de Medonte. Qui étaient-ils? Qui croyaient-ils être? Qui les autres croyaient-ils qu'ils étaient? 

En ce qui concerne Héraclès, nous dirons que**

En ce qui concerne Diagoras*** (Somoza, 2011: 47)

Ces deux dernières phrases sont accompagnées de notes disant que les descriptions des personnages sont illisibles. La calligraphie étant trop mauvaise, Motalo n'a pu en tirer que quatre mots pour Héraclès («"énigme", "vécut", "épouse" et "gros"» (Somoza, 2011: 47)) et trois pour Diagoras («"vécut?" [...] "esprit" et "passion"»(Somoza, 2011: 47)), à partir desquels le lecteur doit compléter la biographie des personnages. Mentionnons également que le narrateur de La Caverne des idées brise l'illusion en interrompant brutalement le récit pour parler des personnages. D'ailleurs, il ne se contente pas de s'interroger sur qui ils sont, il nous amène aussi à nous questionner sur qui ils croyaient être et qui les autres croyaient qu'ils étaient, ce qui en plus de briser l'illusion fictionnelle dévoile l'artifice et donc nous amène à penser qu'ils ne sont pas autre chose que des personnages de roman.

Aussi l'évanescence des personnages est-elle marquée notamment par le fait qu'Héraclès, le personnage principal, est constamment en train de disparaître: «Diagoras, qui commençait à être transi de froid, découvrit qu'il parlait à voix basse avec l'ombre robuste du Déchiffreur, dont il ne pouvait plus voir le visage […]. Tais-toi, dit soudain l'ombre d'Héraclès.» (Somoza, 2011: 54) Non seulement il n'est plus visible, mais l'ombre qu'est devenu Héraclès déborde aussi sur l'instance d'énonciation, puisque ce n'est plus Héraclès qui parle, mais son ombre.

La disparition progressive des personnages déborde véritablement du texte puisqu'elle contamine également les lecteurs. À la fin du roman, nous découvrons que Montalo et le traducteur n'ont jamais existé, qu'ils ont eux-mêmes été inventés par l'auteur de La Caverne des idées. Avec cette découverte concorde leur disparition:

Abasourdi, furieux, je me jette sur Montalo. J'essaie de le frapper pour pouvoir m'enfuir, mais tout ce que je parviens à faire est de lui arracher le visage. Son visage est un nouveau masque. Derrière, cependant, il n'y a rien: l'obscurité. Ses vêtements, mous, glissent à terre. La table sur laquelle j'ai travaillé disparaît, de même que le lit et la chaise. Puis les murs de la cellule s'estompent. Je me trouve plongé dans les ténèbres.

Je demande: Pourquoi?... Pourquoi?... Pourquoi?...

L'espace réservé à mes paroles se réduit. Je deviens aussi marginal que mes notes.

L'auteur décide de m'achever ici. (Somoza, 2011: 344)

Cet ultime exemple confirme en même temps la porosité des frontières fictionnelles et textuelles, puisqu'il montre comment la disparition du traducteur est doublée de celle de l'espace textuel qu'il occupait! Non content d'avoir perdu la «réalité» de son existence, le traducteur perd également son existence fictionnelle.

En conclusion, si la porosité des frontières fictionnelles trouve son point de départ dans le texte, elle parvient à abolir les frontières qui différencient généralement texte et hors-texte. Le fait d'implanter le personnage du traducteur comme lecteur, en lui attribuant une place dans le paratexte, de manière à ce qu'il garde un pied à la fois dans l'œuvre et à l'extérieur de l'œuvre, bouleverse le rapport qu'entretient le lecteur réel avec l'univers de fiction. En tant que double de ce personnage-lecteur, le lecteur réel se voit lui aussi immergé dans la fiction. Peut-être pas au point de disparaître, mais il est évident que son activité de lecture connaît un nouveau degré d'implication, notamment avec la recherche d'images eidétiques, ou simplement avec les émotions que le texte provoque. C'est d'ailleurs ce que veut dire Montalo, au final, lorsqu'il affirme que la clé de l'œuvre n'est pas dans le texte, mais dans les réactions qu'il provoque chez son lecteur. (Somoza, 2011: 340)

 

Bibliographie

ECO, Umberto. 2010. Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris: Grasset, 315 p.

MELLIER, Denis. 1998. «Double policier et Trilogie New-Yorkaise: Paul Auster et la littérature policière», In MELLIER, Denis et MENEGALDO, Gilles (dir.), Formes policières du roman contemporain. Poitiers: La Licorne, p. 183-207, 350 p.

MELLIER, Denis. 1995. «L'illusion logique du récit policier», In  DUFLO, Colas (dir.), Philosophies du roman policier. Fontenay-Saint-Cloud: École normale de Fontenay-Saint-Cloud, coll. «Feuillets de l'E.N.S. de Fontenay-Saint- Cloud», p. 77-99, 133 p.

SAINT-GELAIS, Richard. 2006. «Récits par la bande: enquête sur la narrativité paratextuelle». Protée. vol 34, n° 2-3, p. 77-89, [En ligne].  http://id.erudit.org/iderudit/014267ar. (Consulté le 12 janvier 2015)

SOMOZA, José Carlos. 2011. La Caverne des idées. Paris: Acte Sud, coll. «Babel», 346 p.

 

Guerrières: figurations contemporaines de la femme armée

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Guerrières: figurations contemporaines de la femme armée

 

Sur fond de sempiternels personnages féminins filmiques passifs, le docteur Ellen Ripley créée par Ridley Scott ouvre une marche martiale en 1979. Depuis, l’imaginaire populaire n’a de cesse de se bonifier de femmes d’action. Qu’elles soient tireuses d’élite ou shieldmaiden, justicières ou sanguinaires, offensives ou défensives, ces figures de combattantes, qui étaient autrefois plutôt marginales, sont aujourd’hui omniprésentes. S’inscrivant dans un horizon déjà bien garni, elles se soudent pour former un nouvel imaginaire collectif se manifestant sur toutes les plateformes médiatiques; littéraire, cinématographique, télévisuelle, vidéo-ludique, etc. L’invasion de ces guerrières à l’heure actuelle souligne le désir de présenter et de voir des femmes au combat, et par le fait même, reflète une volonté de progression, sinon de renouvellement, dans la conception des normes de genres et dans l’imaginaire de la femme violente à l’écrit comme à l’écran.

De Buffy Summers à Lagertha Lothbrok, en passant par Katniss Everdeen, ces guerrières sont majoritairement acclamées par le public et possèdent de vastes fans club nichant dans les forums et réseaux sociaux. Se voyant fréquemment coiffées du titre de «personnages féministes», elles sont lues en parallèle aux revendications actuelles. Cette bannière féministe, souvent remise en cause par la critique, n’en témoigne pas moins d’un ébranlement au sein des représentations du ou des féminins. Or, si l’on observe la persistance mythique de la guerrière, il apparaît que de tout temps la femme est étroitement affiliée à la guerre à travers une réitération allégorique unissant mort et érotisme, et ce dans une fantasmagorie plutôt machiste. Qu’en est-il lorsque cette allégorie s’incarne sous nos yeux, se bat, se blesse, se retourne contre le patriarcat qui l’a conçue? Que penser de l’iconographie des guerrières actuelles, naviguant entre travestissement et stéréotypie? Ce dossier, dont l’objectif ultime est de constituer une véritable armée d’amazones, nous permettra de réunir, d’observer et de d’interroger les articulations contemporaines de la violence au(x) féminin(s) à travers ses figurations les plus diverses.

 

N'hésitez pas à nous envoyer vos textes. Les dossiers thématiques POP-EN-STOCK, comme les articles individuels, sont à soumission ouverte. Une fois un numéro thématique «lancé», il demeure ouvert, indéfiniment, à quiconque voudrait y soumettre une collaboration. Le(s) directeur(s) d’un dossier s'engage(nt) à évaluer et éditer les nouvelles propositions à leur dossier pour une durée de deux ans, sous la supervision des directeurs de la revue.

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Soumis par Joyce Baker le 22/07/2015
Catégories: Violence, Cinéma, Culte

Cet article repose sur un questionnement général sur la représentation des femmes en arts. En effet, au gré de mon parcours en études féministes, il devint évident que la réappropriation d'attributs traditionnellement masculins par les femmes comme stratégie de révolte contre l'asservissement patriarcal devenait, à mes yeux, problématique. Je propose que la violence soit l'un de ces attributs soulevant le plus de questions. En effet, qu'est-ce que cela implique-t-il pour une femme d'utiliser la violence? Dans les films de Tarantino, le spectateur se retrouve devant des femmes violentes, des femmes armées qui ont le droit et la volonté de blesser, de tuer.

Soumis par Fanie Demeule le 22/07/2015

L’archétype de la shieldmaiden consiste en un amalgame de figures féminines guerrières parcourant les mythes scandinaves et qui, récupéré en force par la culture populaire contemporaine, se conçoit comme un territoire d’exploration autour de l’idée de versatilité et de coprésence des genres. L’invasion médiatique de femmes guerrières à l’heure actuelle souligne l’obsolescence du point de vue de C.S. Lewis qui, dans ses Chroniques de Narnia, laissait entendre «battles are ugly when women fight» (Lewis: 108); plus que jamais il y a désir de présenter et de voir des femmes au combat, et par le fait même, reflet d’une volonté de progression, ou du moins de renouvellement, dans la conception des normes de genres et dans l’imaginaire du féminin actif, à l’écran comme dans la vie. Toujours est-il qu’il persiste encore une manière, une acceptabilité quant à la présentation de la violence et de l’agressivité féminine, témoignant de la présence fantomatique de frontières genrées.

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Vikings: Lagertha ou la (r)évolution de la vierge au bouclier

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Vikings: Lagertha ou la (r)évolution de la vierge au bouclier

Soumis par Fanie Demeule le 22/07/2015

 

L’archétype de la shieldmaiden consiste en un amalgame de figures féminines guerrières parcourant les mythes scandinaves et qui, récupéré en force par la culture populaire contemporaine, se conçoit comme un territoire d’exploration autour de l’idée de versatilité et de coprésence des genres. L’invasion médiatique de femmes guerrières à l’heure actuelle souligne l’obsolescence du point de vue de C.S. Lewis qui, dans ses Chroniques de Narnia, laissait entendre «battles are ugly when women fight» (Lewis: 108); plus que jamais il y a désir de présenter et de voir des femmes au combat, et par le fait même, reflet d’une volonté de progression, ou du moins de renouvellement, dans la conception des normes de genres et dans l’imaginaire du féminin actif, à l’écran comme dans la vie. Toujours est-il qu’il persiste encore une manière, une acceptabilité quant à la présentation de la violence et de l’agressivité féminine, témoignant de la présence fantomatique de frontières genrées.

L’un des derniers avatars de la vierge au bouclier est la désormais fameuse Lagertha Lothbrok, telle que conçue par Michael Hirst en 2013 dans la télésérie Vikings, production canado-irlandaise de la HBO. Doté d’une vocation vaguement historique et librement inspiré de la Gesta Danorum écrite par Saxo Grammaticus autour de l’an 1185, Vikings retrace la saga familiale des Lothbrok, piliers fondateurs légendaires des empires Vikings et Normands au milieu du Moyen-Âge. En tête d’affiche se trouve donc Lagertha Lothbrok (Katherine Wynnick), shieldmaiden de renom qui verra une (r)évolution par rapport à ses légendaires ancêtres guerrières.

Partant d'un légendaire présentant la shieldmaiden comme mythe du troisième genre inévitablement voué à une «féminisation», nous étudierons comment Lagertha se renouvelle de manière problématique dans la série télévisée; d'une part, le personnage éclate le parcours identitaire préétabli par les textes sources et incarne un modèle «féministe» acclamé à la fois par les personnages de la diégèse et par le public, et d'une autre, propose une héroïne s'inscrivant dans un horizon de guerrières filmiques parcourues de stéréotypes féminins, et donc peut-être pas aussi progressiste qu'il ne le laisse entendre. Mais avant de nous aventurer plus avant dans cette branche, nous nous devons de faire une brève incursion aux racines de la figure de la shieldmaiden, qui, comme nous le verrons, illustrait déjà la problématique des genres et de la représentation d’un féminin fort dans l’imaginaire des peuples Norrois médiévaux.

 

Un imaginaire de la femme forte ou une femme forte imaginaire

La shieldmaiden, ou skjaldmö en vieux norrois, n’est pas à proprement parler une divinité. Le terme désigne une mortelle casquée, le plus souvent armée d’une lance et d’un bouclier, qui participe activement aux combats. Toutefois, selon l’historienne Judith Jesch du British Museum, la figure de la «vierge au bouclier» prend pour origine le mythe des Valkyries, déités scandinaves qui elles-mêmes auraient potentiellement été influencées par les Amazones gréco-latines (Juesch, 2014). De son côté, la Valkyrie, toujours selon l’Edda, se retrouve également sur le champ de bataille armée et casquée, mais plutôt en tant que figure du destin. Sous la supervision d’Odin qui détermine l’issue du combat, c’est elle qui choisit les guerriers qui auront l’honneur de mourir pour rejoindre le dieu suprême au Valhalla, le plus prestigieux des paradis vikings, celui des hommes vaincus au combat.

Plusieurs hypothèses1 ont récemment été émises par rapport à la véracité de traces qui attesteraient de la présence de combattants de sexe féminin chez les peuples norrois médiévaux, hypothèses réfutées par Jesch en ces mots:

[…] there is absolutely no hard evidence that women trained or served as regular warriors in the Viking Age. Valkyries were an object of the imagination, creatures of fantasy rooted in the experience of male warriors. War was certainly a part of Viking life, but women warriors must be classed as Viking legend. (Juesch, 2014)

La figure de la shieldmaiden se présente donc comme une sorte de fantasme masculin, comme une incarnation bataillienne probablement nécessaire de l’Éros, la femme, au cœur du Thanatos, la guerre, pour les combattants promis à la mort, rendant celle-ci plus invitante. À l’âge des Vikings comme à toutes les époques, nous pouvons observer que les hommes ont associé de manière allégorique la figure féminine avec la guerre, comme si la vaste tuerie allait de pair avec son extrême antagoniste, la sexualité. Aussi, parce qu’elle incarne cet ultime éclat d’érotisme à la limite entre vie et trépas, la femme guerrière, encore aujourd’hui, charrie une aura séductrice exploitée par les auteurs, comme nous le verrons avec Vikings.

Aussi, bien que distinctes dans leur définition et fonctions respectives, Valkyries et shieldmaiden sont toutefois des termes interchangeables dans leur utilisation afin de désigner la femme guerrière. Cette confusion entourant les figures de shieldmaiden et de Valkyrie nous amènera à les traiter de façon conjointe, à la manière d’une figure transversale et polymorphique incarnant les nombreux visages imaginaires d’une même femme forte.

 

Travestissements et troisième genre

Si la shieldmaiden occupe une place importante en tant que figure féminine, elle n’en est pas moins une construction sous le signe du travestissement, tant dans son iconographie qu’à travers ses rôles. De son côté, la femme guerrière apparaît dans le récit armée de pied en cap, sa féminité cryptée étant de prime abord méconnaissable sous l’accoutrement martial foncièrement masculin; c’est le motif de l’apparition de la claire et longue chevelure, symbole féminin médiéval par excellence, qui vient révéler la véritable identité sexuelle du personnage.

En ce qui concerne le portrait de Lagertha tiré de la Gesta Danorum, la chevelure apparaît comme une sorte d’unique indice de féminité sous-jacente qui démentit la mascarade de masculinité guerrière:

Among these was Lagertha, a skilled female fighter, who bore a man’s temper in a girl’s body; with locks flowing loose over her shoulders she would do battle to forefront of the most valiant warriors. Everyone marvelled at her matchless feats, for the hair flying down her back made it clear that she was a woman. [Regner] confessed that his victory was due to her energy alone. (Grammaticus: 280)

Présentée en tant que guerrière redoutable et même sans égal, son agressivité, ou man’s temper, est toutefois considérée comme un élément masculin venant insérer une dualité chez le personnage; une violence normalement incohérente avec une corporéité féminine: «a measure of vitality at odd with her tender frame» (Grammaticus: 282). Ainsi que le propose Kathleen M. Self, dans l’article The Valkyrie’s Gender: Old Norse Shield-Maidens and Valkyries as a Third Gender, à ce moment du récit, l’identité de la shieldmaiden se présente d’une manière globale comme un troisième genre, soit une imbrication d’éléments masculins et féminins. Selon nous un trouble persiste au niveau de la cohésion entre ces éléments de l’identité genrée, qui demeure toujours sujette à un morcellement normatif ainsi que le suggère, par exemple, le choix des armes qui lui sont attribuées: «Any association between valkyries and swords […] is very rare as a sword, closely associated with masculinity, would be incongruous on a female figure.» (Juesch, 2014)

 

Des mariages fatidiques

Aussi glorieuse soit-elle, la carrière de guerrière prend définitivement fin lors du mariage de la shieldmaiden avec un combattant de haut niveau, a fortiori le héros du même récit. C’est parallèlement à ce momentvécu comme une malédiction, que toute part de masculinité s’évanouira du personnage qui, quittant irréversiblement le troisième genre, deviendra essentiellement féminin. Lorsque la shieldmaiden est contrainte à prendre époux, comme toute autre femme viking (Boyer, 2014), son indépendance et son identité en tant que femme se fond avec celle de l’homme dont elle devient fatalement dépendante.

Suivant les traces de leurs aïeules, cette adhésion à une conformité féminine suite au rite du mariage se retrouve également chez certaines figures de shieldmaiden plus contemporaines. C’est le cas du personnage d’Eowyn, shieldmaiden reconstruite par Tolkien dans The Lord of the Rings, qui de courageuse vierge guerrière, rendra les armes pour devenir guérisseuse lorsqu’elle se mariera avec le capitaine Faramir, une fonction convenant davantage à une dame et au concept féminin matriciel: «I will be a shieldmaiden no longer, nor ride with the great Riders, nor take joy only in the songs of slaying. I will be a healer, and love all things that grow and are not barren» (Tolkien: 965).

 

Vikings; Lagertha, un parcours réinventé

Nous avons vu dans les textes sources que la trajectoire identitaire de la shieldmaiden présente un passage en rupture d’une identité androgyne, incorporant éléments masculins guerriers et attributs féminins, à une identité essentiellement féminine dans le mariage avec le héros. Or, la Lagertha de Vikings fait éclater ce parcours type de plusieurs façons, allant jusqu’à l’inverser presque complètement. Dépeinte au début de la première saison en tant qu’ex-shieldmaiden désormais épouse et mère des enfants de Ragnar Lothbrok, Lagertha va, au fil des épisodes, progressivement s’émanciper des contraintes maritales, qui dans les récits légendaires brimaient son autonomie et ses activités guerrières, pour éventuellement retrouvé non seulement son statut de shieldmaiden, mais acquérir une position sociale encore plus puissante, celle d’intendant. Ce faisant, Lagertha abandonnera tout aussi progressivement ses rôles attribués aux fonctions sociales de la femme, entre autres celui de sujet procréatif.

On se souvient du portrait androgyne que brossent les récits légendaires à propos des femmes guerrières, dans lesquels les Valkyries, par exemple, sont conjointement des guerrières fatidiques et donc masculines, et servantes des hommes trépassés au Valhalla, en ce sens féminines: «They bring drink and see to the table and the ale cups. These women are called Valkyries. They are sent by Odin to every battle, where they choose wich men are to die and they determine who has the victory.» (Sturluson: 45)

Or, la Lagertha proposée dans Vikings va distendre jusqu’à rompre cette double identité pour finalement embrasser, vers la fin de la Seconde Saison, une position entièrement masculine de pouvoir politique et guerrier. Ainsi, Lagertha va plus loin que l’androgynie proposée par ses légendaires ancêtres par son adoption totale du rôle masculin en défaveur des fonctions sociales féminines. Cette prise de pouvoir masculin est d’autant plus importante que dans la série Lagertha est présentée au départ comme une paysanne fille de fermiers, qui deviendra une sorte de self-made-woman et procède à une ascension sociale. Par contre, si à travers ses actions le personnage se «virilise», son iconographie demeure, sans l’ombre d’une ambiguïté, foncièrement féminine.

 

Une guerrière crinière au vent: (sur)exposition de l’iconographie féminine

Si la féminité de ses martiales ancêtres apparaissait de manière cryptée sous des allures masculines, l’identité sexuelle de la shieldmaiden de Vikings n’est en aucun temps et d’aucune façon occultée ou travestie. Au contraire. Alors que ses aïeules combattaient la tête et le visage caché sous un casque et le corps perdu sous une armure qui dissimulait leurs courbes féminines, Lagertha se bat tête nue (comme tous les autres vikings de la série d’ailleurs), les cheveux crêpés volant aux vents, rayonnante de féminité dans sa skinny cotte de mailles bien ajustée.

En tant que représentante du sexe féminin, la guerrière télévisuelle peut certes se battre, et de plus se démarquer parmi les meilleurs à cette activité, mais comme c’est le cas pour la plupart des héroïnes guerrières issues de la culture populaire, afin d’être «acceptable» elle doit le faire en respectant certains critères visuels. Entre autres, ses cheveux et son maquillage sont toujours impeccables, même durant les scènes de combat violent où elle ne se fait jamais défigurer, recevant au pire quelques petites égratignures ici et là stratégiquement disposées davantage à titre d’artifice afin de souligner la joliesse de ses traits, blessures aisément dispensables ainsi qu’en témoignent les photographies promotionnelles. Ainsi, si le rôle du personnage de Lagertha se conçoit graduellement de manière masculiniste et hors-norme, son apparence physique qui affiche une féminité (sur)exposée et typée nous rappelle son inscription à travers un univers télévisuel peuplé d’action chicks, lesquelles marquent une volonté manifestement progressiste, mais persistent tout de même à se réincarner à travers des physiques féminins stéréotypés et peinent à transgresser ceux-ci2.

 

Vengeance, violence et angry woman

Vers la fin de la première saison, après avoir été trahie par l’amour de Ragnar envers une autre femme, princesse Aslaug, Lagertha choisit le divorce. Ce qui est intéressant ici est que dans la Gesta Danorum, la rupture est contraire; c’est Ragnar qui décide de divorcer Lagertha après un coup de foudre envers une nouvelle femme plutôt que l’inverse. Ce que nous révèle ce choix scénaristique serait une volonté de placer Lagertha dans une position de contrôle sur son existence, tout en propulsant un modèle féminin affirmant son indépendance. 

Lagertha trouvera second mari en la personne d’Earl Sigvard et celui-ci s’avérera d’une misogynie sans pareille envers sa nouvelle femme. Toutefois, après une tentative de viol ratée et autres maltraitances, l’abnégation de Lagertha, dont le visage est alors complètement mutilé, atteindra une limite lorsque son mari, au milieu d’un banquet, fait mine de dévoiler sa poitrine à toute la compagnie; Lagertha se jette alors d’un bond sur le visage de Sigvard qu’elle transperce d’un coup de poignard. Cette scène de meurtre se retrouve dans la Gesta de Saxo, mais sous un motif complètement différent:

That night [Lagertha] stuck a dart, wich she had concealed beneath her gown, into her husband’s throat, thereby seizing for herself his whole title and sovereignty. This woman, of the haughtiest temperament, found pleasanter to govern her realm alone than share the fortune of a husband. (Grammaticus: p. 283)

Dans Vikings, le meurtre proféré par Lagertha est justifié par la violence conjugale subie par cette dernière, plutôt que par une soif effrénée de pouvoir telle que décrite chez Saxo Grammaticus, qui suggérait à la base un personnage assez transgressif dans ses intentions. Lagertha 2014 affiche ainsi une régression, car elle agirait plutôt de la sorte en réaction aux humiliations proférées par son mari, ce qui rend l’acte éminemment violent du meurtre beaucoup plus acceptable, mais en contrepartie, rend aussi le personnage de la shieldmaiden plus conventionnel. En effet, cette compréhension de l’assassinat comme légitime réponse féminine envers la violence masculine subie se retrouve chez nombre d’héroïnes d’action de la culture populaire, réunies sous une figure que Lisa Purse nomme angry woman (Purse: 185-198). Ce que la angry woman, laisse entendre selon Purse, est que la violence féminine n’est pas purement gratuite ou intéressée3, mais serait plutôt une forme de vendetta, un geste de protection de soi ou encore des plus faibles; ce qui revient à une conception traditionnelle du caractère féminin comme protecteur et maternel.

Nous avons vu que peu importe le niveau d’effort physique et d’agressivité au  combat, l’apparence de Lagertha demeure en tout temps intacte et attirante. Or, pour la première fois, durant la scène du banquet, le visage du personnage est montré en gros plan complètement mutilé et enflé, avec la montée de stamina meurtrière lisible dans ses yeux. Cette intrusion soudaine de réalisme dans la représentation de la violence inscrite sur le corps de Lagertha dénote la situation d’humiliation et de dégradation psychologique que vit le personnage, et justifie implicitement son geste meurtrier imminent, l’inscrivant chez les angry woman.

 

Convergences et confrontations de modèles féminins: un modèle convoité

Non seulement la shieldmaiden est un modèle féminin fort au sein de Vikings en tant que tête d’affiche, mais c’est surtout LE modèle féminin dominant promu par la série. L’émission présente d’ailleurs une société viking idéalisée dans laquelle le pouvoir féminin est aisément accepté, voire valorisé, ce qui n’est pas historiquement juste, car nous savons, grâce aux recherches de Régis Boyer, que c’était une société fondamentalement patriarcale (Boyer, 2014). Au début de la seconde saison de la série, le devin du village indique clairement cette idée de valorisation du pouvoir féminin lors d’une consultation avec Siggy, une villageoise: «The gods will always smile on brave women, like the Valkyries, whose furies men fear and desire.»

Parce qu’elle incarne à la fois les craintes et les fantasmes masculins, la Valkyrie, à savoir Lagertha, s’inscrit en rapport de domination envers les hommes, et est par conséquent, dans l’univers fictif de Vikings, le modèle féminin qui parvient à la réussite personnelle et sociale. Comme nous l’avons constaté dans l’émission, Lagertha côtoie plusieurs autres femmes dans la diégèse, les principales étant Aslaug (nouvelle femme de Ragnar), Siggy (ex-femme d’Earl Haraldson et amante de Rollo), Helga (femme de Floki,), Torvi (femme de Yarl Borg) et Thorunn (amoureuse de Bjorn). Toutefois, force est de constater que Lagertha, qui s’approprie en cours de route un rôle solo de leadership autrement dédié aux hommes, demeure le seul personnage féminin qui ultimement ne se définit pas à travers une mise en relation avec un personnage masculin, mais persiste à s’imposer en tant que figure féminine indépendante.

Aussi, même si Vikings se donne apparemment un mandat de capter systématiquement durant les scènes de combat des guerrières dans le feu de l’action, Lagertha est la seule shieldmaiden dont le personnage est creusé et approfondi. D’ailleurs, la série nous la montre souvent entourée de sa troupe de femmes d’armes, chevauchant au ralenti telle une glorieuse reine des Amazones, mais plus rarement à la tête de cohortes masculines. Lagertha devient bel et bien chef d’un clan mixte, mais selon nous, la télévision et le cinéma préfèrent l’image convenue des Amazones, ou de la femelle alpha, pour illustrer le pouvoir féminin.

La figure de Lagertha agit ainsi aux yeux des autres personnages féminins à la manière d’un modèle d’indépendance, de liberté et d’autonomie; un modèle que les autres femmes admirent et aspirent également à incarner, chacune pour des raisons plus ou moins divergentes, que l’on pourrait synthétiser sous un désir commun de pouvoir. Parallèlement, Lagertha est de loin le personnage féminin le plus convoité par les hommes de la diégèse, et c’est un point important si l’on considère que le désir des hommes dirige conséquemment le désir mimétique des autres femmes.

Un exemple de ce phénomène se produit dans la Seconde saison, lorsque le village est assailli et que la veuve Siggy s’improvise une armure et avance épée à la main, d’une part pour participer à la protection du village, mais peut-être avant tout pour attiser le désir de son amant Rollo, éternel admirateur de Lagertha, qui ne se laissera toutefois pas impressionné par la mascarade:

[Rollo à Siggy]:  What are you doing?
[Siggy]: What does it look like?
[Rollo]: No, not you. You’re not a shieldmaiden. You’re not -
[Siggy]: Lagertha?
 

Presque une humiliation, ce dialogue laisse planer l’image d’une Lagertha comme figure de référence du féminin autonome et compétant, loin du modèle véhiculé par le personnage de Siggy, qui est celui de la femme séductrice qui manipule les hommes afin de parvenir à ses fins. Dans un autre ordre d’idée, l’esclave Thorunn s’entraînera au combat d’épée dans l’objectif avoué de devenir shieldmaiden comme Lagertha, mais visant un tout autre objectif que celui de Siggy, ainsi que le révèle ce dialogue:

[Aslaug]: Who told you to do that?
[Thorunn]: No one. I’m doing it for myself. I want to fight in a shieldwall. I want to be like Lagertha.
[Aslaug]: Why does everyone want to be like Lagertha? [silence] Don’t worry, I understand. I know what you meant. I decided to make you a free woman, you are no longer my servant.
 

Dans le cas de Thorunn, née sous un statut de femme esclave, ce désir de suivre les traces de Lagertha en s’entraînant à l’épée pour devenir guerrière manifeste plutôt une volonté d’émancipation conduisant à une libération de sa personne et de ses droits. La figure de la shieldmaiden dans Vikings, parce qu’elle fait fi des codes sociaux genrés et s’impose comme personne à part entière, offre une trajectoire inspirante en termes d’affirmation identitaire. Aslaug, d’abord irritée par la rengaine du fanatisme envers Lagertha, semble aussitôt en saisir l’enjeu, car suite à cet aveu elle libère Thorunn de son esclavage, accélérant ainsi sa démarche d’autonomisation. Les fans de la série expriment un pareil désir d’émancipation Lagertha way pour l’avenir du personnage de Thorunn: «I hope she won't be like Aslaug a "baby making fabric"... She gotta go the Lagertha way. Not as strong as Lagertha but the girl is definitely worth of trying to fight.» (Vikings Worldwide Fans, 2014)

 

La guerre ou la fécondité: Lagertha vs Aslaug

Pour revenir plus en détail sur Aslaug, celle-ci représente de manière générale l’antithèse de la shieldmaiden. Les deux femmes, au-delà de leur confrontation personnelle dans le triangle amoureux avec Ragnar, sont installées dans un système d’oppositions. Alors que Lagertha symbolise l’action, l’indépendance, l’agressivité et le nomadisme, et propose donc un modèle féminin alternatif, Aslaug personnifie la passivité, la dépendance, la maternité et la sédentarité, vertus féminines archaïques. N’oublions pas également que si Lagertha est infertile et que c’est pour cette raison que Ragnar se tourne vers Aslaug qui elle s’avère féconde, inversement Lagertha n’aurait jamais accédé à une position d’intendante si Aslaug ne lui avait pas «volé» sa place aux côtés de son mari. Le duo de femmes affiche une certaine complémentarité à travers ses jeux d’oppositions, oppositions qui malheureusement laissent comprendre que cette complexité féminine ne serait pas envisageable chez une seule et même personne, de la même façon que la shieldmaiden des origines ne pouvait être à la fois guerrière et épouse.

Inquiète, la nouvelle femme de Ragnar semble d’abord en compétition avec l’ex-épouse de son mari. C’est seulement vers la fin de la Seconde saison qu’Aslaug, comme tous les autres personnages féminins, révélera à son tour une admiration profonde envers la shieldmaiden: [Aslaug à Ragnar]: «I like her. I’d rather be her, she’s formidable.»

Dans un choix assez regrettable, le moment où Lagertha rend en retour hommage à la force matricielle, et donc essentiellement féminine de sa moitié complémentaire Aslaug, sera recalé dans la section des scènes supprimées du DVD de la seconde saison: «I tell you this: what you are doing [mettre au monde et élever des enfants] is far more creative than fighting in a shieldwall». La suppression de ce dialogue lors du montage renforce le fait qu’au final toutes les admirations convergent vers Lagertha, ce qui soutient l’image de la shieldmaiden, héroïne d’action indépendante et agressive, comme unique modèle féminin célébré par la série.

 

Promotion et acclamation participative d’un modèle féminin fort

L’audience a aisément capté et accepté cette promotion de la shieldmaiden au rang d’icône féminine (et même féministe) en puissance dans Vikings. À l’image des personnages, spectateurs et spectatrices adorent Lagertha, souvent au détriment des autres personnages féminins proposés par l’émission, ainsi que l’exprime franchement cette fan critiquant le personnage d’Aslaug: «Not like I don't like her or something. She seems quite good wife and mother and I think her character will get more active in Season 3. But it's just... We love Lagertha more than Aslaug anyways.» (Vikings Worlwide Fans, 2014) D’autres fans vont même jusqu’à insulter le personnage maternel d’Aslaug en y allant de leurs jeux de mots douteux: «Ass log the baby factory» (Vikings Worlwide Fans, 2014).

Le fan art quant à lui célèbre essentiellement les caractéristiques masculines relevées chez le personnage qui font de celui-ci un modèle de féminité alternatif, par exemple sa force guerrière et sa témérité, mais aussi son indépendance et l’égalité sociale qu’il acquiert envers son ancien époux Ragnar en devenant à son tour intendant. Les vidéos de fans sur YouTube mettent aussi l’accent sur l’agressivité du personnage, avec des titres tels que  Lagertha: I must become a lion hearted girl, Rise of Lagertha et Lagertha –Vikings (The Lioness), vidéos qui consistent en des compilations plus ou moins structurées des moments qualifiés badass de Lagertha sur fond de musique entraînante. 

D’un autre côté, YouTube regorge aussi de tutoriels tournés par les fans pour recréer son look capillaire et son maquillage, ce qui souligne l’intérêt profondément bidimensionnel de la culture participative envers la shieldmaiden. Les fans s’approprient ce personnage féminin comme modèle d’empowerment et d’indépendance pour les femmes, mais désirent également incarner son iconographie de guerrière séduisante, objet du regard masculin.

 

La shieldmaiden comme modèle féministe dans Vikings?

Ainsi, la shieldmaiden de Vikings fonctionne par la projection d’un idéal féministe contemporain dans un passé fantasmatique, un légendaire ici confondu avec fondements «historiques», et qui témoigneraient d’une certaine façon: «Regardez, à cette époque, il en avait des femmes puissantes et dominantes! Et c’était bien accepté par la société! Alors pourquoi pas de nos jours?» Parallèlement, les créateurs de la série démontrent un intérêt à exploiter des aspects légendaires obscurs et surtout non vérifiés des sociétés vikings, tels que les sacrifices humains graphiques comme le Blood Eagle (Thanatos) ou le libertinage des couples (Éros), conférant une imagerie très spectaculaire à Vikings.

Prenant appui dans un fondement historico légendaire de la femme guerrière, le parcours de Lagertha à travers la série est avant tout l’illustration d’une émancipation sociale contemporaine de la femme par sa libération des contraintes sociales traditionnellement liées au genre féminin. Il y a dans la série Vikings proposition d’un modèle féminin alternatif par la réappropriation du mythe du «troisième genre», celui de la shieldmaiden, modèle que le public ressentira comme féministe, ainsi que l’énonce Karen Valby du Entertainment Weekly, dans une critique qui sera imprimée à titre promotionnel sur les coffrets DVD de la seconde saison: «She (Katheryn Winnick) may be the most exciting feminist character on TV» (Valby, 2014).

Mais le personnage de la shieldmaiden Lagertha est-il véritablement féministe?       

La série démontre une volonté certaine de présenter la possibilité d’une femme puissante qui serait toutefois légitimée par le recours aux récits ancestraux, ceux-ci étant non seulement largement idéalisés, mais en plus vendus comme étant une réalité historique. À ce propos, les mots de Katherine Winnick, interprète de Lagertha, ne sauraient être plus éloquents:

Lagertha is a very strong individual. (…) A woman who can stand up for what she believes in and protect her family and other women. And had gain mutual respect from her community and from other town people as well as her husband. She’s an image of equality and very strong character, but women were very celebrated and very empowered in the dark ages.

Aussi, la notion de féminité est certes problématisée, mais sa conception reste fragmentaire. D’une part, il y a persistance à travers Vikings d’un imaginaire de la femme forte et indépendante comme une femme non féconde, voire virile, souligné par la mise en opposition de la shieldmaiden Lagertha avec la féminité fertile et maternante du personnage d’Aslaug. D’une autre, malgré l’agressivité dont elle fait preuve et le pouvoir qu’elle revendique avec tout ce que cela implique de transgressif chez un personnage féminin, la shieldmaiden est neutralisée par l’esthétique de l’héroïne à la limite du stéréotype ainsi que par la persistance de motifs féminins derrière cette agressivité, tels que la violence en réponse à la persécution de soi ou de plus faible: «[she] protect her family and other women». Comme le souligne Charlene Tung et qui s’applique bien au personnage de Lagertha: «[A female heroine] is acceptable because she does not challenge gender norms too much» (Tung: 109). Finalement, si elle fait sauter la trajectoire identitaire de la femme guerrière, il y a toutefois chez la Lagertha de Vikings persistance d’une incompatibilité de cohabitation des attributs fondamentalement féminins et masculins chez le même personnage de femme d’action, fragmentation qui témoignerait d’une persistance de la difficulté de conjuguer violence et féminité.

La limite de l’association entre violence et féminité serait que, selon nous, il a été et reste toujours inconcevable de voir se battre une femme potentiellement enceinte, comme on peut l’observer avec le tollé soulevé dans le film Hunger Games: Catching Fire, lorsque la veille de son combat le personnage Katniss Everdeen, énième avatar de la shieldmaiden, annonce aux foules qu’elle porte un enfant. Cela représenterait une atteinte directe à la source de la vie, ce qui serait en soi un tabou universel et la limite à ne pas transgresser dans la représentation de la femme guerrière.

 

Bibliographie

Référence, livre ou essai; auteur unique

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_______________, Le Seigneur des Anneaux: Les Deux Tours. Éditions Gallimard, Paris, 2000.¸

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PRAESTGAARD ANDERSEN, Lise. “On Valkyries, Shield-Maidens and Other Armed Women in Old Norse Sources and Saxo Grammaticus.” Mythological Women: Studies in Memory of Lotte Motz. Fassbaender, Wien, 2002, p. 291-318.

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Article en ligne

CLOVER, Carol J. “Battling the Woman Warrior: Females and Combat in Tolkien and Lewis”. Mythlore. 22Mars 2007. 22 Février 2009. http://www.accessmylibrary.com/coms2/summary_0286-30887532_ITM

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Filmographie

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JACKSON, Peter. Le Seigneur des Anneaux: Les Deux Tours. New Line Cinema, Nouvelle-Zélande et États-Unis, 2002.

______________, Le Seigneur des Anneaux: Le Retour du Roi. New Line Cinema, Nouvelle-Zélande et États-Unis, 2003.

LAWRENCE, Francis. The Hunger Games: Catching Fire. Color Force, Lionsgate, États-Unis, 2013.

 

Chapitre de livre édité

LAYHER, William. “Caught Between Worlds: Gendering the Maiden Warrior in Old Norse.” Women and Medieval Epic: Gender, Genre, and the Limits of Epic Masculinity. Palgrave Macmillan, New York, 2007, p. 183-208.

JOCHENS, Jenny. “Before the Male Gaze: The Absence of the Female Body in Old Norse.” Sex in the Middle Ages: A Book of Essays. Garland Publishing, New York, 1991.

 

Entrevues et autres rescapés du Web

RCN TV. Viking Katherine Winnick Interview. Red Carpet TV News, ajouté le 19 mai 2013. En ligne. <https://www.youtube.com/watch?v=lAz0Cby3soY.>

VIKINGS WORLDWIDE FANS. TV Show, Groupe Facebook. En ligne. <https://www.facebook.com/VikingsWorldwideFans>

 
  • 1. Nous remarquons également que ces hypothèses se sont démultipliées depuis la mise en ondes de la série Vikings en février 2013, hypothèses se présentant sous forme d’articles pseudo-scientifiques prenant souvent comme figure de référence le personnage télévisé de Lagertha et comportant des photographies de celle-ci. Par exemple cet article posté sur Tor.com. En ligne. http://www.tor.com/blogs/2014/09/female-viking-warriors-proof-swords
  • 2.À ce sujet voir TUNG, Charlene. «Embodying an Image: Gender, Race, and Sexuality in La Femme Nikita», dans INNESS, Sherrie A. Action chicks. New Images of Tough Women in Popular Culture. Palgrave Macmillan, New York, 2004, 95-121.
  • 3. Comme c’est, a contrario, bien souvent le cas dans la représentation de la violence chez les personnages masculins, notamment ceux de la série Vikings.

Questions autour de la femme armée dans l'œuvre de Quentin Tarantino

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Questions autour de la femme armée dans l'œuvre de Quentin Tarantino

Soumis par Joyce Baker le 22/07/2015
Catégories: Violence, Cinéma, Culte

 

Cet article repose sur un questionnement général sur la représentation des femmes en arts. En effet, au gré de mon parcours en études féministes, il devint évident que la réappropriation d'attributs traditionnellement masculins par les femmes comme stratégie de révolte contre l'asservissement patriarcal devenait, à mes yeux, problématique. Je propose que la violence soit l'un de ces attributs soulevant le plus de questions. En effet, qu'est-ce que cela implique-t-il pour une femme d'utiliser la violence? Dans les films de Tarantino, le spectateur se retrouve devant des femmes violentes, des femmes armées qui ont le droit et la volonté de blesser, de tuer. Pourtant, de grandes féministes contemporaines telles que Virginie Despentes affirment que:

[le] régime des armes et du droit à tuer reste ce qui définit la masculinité. (...) les hommes nous rappellent qui commande, et comment. Avec la force, dans la terreur, et la souveraineté qui leur serait essentiellement conférée. Puisqu’ils n’enfantent pas, ils tuent. C’est ce qu’ils nous disent, à nous les femmes, quand ils veulent faire de nous des mères avant tout: vous accouchez et nous tuons1.

Si la violence est le propre du masculin, de se la réapproprier met-il le féminin en péril? Est-ce que cette stratégie ne serait, au final, que de la poudre aux yeux? Si c'est le cas, la violence, même réappropriée, continuerais d'être un moyen de contrôle du mâle sur les femmes dans la mesure où elle consiste«chaque fois, à les remettre à leur place. Une place qui, encore aujourd'hui, est subordonnée à celle de l'homme». Et cela passe par le corps, car «c'est par le corps que l'on assujettit quelqu'un, qu'on lui fait mal aussi2». Je vais tenter de répondre à ces questions et évaluer les enjeux de la violence de la femme armée dans l'œuvre de Tarantino en gardant en tête que, si c'est par le corps que la femme est assujettie, c'est aussi par un corps en révolte, un corps violent et armé qu'elle sort de sa soumission. Plus précisément, je m’attarderai à trois films correspondant au modèle du rape and revenge movie3: Kill Bill Vol. 1, Kill Bill Vol. 2 et Death Proof. Premièrement, j'étudierai les différentes formes significatives que prend la femme armée dans ces films en me concentrant sur la figure de la mère et celle de la blonde. Cette dernière étant fatalement érotisée, j’exposerai ensuite l'enjeu du corps qui se retrouve utilisé comme une arme.

 

1. Le féminin 

La mère

D'entrée de jeu, on p se demander comment celle qui donne la vie peut se consacrer à l'enlever? C'est pourtant l'identité première du personnage qui nous suit pendant les deux volets de KillBill, soit Beatrix Kiddo. La fameuse scène d'ouverture nous présente ce personnage avant tout comme étant une mère, une mère en détresse qui annonce sa grossesse à son tueur en série de mari. D'ailleurs, non seulement le nom du personnage restera censuré (et j'insiste sur ce mot) tout au long du premier volet, mais le premier film situe rapidement le spectateur devant une mère en détresse qui apprendra ensuite avoir perdu son enfant. Cette situation constitue le motif de sa vengeance, mais la dépossède aussi de son identité à un second plan. Or, dans Kill Bill la maternité semble constituer les fondements de l’identité féminine.  Son enfant et son utérus lui étant arrachés, on comprend la transformation drastique du personnage de la jeune mariée-mère-blonde-en-détresse en tueuse au sabre, arme substituant clairement le phallus. Le fait de tuer devenant aussi l'occasion d'être le pénétrant et non le pénétré.

 

Dans la première scène de vengeance, lorsque la mariée va rejoindre Vernita Green, qui est d'ailleurs celle qui a droit à un nom puisqu'elle est mère de famille dans une banlieue épurée, on constate une autre fois la suprématie de la maternité en tant que valeur. Rapidement au cours du duel, les deux femmes démolissent la maison familiale, les armes devenant celles du foyer: le tisonnier, les meubles avec les assiettes décoratives, la poêle à frire, une tasse à café, pour en finir avec une arme toute phallique, un fusil dissimulé dans une boite de céréales de marque KABOOM. Cependant, à un certain moment, la bataille est interrompue par la fille de Vernita Green qui revient de l'école, les deux femmes convenant alors silencieusement de cesser de se battre pour protéger la jeune fille. Le fait de privilégier le sens de la maternité dans une situation de vie ou de mort place définitivement la suprématie de l'identité maternelle comme s'il s'agissait d'une instance supérieure inhérente au féminin. D'autant plus que le personnage de Béatrix est départi de son anatomie de mère, mais établit tout de même ce lien de complicité féminine avec son adversaire. Tout se passe comme si, entre femmes, on comprend nécessairement comment agir en tant que mère.

Si le film situe d'emblée l'identité féminine dans ses fondements les plus profonds, il n'en demeure pas moins qu'il insiste aussi sur sa dimension anatomique. En effet, je l'ai mentionné, Béatrix se fait retirer son enfant et son utérus ne fonctionne plus. C'est ce qu'elle apprend lorsqu'elle se réveille d'un coma d'une durée de quatre ans. Il lui revient alors des souvenirs de son coma qui lui apprennent qu'elle a été violée à répétition avec un infirmier en guise de proxénète. Tout se passe comme si, dépossédée du contrôle de son corps, elle se retrouve à la merci des hommes, même de ceux qui devraient normalement prendre soin d'elle. Notons au passage que le viol est un motif récurrent dans l'ensemble de l'œuvre de Tarantino. Le corps de la femme est constamment en danger, ce qui en fait le siège de son asservissement. Pour ne pas s'égarer, je m'intéresserai plus précisément à certaines parties du corps dans la prochaine partie de l'article. Il faut avant tout se concentrer sur le cas de la blondeur. Il s'agit de l'argument de vente numéro un de Dick, l'infirmier proxénète, concernant le corps de Béatrix, les blondes étant en soi des personnages chez Tarantino. Toujours sur-érotisées, elles sont celles qui sont les plus mises en danger, celles qui sont perçues comme des proies.

 

La blonde

Dans le cas de Béatrix, sa blondeur est toujours évoquée lorsqu'elle se trouve dans des positions de soumission et étroitement liée à l'idée du viol (à l'hôpital, lorsque l'on trouve son corps mutilé à l'église, lors de son enterrement mexicain etc.), ou bien lorsque l'on tente de ridiculiser sa position de pouvoir (lors des combats, par exemple). Lorsque Béatrix se rend au japon, elle utilise sa blondeur pour avoir l'air inoffensif en jouant à la jeune fille-américaine. Ainsi, le personnage est bien conscient de sa blondeur qui devient à la fois une cible, une marque de faiblesse, mais aussi un outil.

 

Cette notion de la blondeur comme outil, voir comme arme, est beaucoup plus évidente chez le personnage d'Elle Driver. Blonde aux cheveux longs, bien coiffée et hypersexuée, cet ethos que l'on pourrait comprendre comme celui d'une cible propose pourtant des codes qui la posent comme une mascarade. En effet, nous rencontrons pour la première fois le personnage d'Elle alors que celle-ci est déguisée en infirmière érotisée. N'ayant rien à voir avec les habits d'une vraie infirmière, Tarantino pose l'accoutrement comme nul autre qu’un déguisement pour ce personnage qui s'apprête à  commettre un meurtre en sifflant très fort. On assiste donc à une mascarade du passé inaperçu, une tension entre les clichés féminins puisqu'Elle veut tuer Béatrix avec un poison, arme traditionnelle des femmes tueuses puisqu'elle ne requiert aucune violence. Pourtant, on connaîtra plus tard dans le film la propension au sadisme qu'entretient ce personnage ainsi que ses qualités de samurai. Elle est la blonde trop blonde, la Marilyn de Tarantino. En fait, ce personnage est tellement genré à l'extrême, qu'il porte le nom d'une ''elle''. Elle est celle qui cache tout autre chose. D'ailleurs, ce personnage porte un cache œil, comme si son stratagème était à demi révélé, comme si elle ne pouvait être qu'une demie-blonde aux yeux bleus. J'étudierai un peu plus tard l'importance des yeux et du regard lorsque je parlerai du corps armée, mais il est évident qu'il réside dans le personnage d'Elle toute une problématique du genre féminin liée à la mascarade.

On pourrait aussi se demander si, chez Tarantino, cette dimension offensive du genre ne s'établirait pas en réaction à la domination patriarcale basée sur la biologie. En effet, Béatrix et Elle sont asservies par Bill. Elles sont toutes deux à la fois femmes et filles de cette entité masculine suprême, omniprésente mais échappant au regard du spectateur dans le premier volet ce qui, et j'y reviendrai, en fait d'autant plus une figure dominante. Sans oublier bien sûr le titre du film: Kill Bill. Tuer Bill. Tuer le père avec des armes d'hommes, de manière masculine, dans le sang et la violence, en retournant les armes contre l'agresseur. Dans cette perspective, l'intrigue de Kill Bill constitue une façon de jouer sur la structure hétéronormative des identités sexuelles, la masculinité statique et suprême étant remise en question. Pourtant, si l'homme peut se faire déposséder de son phallus, on rappelle sans cesse aux femmes, dans les œuvres de Tarantino en général, qu'elles sont des femmes dans leur corps avant tout; ce que ne manque pas de faire le frère de Bill en tirant Béatrix dans les seins, scène où on la croit vaincue.

Avant de se concentrer sur les enjeux du corps féminin armé, je m’attarderai un peu sur le cas de la blondeur en m'intéressant cette fois au film Death Proof. En effet, c'est le personnage de Pam, la première victime de Stuntman Mike, qui semble faire le pont entre le corps violenté et la violence sexuelle, voir l'agression phallique. Celle-ci joue la première victime idéale, la blonde écervelée  destinée à être sacrifiée, d'autant plus qu'elle a affaire à un homme incarnant une masculinité volontairement illustrée par Tarantino comme en pleine possession du phallus. D'ailleurs, l'enjeu principal de Death Proof semble être la relation de pouvoir dans la mesure où Tarantino démontre qu'avoir le pénis n'implique pas nécessairement, anatomiquement parlant, de détenir le phallus. En effet, le film pose, malgré le fait que ce soit Stuntman Mike qui possède un pénis, les femmes comme celles qui détiennent le phallus par leur obsession et leur contrôle du danger, des armes et des voitures. Notons que les armes et les voitures sont des emblèmes phalliques couramment utilisés, mais mis de l'avant de manière ostentatoire par Tarantino dans Death Proof. Par exemple, les tueuses de Kill Bill détiennent le phallus par leur obsession des sabres. Pour en revenir au personnage de Pam, son assassinat est posé en parallèle avec sa scène de viol. Suite à l'érotisation de la voiture sur laquelle insiste Tarantino et les allusions évidentes à l'événement sexuel à venir entre les personnages, Pam se retrouve contrainte dans ses mouvements lors de l'agression. Son corps enfermé, pris au piège, se fait violenter par Stuntman Mike, mais aussi par la voiture qui la roue de coup auxquels elle ne peut répliquer, projetée telle une vulgaire poupée de chiffon. Une situation similaire se produit à la fin de la première partie du film, lors du meurtre du premier groupe de filles. Insouciantes dans leur conduite automobile, ce qui évoque une manipulation maladroite de la machine, et érotisées au maximum par la présences de gros plans sur leurs fesses, leurs cuisses, leurs lèvres et leurs seins, ces femmes se retrouvent démembrées, défigurées, pour ne pas dire castrées de leur pouvoir par Mike.

On comprend que le corps des femmes chez Tarantino constitue un véritable point critique. Constamment en danger, il est le siège de l'oppression par le contrôle et la violence. Cependant, le réalisateur ne laisse pas les femmes pantoises dans cette situation d'oppressée, ce qui constitue le point de départ des rape and revenge movie. En effet, les femmes sont violentées, mais elles peuvent aussiêtre violentes. Le corps reprend sa revanche, devient une arme dans la mesure où il a repris contrôle sur lui-même et est utilisé pour tuer. Voyons comment se passe cette revanche suite aux viols, avortements, aux balles dans la tête, aux tortures et à l'exploitation sexuelle.

 

2. Le corps armé

Dans les Kill Bill, la femme n’est définie que dans son rapport à l’homme: elle est «l’épouse de» et «la mère de tel enfant». Clouée au sol, privée de sa mobilité et un fusil sur la tempe, elle est présentée en introduction comme étant le jouet d’une force masculine suprême. D'ailleurs, on remarquera que Bill prend plaisir à appeler Beatrix par son nom de famille «Kiddo», qui rappelle «kid», clin d'œil à la relation de pouvoir installée dans le scénario. Ainsi, de la féminité mutilée, humiliée et souillée, renaît un être vengeur presque surhumain, le personnage de Bill parlera même à la fin du film de super-héros. Ce nouveau personnage, assiégé par une virilité dangereuse, est porté par l'androgynie du personnage d’Uma Thurman, que l'on peut contempler en costume de Bruce Lee, tâchée de sang, de sueur et de terre. Notons que si ce personnage dérange notre confort en tant que spectateur occidental, la figure de femme guerrière est pourtant présente dans le cinéma d'action asiatique, autre genre cinématographique évoqué par le pastiche stylistique polymorphe de Tarantino. L'androgynie guerrière est aussi incarnée par la cascadeuse dans Death Proof. Réellement cascadeuse dans la vie, l'actrice a d'ailleurs, croyez-le ou non, été la doublure d'Uma thurman dans Kill Bill. Bref, la femme armée est virilisée par son arme, mais aussi par la violence extrême des combats et le contrôle parfait de son corps exigé par les arts martiaux et le métier de cascadeur. Ces femmes se révèlent, au final, être des corps armés totalement en contrôle de leur espace, ce qui contraste avec les introductions qui proposent le corps du personnage de Pam enfermé et malmené, ou celui d’une Béatrix plongée dans le coma. Il persiste évidemment dans cette transition la notion de vengeance et de reprise de contrôle du corps violenté. J'exposerai maintenant comment ce corps devient une arme chez Tarantino par les pieds, les yeux, le langage et le sexe. Notons au passage que cette piste de réflexion pourrait très bien être étendue à d'autres films du même réalisateur tels que Pulp Fiction (1994) , From Dusk Til Dawn (1996) ou  JackieBrown (1997).

 

Le langage

Dans Kill Bill, dès le départ, le langage est posé comme un enjeu crucial dans l'encrage du corps et de l'identité. En effet, si Béatrix ne possède d'abord pas de nom, les premières scènes du film sont centrées sur des joutes verbales. Par exemple, la scène d'ouverture de Kill Bill nous présente une Béatrix soumise à un discours de Bill précis, maîtrisé, voir philosophique, tandis que sa seule et unique phrase se retrouve interrompue par une balle dans la tête. Assommée par les mots et la dominance du phallus-fusil, c'est aussi par la reprise du langage que Béatrix réussit à reprendre le contrôle de son corps en se répétant wiggle your toe. Même la marque de céréales KABOOM, laisse présager l'importance du langage dans le réel et l'usage de la violence. Un peu plus loin dans le film, cette impression nous sera confirmée lors de l'excès sadique de la reine de la mafia Tokoïte, Oren Ishii. Il se passe un phénomène similaire dans Death Proof. En effet, la première partie du film est marquée volontairement par le bégaiement. Par un tour de force stylistique, Tarantino confère un effet pellicule à son film en y insérant des anomalies techniques, ce qui a pour effet de faire bégayer les personnages féminins du début, ceux que nous savons destinés à une fin terrible. Ce fait devient d'autant plus significatif que le bégaiement fait appel aux anomalies identitaires: «Must be… Must be…» et aux anomalies de compréhension «if, if, if, if».

 

Les pieds

 

Ainsi, Béatrix prend le contrôle de son corps par l'impératif du langage, mais il est important de noter que c'est par les pieds que passe ce contrôle. En effet, au-delà du fétichisme avoué de Tarantino, le pied constitue l'un des sièges du corps des personnages, et ce dans plusieurs de ses films. Puisque ces personnages sont extrêmement nombreux, il est impossible de faire l'analyse complète de cette partie du corps dans le cadre de notre article, mais évoquons tout de même qu'il est significatif que la reprise du corps de Béatrix débute avant tout par ses pieds et, quand on y pense, il serait impossible pour le personnage d'être en pleine possession de son espace sans l'usage de ses pieds. Problème d'ailleurs évoqué quelques plans auparavant, lorsque Béatrix se retrouve en fauteuil roulant. Dans Death Proof, le film s'ouvre sur des pieds nus, hyper érotisés puisque mis en relation avec le phallus suggéré par l'ornement de la voiture du tueur, un serpent. S'ensuivra la mort du premier groupe de filles dont la leader, Jungle Julia, aura les jambes arrachées. On comprend que le pied est un enjeu fondamental lié à la prise de pouvoir dans les films de Tarantino lorsque, entre autre, il passe d'un membre passif –érotisé, regardé, blessé– à un membre actif. C'est le cas par exemple à la fin de Death Proof où  le méchant meurt finalement le crâne défoncé par un coup de pied.

 

Les yeux

Le regard et les yeux sont des enjeux primordiaux des films de Tarantino, mais si on s'y intéresse en tant qu'arme, il faut avant tout revenir à la scène d'ouverture de Kill Bill. En effet, dans cette première scène, Béatrix, en position de soumission, est celle qui «est regardée». Dans Death Proof, les filles sont aussi celles qui sont «regardées» puisque Stuntman Mike les espionne avant de les tuer. Ainsi, lorsque les films entrent dans la phase revenge du scénario, on constate que le regard des femmes devient actif. Encore mieux, il devient évident que les yeux constituent une arme en soi. En effet, aucun duel de Béatrix n'échappe à une joute de regards et chacune de ses revanches commencent par une traque. Or, au même titre que les épées, langage et yeux constituent une partie intégrante des batailles. Elle étant d'ailleurs défaite en se faisant arracher son dernier œil plutôt que la vie.

 

Au final, la symbolique des armes chez Tarantino prend encrage dans le corps, lieu convenu comme étant celui du danger pour les femmes. En même temps, il se passe quelque chose de fort spirituel dans la relation qu'entretient la femme avec son corps. Lieu de la violence, il devient aussi lieu de la revanche par lequel le contrôle et la dominance féminine peut s'exercer. Quand on y pense, les hommes de Tarantino aussi, incorrigibles violeurs et sadiques, sont confinés dans leur anatomie. La supériorité de ses personnages féminins résidant peut-être dans le contrôle qu'elles savent exercer sur leur corps.

 

3. Conclusion

Convenons d'abord que le féminisme des films de Tarantino a été applaudi tout autant que démenti. Cependant, notre analyse permet assurément d'imposer le réalisateur comme étant capable de subvertir les codes du film mâle au profit d’une relecture féminine. En effet, là où Virginie Despentes y verrait une tentative mâle d'auto projection quant à la réaction à la violence (soit, qu'au final, les personnages féminins de Tarantino sont des hommes déguisés puisque ce n'est pas ainsi qu'une femme réagirait dans la réalité face aux viols et diverses violences), je ne peux m'empêcher d'y voir une conception toute féminine de la violence. En ce sens, on apprend, à la fin de Kill Bill, que même si Béatrix voulait venger sa maternité et sa fille, elle avoue sous l'effet du sérum de vérité qu'elle a aimé tuer tous ces gens. On pourrait alors comprendre que Tarantino fait dérailler le monopole masculin sur la violence. Il semble aussi évident que l'on retrouve dans ses films l'idée d'une violence toute féminine puisque celle-ci est cyclique, trope féminine par excellence. On peut penser, par exemple, à la transmission de la vendettaà la fille de Vernita Green lorsqu'elle assiste au meurtre de sa mère, à la succession de filles violentées dans Death Proof, à la transformation en samurai sadique de la jeune Oren-Ishii témoin du meurtre de ses parents, et même à l'arme inhabituelle de Gogo, la jeune écolière sadique, propulsée, techniquement parlant, par un cycle. En regard de ce fondement violent au féminin, ce qui rapproche la violence d'un attribut humain plutôt que d'une caractéristique masculine, on pourrait même se demander si la maternité n'est pas subversive, bien que fatale, et que les femmes de Tarantino ne sont pas que des femmes fortes, mais bien simplement des personnages forts.

Bref, si certaines jeunes féministes, comme ce fut mon cas, prennent autant de plaisir à regarder des films qui mettent en scène des femmes victimes du patriarcat qui volent, pour se venger de leurs agresseurs, des attributs masculins tels que la violence, c'est peut-être parce que la prise de pouvoir au féminin est sous représentée en arts. D'autant plus que les films se concluent par des succès et non des défaites, la femme armée dans l'œuvre de Tarantino me permet de penser les outils du maître comme pouvant être maîtrisés. Ce qui ne fait pas nécessairement de la cinématographie de Tarantino une œuvre féminine, mais assurément une œuvre qui en dit long sur le féminin.

 

Bibliographie

DELVAUX, Martine. 2013. Les filles en série, Remue-ménage.

DESPENTES, Virginie. 2006. King Kong théorie, Grasset.

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Commentaires de Virginie Despentes suite aux attentats de Charlie Hebdo: http://www.lesinrocks.com/2015/01/17/actualite/virginie-despentes-les-hommes-nous-rappellent-qui-commande-et-comment-11547225/ . Consulté le 17 Juin 2015.versity of California, 2008.

Entrevue avec Martine Delvaux:  http://www.actualites.uqam.ca/2015/corps-feminin-enjeux-sociauxpolitiques. Consulté le 17 Juin 2015. 

Le réel des frontières fantastiques

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Le réel des frontières fantastiques

Soumis par Milovan Larcher le 14/07/2015

 

Le fantastique en littérature est assujetti à de multiples critiques théoriques depuis la publication en 1951 de la thèse de Pierre-Georges Castex Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, qui qualifie l’évènement fantastique de «rupture» dans «la trame de la réalité quotidienne» (1951: 8). Roger Callois s’aligne sur cette réflexion en le définissant comme une «rupture de l’ordre reconnu» (1966: 191) dans sa célèbre préface à l’Anthologie du fantastique. Louis Vax également, dans La séduction de l’étrange, le désigne comme «rupture des dominantes du monde réel» (1965: 172). Irène Bessière le distingue du merveilleux par son aspect «thétique», c’est-à-dire qu’«il pose la réalité de ce qu’il représente» (1974: 36). Pour Tzvetan Todorov (1970), la différenciation entre merveilleux et fantastique s’opère dans le rapport entre l’univers fictif et celui qui est supposé réel, ou probable. En d’autres mots, dans le merveilleux, la fiction nous transpose d’abord dans un univers où le surnaturel est communément admis et n’est pas insolite. En revanche, le fantastique stricto sensu se produit quand le lecteur a le choix entre deux lectures: l’une naturelle, l’autre surnaturelle. Pour Charles Grivel (1992), le fantastique est perçu d’une manière impressionniste, car il est le trouble du regard, voire même de l’œil; il est un excès du réel. Roger Bozzetto (Bozzetto et al., 2001, 2004) distingue le «sentiment fantastique» comme le fruit de la culture occidentale et de sa perception du réel. Alain Mereyre-Méjan dans sa thèse Le réel et le fantastique (1998) conduite sous l’égide du philosophe Clément Rosset (1976, 1977, 2008) et, de ce fait, fortement inspirée par lui, part du constat que le réel est singulier et interprète les «manifestations fantastiques» comme des réactions à la chimérique systématisation du réel. Bien d’autres pourraient être mentionnés dans le vaste champ des théories de la littérature fantastique qui continue de croître. La majorité des recherches sur le fantastique sont en général orientées sur les formes qu’il revêt dans les œuvres et dans son rapport à la «réalité» ou au «réel». Cependant, elles ont en commun le présupposé que le «réel» ou la «réalité» (ces deux termes sont d’ailleurs souvent utilisés comme des synonymes) sont des invariants précisément définis. Comme le souligne Michel Viegnes, «[s]ans remettre en cause la qualité de ces contributions à la théorie du fantastique, on ne peut qu’être frappé par le caractère présupposé évident qu’elles confèrent à cette notion de réalité» (Viegnes, 2006: 30). Pourtant, il ajoute que «[…] les termes “réel” et “réalité” sont de ceux qui reviennent le plus souvent dans les différentes théories du fantastique, et autour desquels se forme le plus impressionnant consensus» (Viegnes, 2006: 29), avant de conclure:

Le peu de précautions philosophiques que prennent la plupart des théoriciens du fantastique, lorsqu’ils abordent la question du rapport au réel, est d’autant plus surprenante que ceux du réalisme, de leur côté, insistent volontiers sur le caractère convenu et artificiel des codes que met en jeu la représentation quand elle se veut la plus fidèle possible au «monde réel» (Viegnes, 2006: 31).

Dans cette optique, il me semble surprenant que les recherches sur le fantastique continuent à s’adosser sur ces théories et ne se demandent pas en quoi consistent le «réel» et la «réalité» auxquels les théoriciens du fantastique se réfèrent. L’origine du contournement de la question du réel réside probablement dans la complexité de définir ontologiquement le «réel». Cependant, comme nous l’indique Viegnes, il convient de «garder à l’esprit, si l’on tient malgré tout à considérer l’intentionnalité – souvent problématique – des auteurs, que la plupart d’entre eux cherchent précisément à poser la question du statut ontologique de l’univers communément appelé “réel”» (Viegnes, 2006: 30).

En règle générale, lorsque l’on tente de définir le réel, on se trouve confronté à une multitude de définitions. On provoque l’ouverture de la boîte de Pandore, en raison de la multitude de définitions proposées et de l’absence de distinction opérée entre «la réalité» et «le réel». Certaines rendent la tâche plus ardue en enchevêtrant les significations des deux termes, tantôt les considérant comme de parfaits synonymes, tantôt les distinguant. En guise d’exemple, on peut se référer à l’incipit de l’article sur la réalité dans Encyclopedia Universalis (2014), où ne figure d’ailleurs aucun article sur le réel, qui commence de cette manière: «[l]e mot “réalité” désigne ce qui existe effectivement: une réalité, c’est une chose qui est, la réalité, c’est l’ensemble des choses qui sont». Dans Le Grand Robert (2013), le réel est défini entre autres comme ce «[q]ui constitue une “chose”», «[q]ui existe en fait». Pour «réalité», dans le même dictionnaire, on trouve: «ce qui est réel» et «constitue une “chose”». Ajoutées aux différentes croyances et perceptions culturelles ou philosophiques, aussi intéressantes ou farfelues soient-elles, ces définitions, loin de clarifier ces termes, les entrelacent dans un nœud gordien.

En l’absence de définitions précises, afin d’éviter les confusions possibles entre les termes «réalité» et «réel» et pour le besoin de mes recherches, j’utilise le terme «réeldoxologique» comme dénominateur commun de faits considérés par la société comme plausibles, appartenant à la vie quotidienne. Ainsi, «doxologique» s’entend comme «relatif à la doxologie» qui, selon Le Grand Robert (2013), désigne un «discours correspondant à l’opinion dominante, à la doxa». En aval, lorsque je présenterai ma méthodologie, j’approfondirai ce concept. Quant au terme de «société», il se rapporte à celle qui relève de mon champ de recherche – la société occidentale francophone, représentée à travers quatre nouvelles: deux du XIXe siècle, l’une québécoise et l’autre française; et deux du XXe siècle, l’une belge et l’autre suisse. Ces nouvelles se trouvent dans des anthologies dont le titre est composé du terme fantastique. Toutefois, je tenterai de démontrer qu’elles ne sont pas toutes fantastiques. De ce fait, il est évident que les anthologistes participent à la construction de la doxa du «genre fantastique». Ces récits brefs ont également été choisis parce qu’ils entrecroisent les frontières territoriales de différentes manières.

La première nouvelle du XIXe est québécoise et s’intitule «Les trois diables», de Paul Stevens (in Boivin, 2001: 85). Cette nouvelle a été choisie parce que Paul Stevens est un écrivain québécois, né en Belgique et arrivé au Canada à l’âge de 24 ans. D’après Jean-Pierre Pichette dans La fable transposée dans les Contes populaires de Paul Stevens, on en trouve des versions flamande, wallonne, française et canadienne un peu différentes. Pichette conclut que la variante de Stevens s’ancre bien dans l’héritage franco-canadien. La deuxième nouvelle du XIXe est française: «Jésus-Christ en Flandre», d’Honoré de Balzac (in Baronian, 1973: 65) qui, comme le titre l’indique, situe sa nouvelle en Belgique. Ce qui est intéressant dans cette nouvelle est le brouillage des frontières par l’impossibilité de définir l’origine du narrateur du deuxième diptyque; le texte ne nous dit pas s’il est français ou belge. Quant à la troisième nouvelle, celle-ci est belge, date du XXe siècle et s’intitule «La danse macabre du pont de Lucerne» de Georges Eekhoud (in Baronian, 1975: 91). Il s’agit d’un récit bref qui se situe en Suisse. Pour finir, la quatrième est une nouvelle suisse du XXe siècle: «Ce jour-là», d’Odette Renaud-Vernet (in Thomas, 2009: 259). Cette nouvelle a été choisie en raison des comparaisons sociales avec la France.

Pour tenter d’établir les cadres du réel doxologique dans ces quatre nouvelles, je m’appuie sur l’analyse du discours de Dominique Maingueneau, qui a publié de nombreux travaux dans ce domaine. Étant donné qu’il n’est pas possible de couvrir l’ensemble de ses idées dans cette recherche, mon choix a été de l’axer sur la paratopie, les discours constituants et les scènes d’énonciation développées dans Le discours littéraire (Maingueneau, 2004). Selon Maingueneau, les normes sociales sont inscrites dans le discours:

Le discours est régi par des normes. Comme tout comportement social, il est soumis à la fois à des normes sociales très générales et des normes de discours spécifiques. […] Son inscription dans des genres de discours contribue de manière essentielle à ce travail de légitimation qui ne fait qu’un avec l’exercice de la parole: un genre implique par définition un ensemble de normes partagées par les participants de l’activité de parole. (Maingueneau, 2004: 33)

Par analogie, l’expression du réel doxologique dans le discours fantastique est issue de conventions sociales et discursives. Pour que des éléments soient considérés comme relevant du réel, il doit y avoir un consensus et des cadres communs. D’après Maingueneau, la paratopie est un élément clé de la création du discours littéraire. La base des normes du discours est la catégorie des discours constituants qui est «un programme de recherche qui permet de dégager un certain nombre d’invariants et de poser des questions inédites» (Maingueneau, 2004: 47) dont un des aspects principaux est la paratopie. Elle «est un espace dans lequel les discours constituants doivent délimiter un territoire, corrélat d’une identité discursive, c’est celui où s’instaurent les divers positionnements concurrents» (Maingueneau, 2004: 53). Il est important de souligner que «le positionnement suppose l’existence de communautés discursives qui partagent un ensemble de rites et de normes» (Maingueneau, 2004: 53).

Afin de dévoiler le positionnement du discours fantastique, de ses concurrents et de la communauté discursive, il est indispensable de revenir à l’origine du fantastique. La naissance de l’hypogenre fantastique (j’entends hypogenre au sens que lui prête Michel Lord [Lord, 1995] en relation avec le genre – roman, nouvelle, poème, épopée…) est attribuée à la traduction des œuvres d’E.T.A. Hoffmann, comme le souligne Joël Malrieu dans Le fantastique (Malrieu, 1992). Elle est due à certaines conjonctures historiques en France. Le roman gothique ou plutôt, en France, le roman dit «frénétique» est alors à bout de souffle, surtout après la parution en 1829 de la parodie L’Âne mort ou la femme guillotinée de Jules Janin (Janin: 1829). Cela coïncide avec le besoin des romantiques de se frayer et d’affirmer un chemin après La préface de Cromwell de Victor Hugo. Dans le giron romantique, deux traducteurs contribuent largement à la création d’une tendance littéraire, Loève-Veimars et Defauconpret. Tous deux, par leurs traductions truquées d’Hoffmann et de Walter Scott, instaurent le «fantastique». Entre 1808 et 1815, Hoffmann publie une série de contes rassemblés sous le titre de Fantasiestücke, dont l’équivalent en français est «morceaux de fantaisie». Sous la plume de François-Adolphe Loève-Veimars qui en fait la sélection et les traduit librement, ils deviennent Contes Fantastiques et sont préfacés par Walter Scott, qui fait figure d'autorité littéraire à l’époque en France. Le texte de Walter Scott, dont le titre original est «On the Supernatural in Fictitious Compositions and Particularity on the Work of Ernest Theodor William Hoffmann», a été publié dans La Revue de Paris, puis traduit par Auguste Defauconpret sous le titre de «Du merveilleux dans le roman». Dans la préface des Contes Fantastiques, il devient «Sur Hoffmann et les compositions fantastiques». L’écrit de Scott y est intentionnellement abrégé et modifié car, dans sa version originale, il est loin de louer le travail d’Hoffmann et met plutôt de l'avant celui de Mary Shelley. Dans la traduction, cette dernière disparaît complètement tandis qu’Hoffmann est glorifié. Charles Nodier y prend largement part avec son essai, proche du manifeste, Du fantastique en Littérature (Nodier, 1830) en léguant un nouveau concept littéraire. L’atout de l’analyse du fantastique est ce texte de Nodier car, en incluant les positionnements à l’origine de la création du genre, il les résume, les développe et instaure des principes.

Ce qui est à retenir des positionnements de la communauté discursive du fantastique est qu’au lieu de comparer un certain nombre d’œuvres traditionnellement considérées, à tort ou à raison, comme «fantastiques», et donc aussi représentatives que possible de l’idée que l’on se fait habituellement du genre, afin de tenter d’en dégager les points qui les unissent, on aboutit à l’extrême à réunir pêle-mêle des œuvres d’époques et d’inspiration totalement différentes, à partir du moment où elles présentent quelques ressemblances de surface et semblent correspondre de près ou de loin à l’image que l’on prétend donner de cet ensemble pour le moins problématique.

Ce qui paraît être à l’origine du courant fantastique au XIXe siècle et le distingue du merveilleux est son rapport au réel. Comme le remarque déjà en 1909 Joseph Hieronim Retinger dans Le conte fantastique dans le romantisme français, Le Diable amoureux de Cazotte est «le premier conte fantastique proprement dit», étant donné que «l’auteur sait admirablement mêler à la vie réelle l’imprévu et le fantastique». Cela nous enseigne que pour qu’il y ait récit fantastique, il doit y avoir un réel doxologique posé et un basculement dans le hors-réel. Afin de pouvoir distinguer un basculement du réel doxologique, il faut qu’au moins un des sujets du discours ait une réaction à un évènement et qu’il le considère comme hors-réel doxologique.

Pour valider ces constats, il convient de les appliquer en examinant les nouvelles du corpus. Comme le spécifie Maingueneau, «[u]n texte est en effet la trace d’un discours où la parole est mise en scène» (2004: 191) et où l’on peut distinguer trois strates: «l’investissement d’une scénographie», «l’investissement d’un code langagier» et «l’investissement d’un ethos» (2004: 55).

J’ai pu constater en comparant la scénographie des quatre nouvelles choisies que celles-ci présentent certaines convergences en ce qui a trait au réel doxologique. Il en ressort que ces nouvelles sont empreintes de phénomènes sociaux. D’abord, il y a une représentation et une critique de différentes classes sociales. Dans la nouvelle «Les trois diables», les catégories sociales visées sont les «marchands qui ont vendu à faux poids», «les […] avocats et [les] médecins qui ont tué leurs malades et mangé les veuves et les orphelins par-dessus le marché», «[l] es usuriers et [les] gens morts sans payer leurs dettes», «les […] aubergistes licenciés» et «les charretiers qui avaient toujours leurs poches pleines de sacres» (in Boivin, 2001: 97). Dans la nouvelle «Jésus-Christ en Flandre», d’un côté, le descripteur brosse un tableau plutôt négatif des «personnages [qui] appartenaient à la plus haute noblesse des Flandres»: «un jeune cavalier», «une altière demoiselle», «sa mère», «un ecclésiastique du haut rang», «un docteur d’Université», «un gros bourgeois de Bruges» et «son domestique, armé jusqu’aux dents». De l’autre côté, il présente «les pauvres» (in Baronian, 1973: 66): «jeune mère […] ouvrière» (in Baronian, 1973: 67), «vieux soldat» (in Baronian, 1973: 66), «un paysan», «son fils» (in Baronian, 1973: 67) et une vieille pauvresse. Il en va de même pour les nouvelles «La danse macabre sur le pont de Lucerne» et «Ce jour-là». Dans la première, les riches sont représentés par un comte, un bourgeois parvenu, sa fille et un hôtelier; les pauvres, par un valet et un artiste. Dans la deuxième, il y a «le Grand Patron», «un supérieur» (in Thomas, 2009: 260) et les pauvres incarnés par les Bérard. Il semble intéressant de souligner l’universalité de ces descriptions, car les caractéristiques ou les défauts de différents membres de la société représentés dans ces récits brefs appartenant à des périodes historiques différentes pourraient être semblables de nos jours. Ces nouvelles divergent, d’une part, par le fait que différentes professions ou statuts sociaux n’existent plus à des époques plus récentes; d’autre part, par le discours lui-même, car les manières de s’exprimer reflètent des ères différentes. Il faut reconnaître que ces catégories sociales sont définies par deux éléments: la relation au travail et les vêtements portés. Il semble important de remarquer que, même s’il s’agit de nouvelles dont la caractéristique principale est l’économie du récit, il y a description de plusieurs personnages. Ce qui rend possible la présence d’autant de personnages est le recours au paroxysme comme technique de description permettant de présenter un personnage type en très peu de traits.

L’espace (topographie) et le temps (chronographie) sont bien posés dans les nouvelles, sauf dans «Les trois diables» où ils sont indéterminés. Les autres trois récits brefs abondent de détails historiques, géographiques, mais aussi reliés au quotidien. Citons en guise d’exemple dans «La danse macabre du pont de Lucerne»: «l’Helvétie n’a de pittoresque que les Alpes et d’historique que les exploits de Guillaume Tell» (in Baronian, 1975: 91) et dans «Ce jour-là», on parle de la «Tribune» (in Thomas, 2009: 262), qui est un  quotidien de Genève. La surabondance de significations est aussi absente du récit «Les trois diables», mais repérable dans les trois autres nouvelles. En revanche, dans les autres récits, elle est présente et exprime les différents points de vue par des éléments descriptifs insérés dans la narration ou comme chez Balzac la métamorphose du décor: «Insensiblement ces pierres découpées se voilèrent, je ne les vis plus qu’à travers un nuage formé par une poussière d’or, semblable à celle qui voltige dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil dans une chambre.» (in Baronian, 1973: 73)

En ce qui concerne les divergences des frontières géographiques, il est important de remarquer que la manière dont le réel est posé pourrait être interchangeable entre les nouvelles. Il ne s’agit pas de prendre en considération les disparités historiques, mais la scénographie en tant que «scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé». Les auteurs décrivant les rites sociaux de leur époque, y incluant les objets du quotidien, ont créé une atmosphère de réel conventionnel. Un basculement de ce réel doxologique doit se produire à l’intérieur du discours pour attester du fantastique de ces nouvelles. Dans ce but, il serait utile d’examiner ce que Maingueneau nomme «l’ethos» du discours:

[L]’ethos implique une manière de se mouvoir dans l’espace social, une discipline tacite du corps appréhendé à travers un comportement global. Le destinataire l’identifie en s’appuyant sur un ensemble diffus de représentations sociales évaluées positivement ou négativement, de stéréotypes que l’énonciation contribue à confronter ou à transformer. (Maingeneau, 2004: 207)

Dans l’optique de trouver des traces des transformations des représentations sociales du réel doxologique en hors-réel, un des sujets de l’énonciation doit avoir une réaction formelle à un événement dans le discours en l’identifiant comme appartenant au hors-réel. Ainsi, la réaction peut se manifester comme de l’incrédulité, de la crainte, de la peur ou d’autres émotions face à un évènement situé hors de ce que l’on entend communément par «réel».

On peut conclure par l’analyse des nouvelles que «Les trois diables» se différencie des autres, car il n’en ressort aucune évaluation ni aucune réaction à l’intrusion du hors-réel doxologique. Dans la scénographie de cette dernière, les diables, les objets magiques, l’enfer et le paradis appartiennent au réel doxologique et ne constituent pas des intrusions comme ils auraient pu le faire dans un réel matérialiste. D’ailleurs, les diables sont représentés d’une manière très réaliste. Il font des «contorsions et [d’]affreuses grimaces» (in Boivin, 2001: 90), ils ont «mal aux fesses» (in Boivin, 2001: 93), «les yeux qui sortent de la tête», «la langue […] sèche comme du charbon» (in Boivin, 2001: 92), «tous les os rompus» (in Boivin, 2001: 95), ils sont «vaincus par la douleur» (in Boivin, 2001: 90). Ce conte, car c’en est un, n’est pas fantastique, mais merveilleux, étant donné que l’irréel ne se détache pas du réel par les personnages. Quant à la nouvelle «Jésus-Christ en Flandre», comme il a été mentionné en amont, il s’agit d’un diptyque dont le premier «panneau» est un conte merveilleux semblable à «Les trois diables», mais où l’on décèle presque une évaluation de l’évènement hors-réel doxologique de la part du «docteur d’Université». Car à la proposition que fait l’inconnu «aux passagers de marcher sur la mer, le savant se prit de rire» (in Baronian, 1973: 72). Étant donné qu’«il fut englouti par l’océan» immédiatement après, il n’y a pas de réaction à l’avènement de l’irréel du point de vue matérialiste. Pourtant, l’existence même d’un personnage sceptique démontre que la relation à l’irréel a changé d’une nuance en rapport à «Les trois diables». Dans le deuxième «panneau» du diptyque, un basculement du réel doxologique s’opère au moment où le narrateur se trouve confronté à une mort-vivante au «bras de squelette», car il réagit à cet évènement en frémissant d’horreur et il veut fuir. Ici, l’apparition de l’irréel n’est pas considérée comme naturelle par le narrateur. En dépit de ce fait, cette deuxième partie n’est pas non plus fantastique, vu que le basculement du réel est rejeté à la fin du récit, lorsqu’on apprend qu’il s’agissait en fait d’un rêve. Ce «panneau» du diptyque est un récit réaliste comportant des éléments fantasmagoriques.

Ce n’est en revanche pas le cas du récit de Balzac, «La danse macabre du pont de Lucerne», où le basculement du réel se produit et n’est pas le résultat d’un phénomène onirique. Le peintre Meglinger est bouleversé lorsque survient l’irréel, il est «épouvanté» (in Baronian, 1975: 100), tremble et veut fuir. Cette évaluation-réaction formelle du personnage face à l’irréel indique que le basculement du réel a eu lieu et que ce récit est fantastique. Par contre, il ne faut pas oublier qu’il y a dans cette nouvelle un récit dans l’autre et que seul le récit emboîté est fantastique.

Enfin, dans «Ce jour-là» apparaissent les réactions de Benoît à l’irréel. «Confondu» (in Thomas, 2009: 269), il trouve l’évènement «étrange» (in Thomas, 2009: 270), voire «inouï» (in Thomas, 2009: 268) et il constate qu’il est «en train de vivre une chose dont personne n’a jamais entendu parler» (Thomas, 2009: 271). Cette dernière constatation donne tout son sens au choix du terme réel doxologique en tant qu’opinion dominante exprimée par le langage. Il est évident que cette nouvelle est un récit fantastique par précellence.

Dans cette étude, mon intention n’était pas décrire de manière détaillée tous les aspects de cadrage du réel doxologique, mais de l’appréhender par la «scène englobante» (Maingueneau, 2004: 191) pour distinguer les nouvelles fantastiques des autres. Il paraît donc évident, d’après ce qui précède, de mettre en exergue que les anthologistes, voire les éditeurs, en tant que «communauté discursive» regroupant des contes et des nouvelles sous l’enseigne du fantastique et ne prenant pas en compte les caractéristiques formelles établies par l’esthétique du XIXe, «gèrent» et «produisent le discours» (Maingueneau, 2004: 53) fantastique, et contribuent à l’enchevêtrement des frontières de celui-ci.

 

Bibliographie

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BARONIAN, Jean-Baptiste. 1973. La France fantastique de Balzac à Louÿs. Verviers: André Gérard, 446p.

BESSIERE, Irène. 1974. Le récit fantastique: la poétique de l’incertain. Paris: Larousse, 256p.

BOIVIN, Aurélien. 2001. Les meilleurs contes fantastiques québécois du XIXe siècle. Montréal: Fides, 361p.

BOZZETTO, Roger. 2001. Le fantastique dans tous ses états. Aix-en-Provence: Publications de l’Université de Provence, 247p.

BOZZETTO, Roger et Arnaud, HUFTIER. 2004.  Frontière du fantastique. Valenciennes: Presses Universitaires de Valenciennes, 382p.

CALLOIS, Roger. 1966. Anthologie du fantastique. Paris: Gallimard, 640p.

CASTEX, Pierre-Georges. 1951. Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant. Paris: José Corti, 466p.

GRIVEL, Charles. 1992. Fantastique-fiction. Paris: Presses Universitaires de France, 254p.

HOFFMANN, Ernst Theodor Amadeus. 1969. Contes Fantastiques. Paris: Éditions de l’Érable, 328p.

JANIN, Jules. 1876. L’Âne mort et la femme guillotinée, Paris: Librairie nouvelle, 320p.

LORD, Michel. 1995. La logique de l’impossible. Aspects du discours fantastique québécois. Montréal: Nuit blanche éditeur, 360p.

MAINGUENEAU, Dominique. 2004. Le discours littéraire. Paris: Armand Colin, 262p.

MALRIEU, Joël. 1992. Le fantastique. Paris: Hachette, 160p.

ROSSET, Clément. 1977. Le réel. Traité de l’idiotie. Paris: Les Éditions de Minuit, 155p.

―.1976. Le réel et son double. Paris: Gallimard, 127p.

―. 2008. L’École du réel. Paris: Les Éditions de Minuit, 480p.

SCOTT, Walter. 1968. «On the supernatural in fictitious compositions and particularly on the works on E.T.A. Hoffmann», 312-354p., in WILLIAMS, Ioan (dir.). Novelists and Fiction. London: Routledge, 540p.

THOMAS, Jean-François. 2009. Défricheurs d’imaginaire. Orbe: B. Campiche, 529p.

TODOROV, Tzvetan. 1970. Introduction à la littérature fantastique. Paris: Seuil, 187p.

VAX, Louis. 1965. La séduction de l’étrange. Paris: Presses universitaires de France, 313p.

VEIGNES, Michel. 2006. Le fantastique. Paris. Flammarion, 240p.

 

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L’Histoire sans fin de Michael Ende: les contraintes imposées au personnage changeant de monde diégétique

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L’Histoire sans fin de Michael Ende: les contraintes imposées au personnage changeant de monde diégétique

Soumis par Marie-Ève Bolduc le 20/07/2015

 

Dans L’Histoire sans fin de Michael Ende, le jeune Bastien est aspiré dans le monde fictionnel alors qu’il lit les aventures d’Atréju, un guerrier chargé de trouver un remède à la maladie de la Petite Impératrice du Pays Fantastique. Bastien guérit la Souveraine et est récompensé par des qualités auxquelles il aspirait. Il réintègre son univers d’origine après avoir fait de nombreuses erreurs ayant failli lui coûter la raison. Ce roman présente deux mondes parallèles: un premier niveau diégétique  –considéré comme la réalité– et une métadiégèse –qui représente l’univers imaginaire. La relation entre ces deux mondes comporte des contraintes, auxquelles est exposé le personnage subissant un transfert d’univers. Ces restrictions sont en grande partie liées au décalage entre les propriétés des êtres de la diégèse et de la métadiégèse. Dans son chapitre «Structures de mondes»  de Lector in fabula, Umberto Eco soutient que:

Pour définir un monde possible […] nous devons spécifier: (I) une famille d’individus actuels […]; (II) une famille de propriétés […] attribuées aux individus; (III) une «spécification d’essentialité» pour chaque propriété d’individu, d’après laquelle on peut établir si une propriété lui est essentielle ou pas; (IV) des relations entre propriétés (par exemple des relations d’implicitation). (Eco, 1985: 182)

Les quatre points que définit Eco me seront utiles pour établir les contraintes auxquelles est confronté Bastien. J’identifierai les individus dont le décalage des propriétés a un effet sur la relation entre les diégèses, et les propriétés en question. Je préciserai également le type de ces caractéristiques. Eco en reconnaît trois: accidentelles, nécessaires et essentielles. Alors que les propriétés accidentelles ont peu d’importance sur le déroulement de l’histoire, les structuralement nécessaires, aussi nommées «S-nécessaires», sont le moteur du récit; elles mènent d’un événement à l’autre et les faits seraient différents sans leur actualisation. Quant aux propriétés essentielles, elles sont stables, représentant la nature même de l’individu et sont sous-entendues par les caractéristiques S-nécessaires.1 Nous traiterons aussi des relations entre les propriétés, ce qu’Umberto Eco considère comme la quatrième étape de la définition d’un monde possible. Nous commencerons par poser les bases du rapport entre les deux diégèses, pour ensuite identifier les contraintes qui découlent de ce rapport.

Dans sa quête pour trouver un remède à la maladie de la Petite Impératrice, Atréju apprend d’un oracle deux propriétés essentielles aux individus de son monde fictionnel:

Nous ne sommes que des personnages
dans le livre où l’on nous a créés.
Rien que des rêves, des spectres, des images,
incapables de rien inventer.
Créer du neuf, nul ne s’y entend
parmi nous […].
Mais hors des frontières de notre domaine
vit un peuple, la race humaine,
qui jouit justement de cette faveur.
2(Ende, 1979: 132)

Les êtres du Pays Fantastique ont donc la propriété d’être fictifs. Ils sont nés de l’imagination des humains, individus de la diégèse qui, eux, sont réels. L’opposition réel/fictif est étroitement liée aux capacités des gens habitant chaque monde. Les êtres réels sont dotés de la capacité d’imagination, alors que les personnages, étant le fruit de la créativité humaine, sont incapables de concevoir quelque chose de neuf. Ces caractéristiques ne sont pas nécessaires, car elles ne posent en elles-mêmes aucune problématique pouvant être résolue par des actions des personnages principaux. Toutefois, elles constituent le fondement des individus des deux diégèses et sont à l’origine des propriétés structuralement nécessaires qui instaureront une dépendance vitale entre ces univers. Elles sont donc essentielles.

Le Pays Fantastique est gouverné par la Petite Impératrice, un personnage existant depuis toujours et dont «[l]a mort aurait en même temps signifié l[a] fin [de] tous [les habitants de la métadiégèse]» (Ende, 1979: 43). Elle représente donc une propriété essentielle des êtres imaginaires. «Son existence ne se mesure pas en temps, […] mais en noms. […] [E]lle en a déjà eu beaucoup. Mais ils sont tous oubliés» (Ende, 1979: 75). Le début du récit nous apprend une caractéristique S-nécessaire de la Petite Impératrice: elle est malade et a besoin d’un nouveau nom pour retrouver la santé, car «[c]’est seulement leur nom véritable qui donne aux êtres et aux choses leur réalité» (Ende, 1979: 201). Le texte présente la désignation comme une propriété essentielle à tout être vivant et à tout objet. La Souveraine a besoin d’un nouveau nom lorsque tous les habitants de son monde ont oublié sa précédente désignation, ce qui l’en prive. Or, puisque les personnages sont incapables de créer, la Petite Impératrice doit s’en remettre aux humains. «C’est à eux que fut consenti/ le pouvoir de donner des noms./ À la Petite Impératrice, ils ont/ de tout temps conféré la vie»2 (Ende, 1979: 132). La Souveraine du Pays Fantastique est la personnification de la dépendance des individus de cette diégèse envers leurs créateurs. Si elle ne bénéficie pas d’une nouvelle désignation lorsqu’elle en a besoin, son monde se détruit et ses habitants également. L’oracle ajoute: «Désormais pourtant nous vivons sans eux,/ ils ne savent plus trop comment nous sommes,/ le chemin vers nous, ils l’ont oublié.» (Ende, 1979: 132) Cette propriété des êtres humains est nécessaire. Ils doivent se rendre dans le monde imaginaire pour le renouveler, le recréer. Mais leur ignorance envers le Pays Fantastique et la manière de s’y rendre retarde le processus d’assignation du nouveau nom de la Petite Impératrice. Petit à petit apparaissent dans ce monde des portions de néant qui aspirent le paysage et tout personnage s’en tenant trop près. Cette dépendance à la créativité des humains et la méconnaissance de ces derniers de l’univers fictionnel sont des propriétés structuralement nécessaires, car elles sont à la base du récit de L’Histoire sans fin, comme nous le verrons bientôt.

Les portions de néant ne représentent pas un danger uniquement pour le Pays Fantastique. Elles affaiblissent aussi graduellement le monde réel, dans un cercle vicieux risquant de conduire à la destruction des deux diégèses. Le néant est la porte d’entrée des êtres fictifs vers la réalité. Mais alors que les humains se rendant dans le monde imaginaire y gardent leur forme initiale, il n’en est pas de même pour les personnages faisant le voyage inverse.

Ils deviennent des idées folles dans les têtes des hommes, des idées qui font qu’ils ont peur, là où il n’y a en réalité rien à craindre, des idées qui leur font convoiter des choses qui les rendent malades, des idées qui les font désespérer alors qu’il n’y a aucune raison de le faire. (Ende, 1979: 170)

Puisqu’ils sont des êtres relevant du mental, les individus du deuxième niveau diégétique restent dans le domaine de l’imaginaire lors de leur transfert dans le monde réel; ils ne prennent pas de forme concrète. Mais ils ne sont pas à leur place, ne devraient pas franchir la frontière. Les humains ne peuvent les reconnaître et les désignent comme des mensonges. Les personnages deviennent des illusions qui briment la santé mentale des individus du monde réel et leur donnent la conviction que le Pays Fantastique n’existe pas. Il s’agit d’une propriété S-nécessaire, car elle est à l’origine de la problématique du récit. Plus les êtres fictifs sont engloutis par le néant, moins les humains croient en la métadiégèse et moins cette dernière a de chances d’être sauvée. Les deux mondes possibles sont donc dans une relation d'interdépendance, car le premier doit veiller au renouvellement du second, sinon la destruction de ce dernier entraînera l’anéantissement de l’autre.

Bastien est choisi par le Pays Fantastique pour être son sauveur. Le garçon est plus compétent que la majorité des humains pour cette tâche. Ayant une imagination débordante, il passe beaucoup de temps à «[s]’invente[r] des histoires [et] [s]’imaginer des noms et des mots qui n’existent pas» (Ende, 1979: 12). Si n’importe quel individu du monde réel peut donner un nouveau nom à la Petite Impératrice, Bastien est surqualifié pour la tâche. Le personnage principal est aussi désigné parce qu’il est plus réceptif que de nombreux humains à l’acceptation de l’existence du Pays Fantastique. Le monde fictionnel a besoin de quelqu’un capable de croire en lui et d’admettre qu’il y est réclamé. Or, Bastien «n’avait jamais pu se faire à l’idée que la vie soit aussi grise et indifférente, aussi dépourvue de mystère et de féerie» (Ende, 1979: 173). La créativité de l’enfant est une propriété accidentelle, puisque le texte reconnaît que tout homme peut donner un nouveau nom à la Petite Impératrice. C’est plutôt la réceptivité du garçon envers le Pays Fantastique qui est nécessaire au récit, car elle permet le transfert d’univers.

Ayant choisi son sauveur, le monde fictionnel l’appelle à lui et le charme pour s’assurer d’être entendu. Dans la librairie où il se réfugie pour fuir les enfants de sa classe, Bastien remarque L’Histoire Sans Fin, que consultait le propriétaire de l’établissement: «C’[est] comme si de ce livre émanait une sorte de force magnétique qui l’attirait irrésistiblement» (Ende, 1979: 13). Le garçon «touch[e] le livre  –et au même instant, il sent […] au fond de lui comme un déclic, comme si un piège venait de se refermer» (Ende, 1979: 13). Ne pouvant plus maintenant quitter le commerce sans le roman, il le subtilise et s’enfuit. Lorsqu’il repense à cet événement une fois caché avec son butin, il lui apparaît comme une évidence «qu’il était venu [dans la librairie] uniquement à cause de ce livre, qui l’avait en quelque sorte appelé, de quelque mystérieuse façon» (Ende, 1979: 15). Bastien est donc contraint de partir avec L’Histoire Sans Fin pour en faire la lecture. Il est choisi pour venir en aide au Pays Fantastique. L’étau se referme graduellement sur lui alors qu’il découvre le récit et s’attache à Atréju. Lorsque ce dernier traverse un miroir perméable dans lequel il voit Bastien au lieu de son reflet, il prend l’enfant humain avec lui, le forçant à le suivre dans ses aventures. Atréju arrivé chez la Petite Impératrice, celle-ci lui révèle: «Qu’il le sache ou non, [Bastien] appartient déjà à l’Histoire Sans Fin. Maintenant, il n’a plus la possibilité ni le droit de se dédire.» (Ende, 1979: 203) Par le charme que le Pays Fantastique exerce volontairement sur lui et par son propre intérêt envers le roman qui lui est présenté, le héros se trouve obligé au transfert de monde pour sauver la métadiégèse.

Après que Bastien ait nommé la Petite Impératrice «Enfant-Lune», celle-ci lui demande de recréer son monde. Elle lui dit: « –Le Pays Fantastique renaîtra de tes désirs, mon Bastien. […]/ “À combien de désirs ai-je droit? [demande-t-il.]/  –Autant que tu voudras  –plus il y en aura, mieux cela vaudra, mon Bastien. Le Pays Fantastique s’en trouvera d’autant plus riche et varié.» (Ende, 1979: 228) Le deuxième niveau diégétique se renouvelle donc par les souhaits des humains qui lui rendent visite. En le quittant, la Petite Impératrice laisse au garçon «AURYN, […] [son collier et] emblème […], qui fai[t] de celui qui le port[e] son ambassadeur. L’Enfant-Lune lui […] laiss[e] son pouvoir sur tous les êtres et les choses du Pays Fantastique» (Ende, 1979: 234). Le héros se trouve doté de grandes possibilités et est obligé de recréer le Pays Fantastique par ses souhaits. Ces contraintes sont plutôt des privilèges, car Bastien peut obtenir tout ce qu’il désire.

Dès que le garçon conçoit mentalement un vœu, le processus menant à son accomplissement s’engage, le Pays Fantastique configurant une région ou une situation qui lui offrira ce qu’il veut. Bastien souhaitant voir la Petite Impératrice alors qu’ils sont tous deux plongés dans les ténèbres, une forêt phosphorescente commence à croître. Voulant ensuite obtenir la force, d’immenses arbres se mettent à pousser dans cette forêt; l’enfant doit se frayer un chemin et réussit à plier les énormes troncs sans aucune difficulté. Il est ici question d’une propriété de la métadiégèse, pas uniquement de ses individus. Cette caractéristique est structuralement nécessaire, car les situations auxquelles est confronté le protagoniste sont étroitement liées à ces transformations, qui ont une grande importance dans le développement du récit. Un autre désir amène Bastien dans le palais du lion Graograman. L’animal, répondant aux questions de l’enfant, dit exister et attendre sa venue depuis toujours. Le héros est perplexe:

Tout cela est si singulier, conclut-il, un désir me vient à l’esprit et chaque fois il se passe aussitôt quelque chose qui s’y rapporte et qui l’exauce. Ce n’est pas le fruit de mon imagination, tu sais. J’en serais incapable. Jamais je n’aurais pu inventer les différentes plantes nocturnes de Perelin. Ou les couleurs de Goab  –ou toi! […] Et pourtant, tout n’existe qu’à partir du moment où j’ai éprouvé un désir. (Ende, 1979: 263)

Au Pays Fantastique, «[u]ne histoire peut être récente et cependant parler d’époques très reculées. Le passé naît avec elle» (Ende, 1979: 264). Ainsi, ce que crée Bastien par ses désirs existe depuis toujours à partir du moment où il l’a créé. Cette propriété essentielle de l’univers fictionnel est présentée à plusieurs reprises dans le texte, mais a une importance moindre sur le déroulement de l’histoire. Elle contribue seulement à augmenter la reconnaissance que reçoit Bastien, lorsqu’il se retrouve dans une situation où il est attendu depuis des années.

Le héros désire obtenir la beauté, la force, le courage, etc. L’acquisition de ces nouvelles caractéristiques suit toujours le même modèle. Bastien conçoit d’abord le désir, puis vit une situation par laquelle il confirme son obtention du trait voulu. Après une période de satisfaction plutôt brève, le garçon souhaite être doté d’un autre trait. Il en est ainsi après qu’il ait obtenu une belle apparence.

[S]a joie d’être beau se métamorphos[e] en quelque chose de différent: c’[est] comme si sa beauté allait de soi. Non pas qu’il en [est] moins heureux, mais il a […] l’impression qu’il en a […] toujours été ainsi.Il y a […] à cela une raison que Bastien ne comprendra […] que plus tard, beaucoup plus tard, et dont il n’a […] pas encore la moindre idée. C’est qu’en échange de la beauté qui lui a […] été accordée, il a […] dû oublier peu à peu qu’il avait jadis été gros et qu’il avait eu les jambes torses. (Ende, 1979: 236)

Les pouvoirs accordés par la Petite Impératrice sont donc à double tranchant. Pour chaque souhait réalisé, le protagoniste perd un souvenir de son monde. Mais il doit suivre le chemin de ses désirs afin de trouver son «Vœu véritable», qui le ramènera dans le monde des hommes. Or, l’emblème de l’Enfant-Lune «donne [à Bastien] le chemin e[n] [lui] enl[evant] en même temps le but» (Ende, 1979: 236). Réaliser ses désirs l’un après l’autre conduit effectivement l’enfant vers son souhait le plus profond, donc vers la diégèse, mais lui enlève aussi l’intention de retrouver son ancienne vie, car il s’en souvient de moins en moins. Bastien est dans une situation délicate, car il est nécessaire qu’il exauce ses désirs pour retrouver son monde, mais qu’il perd en même temps ses souvenirs et son envie de retourner dans la diégèse. Les pertes de mémoire et la nécessité de découvrir son «Vœu véritable» sont des propriétés S-nécessaires. En acquérant des qualités et perdant son passé, Bastien devient autre et est de plus en plus imbu de lui-même, ce qui l’amène à causer plusieurs torts aux habitants du Pays Fantastique. Croyant que son souhait le plus important est de devenir Petit Empereur, il tente d’usurper le pouvoir de l’Enfant-Lune, ce qui cause la mort de plusieurs personnes et le rapproche de la folie.

Après qu’Atréju ait fait échouer sa cérémonie de couronnement, Bastien se retrouve dans la Ville des Anciens Empereurs, dont les habitants semblent tous atteints de folie. Là-bas, le héros fait la connaissance du gardien de la ville, qui l’informe que les gens autour de lui viennent tous du monde réel:

[…] De tout temps il y a eu des hommes qui n’ont pas retrouvé le chemin de leur monde, expliqu[e] Argax. Au début ils ne le voulaient pas, et maintenant… disons qu’ils ne le peuvent plus.”Bastien v[oit] une petite fille qui fai[t] les plus grands efforts pour pousser un landau de poupée qui a[…] des roues carrées.“Pourquoi ne le peuvent-ils plus? demand[e]-t-il.–Il faudrait qu’ils le désirent. Mais ils ne désirent plus rien. Ils ont appliqué leur dernier désir à quelque chose d’autre. […] Tu ne peux avoir de désirs qu’aussi longtemps que tu te souviens de ton monde. Ceux d’ici ont dépensé tous leurs souvenirs. Et qui n’a pas de passé n’a pas non plus d’avenir. […] (Ende, 1979: 426-427)

Bastien apprend aussi que tous les résidents de la ville ont voulu être empereurs du Pays Fantastique. Ceux qui ont réussi à être couronnés ont soudainement perdu tous leurs souvenirs. Argax dit qu’«on ne peut tout de même pas se servir du pouvoir de la Petite Impératrice justement pour lui prendre le pouvoir» (Ende, 1979: 428). La folie qui atteint les humains amnésiques est une propriété nécessaire, car c’est confronté à cette réalité que Bastien change radicalement la nature de ses désirs et atteint l’humilité nécessaire à son salut.

La Souveraine de l’univers fictionnel a déjà dit à Atréju:

Tous ceux qui ont séjourné parmi nous ont vécu quelque chose qu’ils ne pouvaient vivre qu’ici et quand ils sont retournés chez eux ils n’étaient plus les mêmes. Ils avaient appris à voir, parce qu’ils nous avaient vus sous notre forme véritable. Si bien qu’ils étaient aussi capables de voir leur propre monde et leurs congénères avec d’autres yeux. Là où ils n’avaient aperçu autrefois que quotidienneté, ils découvraient maintenant merveilles et mystères. (Ende, 1979: 199)

Cependant, les gardiens de la frontière diégétique «interdisent que quoi que ce soit franchisse le seuil du Pays Fantastique. Aussi Bastien doit-il rendre tout ce que la Petite Impératrice lui a offert» (Ende, 1979: 484). Avant de réintégrer son monde, l’enfant perd donc tous les attributs lui ayant été donnés par AURYN. Mais il ramène quelque chose qu’il ne pouvait obtenir que dans la métadiégèse: la véritable capacité d’aimer, qui constitue son «Vœu véritable». Cette faculté change la perception du monde de Bastien. Elle teinte sa vision des autres, de lui-même et de la vie en général. Grâce à elle, il s’accepte enfin avec ses qualités et ses défauts et se rapproche de son père, avec qui il avait jadis peu de contact. Le protagoniste pourra communiquer aux gens autour de lui cette capacité d’émerveillement qui leur ouvrira la porte vers le Pays Fantastique, permettant aux deux univers de rester en santé. Cette propriété des personnages ayant subi un transfert de monde est accidentelle, car elle n’est actualisée que dans la situation finale du récit. Elle permet seulement d’expliciter l’interdépendance entre les deux univers. L'Histoire sans fin présente deux univers en relation de co-dépendance. Bastien se voit obligé d'intégrer le Pays Fantastique pour veiller au bien-être de celui-ci, mais s'aventurer dans un monde étranger comporte d'importants risques d'aliénation. Sortir sain d'esprit d'une telle expérience rend toutefois le héros apte à voir le monde différemment du reste des être humains.

 

Bibliographie

ECO, Umberto. 1985. «8. Structures de mondes.» In Lector in fabula: le rôle du lecteur, ou, la coopération interprétative dans les textes narratifs. Paris: Grasset, «Le livre de poche. Biblio ess­ais», n°4098, p.157-225.

ENDE, Michael. 1979. L’Histoire sans fin. Paris: Stock, «Le Livre de Poche». 497p.

PRONOVOST, Geneviève. 2003. «Le problème des propriétés nécessaires.» In «Analyse des niveaux de coopération textuelle dans La petite marchande de prose de Daniel Pennac», mémoire de maîtrise. Trois-Rivières: Département de lettres, Université du Québec à Trois-Rivières, p.35-38. En ligne. 

 
 

 

  • 1. Pour simplifier les propos d’Umberto Eco, je me suis aidée du mémoire Analyse des niveaux de coopération textuelle dans La petite marchande de prose de Daniel Pennac de Geneviève Pronovost.
  • 2.a.b. Le passage est en italique dans le roman.

L'invisibilité dans la culture pop

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Pour la 66e émission de Pop-en-stock, on parle d'un thème VISIBLEMENT omniprésent dans la culture: l'invisibilité.

Avec Philippe St-Germain, nous parlerons des époques, des genres, des enjeux éthiques associés (agir sans être vu, etc.), des applications au monde contemporain (caméras/écrans, anonymat, etc.). De Platon à Potter, vous n'en croirez pas vos oreilles ce qui échappe à nos yeux.

QUEEN!

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If you hear it, darling, then it's there.

Cette semaine nous parlons d'une légende titanesque du rock, le groupe QUEEN! Animé par Hélène Laurin, préparez-vous à vivre une expérience interstellaire à travers la musique, le cinéma et les vidéoclips du plus fabulous band de l'histoire de la musique populaire.

Le Bioart, un art de l’entre-deux?

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Le Bioart, un art de l’entre-deux?

Soumis par Ophélie Queffurus le 28/09/2015

 

La réflexion que propose le thème de ce colloque m’incite naturellement à transposer les questions qu’il sous-tend au domaine qui est le mien: l’Art. Cette réflexion, précisons-le, a lieu dans le cadre du doctorat en Étude et Pratiques des Arts que je mène conjointement à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et à l’Université Rennes II. Une des particularités de ce doctorat est due à sa double nature à la fois théorique et pratique engageant l’individu, autrement dit, l’artiste-chercheur dans un processus réflexif symbiotique mêlant ces deux aspects. C’est donc par l’entrecroisement de ces deux points de vue que ma présente réflexion va se construire.

En ce sens, le présent exposé n’est en aucun cas une réflexion menée à son terme, mais serait davantage à considérer comme un état des lieux de mes recherches actuelles concernant la question de la frontière dans le contexte artistique qui m’occupe: le bioart.

Après une brève mise en lumière des principales raisons pour lesquelles je m’intéresse à la question de la frontière dans un contexte artistique, j’expliciterai les circonstances d’un tel rapprochement entre les domaines artistique et biologique. Puis, je tenterai d’esquisser une définition ainsi que d’énoncer les principes majeurs du bioart. Je mettrai par la suite en évidence les raisons pour lesquelles les artistes du bioart ont recours au vivant et analyserai subséquemment quelques exemples d’œuvres et de démarches artistiques pouvant être considérées comme emblématiques de cette tendance. Ce cheminement m’amènera à dégager une caractéristique essentielle de l’art contemporain.

En seconde partie, je plongerai au cœur de la thématique proposée par ce colloque en m’intéressant au concept de frontière en tant que tel. Dans un premier temps, une analyse étymologique me permettra d’en dégager les principaux aspects. Puis, je tenterai de mettre en relation cette conception du terme avec les principes du bioart précédemment développés.

Enfin, dans une troisième partie il s’agira de changer de casquette et de lâcher celle de chercheur au profit de celle d’artiste afin d’expliciter mon projet de création dans le cadre du doctorat ainsi que les rapports qu’il entretient avec les questions qui nous occupent à l’occasion de ce colloque.

                                                                                                                               

Mise en contexte

L’origine de mes recherches doctorales découle directement de mes intérêts personnels. Le dessin et les arts visuels, de manière générale, ont toujours été présents dans ma vie. J’aime créer, et ce, depuis ma plus tendre enfance. Ce goût pour la création s’est au fil du temps manifesté de différentes manières. Premièrement, par le dessin, car d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours dessiné. Puis, plus tard, par la pratique de la peinture, de la photographie ou encore de la sérigraphie. C’est d’ailleurs cet engouement pour les arts qui m’a poussée à changer d’orientation et à entamer des études universitaires en arts plastiques en dépit d’un cursus scientifique pourtant entamé deux années plus tôt. Parallèlement à ce goût pour les arts, j’ai développé une certaine fascination pour ce qui a trait à la biologie, notamment les mécanismes du vivant. Je me souviens de mes premières dissections réalisées en classe ainsi que de ma première visite au Museum National d’Histoire naturelle de Paris, il y a pourtant maintenant presque vingt ans! Depuis, ma pratique ne cesse de subir cette influence constante de la biologie et m’amène aujourd’hui à explorer les marges de ma discipline afin de renouveler ma pratique et de faire l’expérience d’autres manières de créer.

Il va sans dire que l’art a depuis toujours eu partie liée avec la science. Un bref regard du côté de l’Histoire de l’art suffit pour nous en convaincre. L’exemple somme toute le plus emblématique serait Léonard de Vinci, peintre, sculpteur, musicien, mais aussi anatomiste, mathématicien et plus largement inventeur. Artiste et scientifique sont deux casquettes que le génie florentin conjuguait à merveille. À partir du 19e siècle, l’accélération du développement technologique va peu à peu rapprocher les domaines artistique et scientifique à tel point que pour Stephen Wilson, «le niveau croissant d’activité artistique utilisant les ordinateurs, Internet et d’autres secteurs d’intérêts scientifiques donne à penser qu’il est impossible de comprendre l’avenir des arts sans se pencher sur la science et la technologie». En effet, greffes, transplantations, prothèses ou encore clonage sont autant d’avancées technologiques dont le dénominateur commun est la biologie. Pour Lucia Santaella, professeure à l’Université Catholique São Paulo, «la biologie est le domaine dans lequel la convergence art-science-technologie est la plus évidente» (Daubner et al: 244).

La propension des artistes à utiliser tout ce qui les entoure pour créer, doublée de la nature intempestive de l’art, amène à concevoir de bien inhabituelles associations disciplinaires. En d’autres termes, l'artiste utilise les outils, méthodes et dispositifs que son époque met à sa disposition. Le 21e siècle s’annonçant comme étant celui des biotechnologies, c’est donc naturellement que les artistes se tournent vers des médiums de nature vivante ou semi-vivante. 

Le bioart est une tendance de l’art contemporain née il y a une vingtaine d’années suite aux récentes évolutions de la biologie et de ses disciplines connexes. Troquant pinceaux et pigments contre pipettes et microscopes, les artistes se font les nouveaux hérauts d’une société en mutation, toujours un peu plus technophile. Imaginer l’Homme de demain, telle est l’ambition démiurgique de certains d’entre eux. Pour d’autres en revanche, il s’agit simplement d’explorer l’éventail des possibilités permis par l’utilisation de ces nouveaux médiums, l’accessibilité croissante des technologies de pointe permettant d’envisager d’autres manières de créer. Le spectre des démarches ayant recours au vivant est tel que, selon Jens Hauser, théoricien et commissaire de la première exposition de bioart en France1, «il est difficile d’avancer une définition de cet art biotech’». La dénomination de cet art elle-même est sujette à confusions. On la trouve dans la littérature sous différentes formes, selon que l’auteur mette en avant tel ou tel aspect de cette pratique. Art biotechnologique, Wet Art ou encore Art génétique sont quelques-unes de ces nombreuses dénominations. Afin de tenir compte de l’extrême diversité des démarches ayant recours au vivant, nous définirons le bioart comme étant une tendance de l’art contemporain qui consiste en l’utilisation des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Intelligence artificielle et Sciences Cognitives) et des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) par les artistes. Dans le contexte qui nous occupe, je concentre principalement mes réflexions sur les artistes ayant recours à la biologie et aux biotechnologies, aussi je précise que ce que j’entends par bioart se caractérise par l’utilisation du vivant ou du semi-vivant en tant que médium artistique et non pas simplement comme thématique comme cela a pu être le cas par le passé. Les artistes affiliés au bioart ont une pratique dite hands-on, c’est-à-dire qu’ils sont pleinement impliqués dans les techniques et processus de manipulation de la vie. Bien évidemment, plusieurs motifs gouvernent l’utilisation du vivant comme médium de création. Un des plus évidents serait probablement celui de la liberté de création retrouvée de ces artistes qui, loin de la pression des marchés, reviennent à un art pleinement engagé et conscient des enjeux relatifs à l’utilisation des biotechnologies dans notre société. Régulièrement, d’importantes décisions sont prises quant à la place des biotechnologies dans notre société et il me semble que les artistes ont eux aussi un rôle à jouer dans cette révolution. À l’instar du cheval qui a besoin d’un taon qui l’excite et l’aiguillonne, les artistes vont chercher à susciter les réactions du public en créant le débat.

Afin de mieux saisir les tenants et aboutissants de telles pratiques, j’ai choisi de décrire et d'analyser trois œuvres qui sont à la fois emblématiques de cette tendance et qui répertorient trois manières singulières d’appréhender la frontière.

Mon premier exemple est une installation performative du collectif Australien TC&A (Tissue Culture & Art) intitulée Disembodied Cuisine. Spécialisé dans la culture de tissus en tant que médium artistique, le duo australien composé d’Oron Catts et de Ionat Zurr, a fondé SymbioticA, premier laboratoire d’excellence en art biologique au monde2. L’installation fut présentée pour la première fois au public en 2003, à l’occasion de l’exposition «L’art Biotech’» à Nantes en France. Son principe est relativement simple:créer de la viande sans faire de victime animale. Pour ce faire, les artistes prélèvent par biopsie quelques tissus musculaires de cuisse de grenouille (Xenopus) puis, par l’utilisation de procédés biotechnologiques les font grossir jusqu’à l’obtention d’un «steak» de quelques millimètres de diamètre. Bien évidemment, pour obtenir de tels résultats dans un contexte d’exposition, les artistes ont dû quelque peu bousculer l’organisation du musée en y installant un véritable bioréacteur. Ce dernier se présente sous la forme d’un dôme noir (qui n’est pas sans rappeler celui du médecin et biologiste Alexis Carrel3) et donne à voir au spectateur, par le biais de petites fenêtres, ce qu’il se passe à l’intérieur. Ce procédé permet ainsi aux artistes de donner à voir toutes les étapes de croissance des steaks et donc de souligner la nature semi-vivante des sculptures ainsi que la dimension performative de l’œuvre. Une fois l’exposition terminée, la viande est préparée par un chef cuisinier, et les convives munis de scalpels peuvent déguster leur steak sans victime sous l’œil des grenouilles vivantes dont ont été prélevés les tissus de départ.

Bien que le message premier transmis par cette installation semble concerner la mise au point d’une alternative à la mort animale dans le processus de consommation de viande, le duo en réalité dénonce non seulement notre rapport contradictoire à l’animal (en effet, d’un côté on le chérit, mais de l’autre on le tue), mais également l’hypocrisie ambiante liée aux questions relatives à l’alimentation dans notre société contemporaine.

Mon second exemple est sûrement le plus connu, car il est celui qui a été le plus médiatisé. Il s’agit de la création d’une lapine transgénique phosphorescente par l’artiste américain d’origine brésilienne Éduardo Kac. À la lumière naturelle, il ne s’agit que d’une banale lapine albinos arborant un pelage blanc rappelant son prénom4. Sa nature phosphorescente ne se laisse deviner que lorsque l’animal est exposé aux rayons ultraviolets. Toutefois, aussitôt exposée la lapine revêt une couleur verte fluorescente bien peu commune pour son espèce, mais naturelle chez certaines méduses comme l’Aequorea victoria. En effet, Alba a été obtenue par transgénèse, c’est-à-dire par modification de son génome par l’introduction d’une protéine codant pour le gène responsable de la phosphorescence chez ces méduses. Il s’agit ici de la protéine GFP5 d’où tire son nom l’œuvre intitulée GFP Bunny. Une fois cette protéine introduite dans le génome de la lapine, elle permet non seulement à cette dernière de devenir phosphorescente sous certaines radiations, mais est également à l’origine de la création d’une nouvelle espèce! La protéine désormais inscrite dans le génome de l’animal signifie que cette particularité phénotypique sera elle aussi transmise aux générations suivantes, une proposition artistique bien audacieuse. D’un point de vue scientifique en revanche, rien de bien révolutionnaire. La technique est connue depuis 1972 et des lapins phosphorescents sont créés tous les jours dans les laboratoires6. Alba quant à elle a vu le jour dans les locaux l’INRA à Jouy-en-Josas dans les laboratoires de Louis-Marie Houbedine directeur de recherche à l’Institut7.

Devant à l’origine être exposée dans le cadre du festival d’art numérique «avignonumérique», Alba ne sera pourtant jamais autorisée à quitter les locaux de l’INRA pour des questions de sécurité. En effet, comme évoqué précédemment, Alba est biologiquement considérée comme une nouvelle espèce, mais ne doit en aucun cas se reproduire de manière incontrôlée sous peine de bouleverser le règne animal et les classifications qui en découlent. Aussi, pour limiter ces risques Alba, tout comme ses nombreux autres congénères transgéniques, se voit condamnée à rester en laboratoire. Afin de protester contre cette décision Kac va tenter de faire réagir le public en placardant des affiches aux quatre coins du monde, en animant des conférences et même en créant une pétition pour libérer le pauvre animal, mais en vain.

Ici, l’intention de l’artiste est claire:contrer le technoscepticisme lié aux progrès techniques et à l’utilisation des biotechnologies dans notre société. Selon moi, Kac va même plus loin en allant jusqu’à incarner une nouvelle figure de l’artiste comme héraut se donnant pour mission d’aiguiller une société restée dubitative quant à l’usage de tels procédés dans son quotidien. En créant Alba, Éduardo Kac avait comme projet d’adopter l’animal et de l’élever au rang de symbole en l’intégrant à sa propre cellule familiale comme n’importe quel autre animal. Et bien que cette ambition ultime puisse paraître saugrenue, voire inconcevable dans un futur proche, les GloFish® viennent nous prouver le contraire. Commercialisés en 2004 par une société américaine, les GloFish® sont des poissons-tigres phosphorescents également obtenus par l’introduction de la protéine GFP dans leur génome. Créés à la base pour détecter la présence de certaines toxines dans l’eau, ils sont devenus les premiers animaux domestiques génétiquement modifiés…

Mon troisième et dernier exemple est une performance de l’artiste néerlandaise Jalila Essaïdi intitulée 2,6 gr 329 m/s (2011), plus connue sous le nom de «Bullet Proof Skin». Lors de cette performance, le spectateur peut voir l’artiste tirer avec une arme sur une peau tendue sur un gel siliconé. Cette peau n’est pas n’importe quelle peau. En effet, la balle s’enfonce dans la matière gélosée sans toutefois transpercer la peau tendue. Une véritable prouesse. La peau en question est le fruit de nombreuses recherches, collaborations et expérimentations initiées par l’artiste dès 2011. Son but:concevoir une peau résistant à une balle de calibre 22 tirée à une vitesse de 329 m/s8. Obtenue in vitro, la peau est composée de plusieurs couches lui conférant une solidité accrue. Les deux couches externes sont obtenues à partir de cellules de peaux cultivées en laboratoire, un procédé déjà connu et utilisé pour reconstituer la peau des grands brûlés. Les couches internes, quant à elles, sont obtenues par tissage de fils de soie d’araignée, la soie d’araignée étant reconnue pour son extrême solidité, mais aussi son élasticité. C’est dans cette seconde étape qu’intervient principalement le génie génétique. En effet, il est bien difficile d’obtenir cette soie d’araignée en grande quantité. Pour ce faire, l’artiste dut envisager une solution et convoquer l’aide de différents scientifiques et plusieurs institutions pour mener à bien son projet. La soie sera finalement obtenue par le biais de chèvres naines transgéniques auxquelles ont aura introduit le gène codant pour la production de la soie chez l’araignée. De cette manière, la soie est récupérée dans leur lait, en plus grande quantité et de manière plus rapide que chez l’araignée. La soie ainsi récoltée est ensuite tissée selon une technique spécifique afin d’optimiser sa résistance naturelle puis prise en sandwich entre les deux couches de peau cultivée in vitro.

Bien qu’au premier abord cette œuvre puisse laisser entrevoir l’ambition démiurgique de certains artistes (a priori créer une peau pare-balle relève davantage du monde de la science-fiction que de celui des arts), elle laisse avant tout, selon moi, présager d’une nouvelle ère en ce qui concerne le partage disciplinaire:une ère où les artistes côtoient les scientifiques et renouvellent l’activité de recherche. Stephen Wilson, dans son essai La contribution potentielle des bioartistes à la recherche argumente dans ce sens en avançant l’idée que les artistes créent des œuvres ayant des implications scientifiques significatives en présentant par exemple «de nouveaux thèmes de recherche, en inventant de nouvelles technologies, en entreprenant de nouvelles expérimentations ou en colligeant de nouvelles connaissances.» (Daubner et al: 348)                           

En choisissant ces trois exemples, il s’agissait non seulement de donner un aperçu des œuvres issues de la mouvance du bioart, mais également d’illustrer une des richesses de l’art:la porosité de ses marges favorisant le dialogue et les échanges avec d’autres disciplines plus ou moins connexes.

 

De la frontière à l’entre-deux

Le bioart, parce qu’il mêle aspirations artistiques et techniques ou procédés scientifiques nous invite naturellement à repenser ou à tout le moins à questionner le rapport des artistes à la frontière. De telles productions arborant non seulement une esthétique de laboratoire, mais ayant aussi recours à des techniques spécifiques, il est parfois bien difficile pour le profane d'en déceler la nature artistique.

Toutefois, un tel décloisonnement n’est pas nouveau et les artistes, notamment depuis les avant-gardes, se jouent des définitions en défiant constamment les limites et frontières de l’art jusqu’à atteindre un objectif ultime, leitmotiv de tout l’art du 20e siècle: mêler l’art et la vie. La nature rebelle des artistes hostiles à toute forme de catégorisation et donc cherchant à faire éclater les frontières de leur discipline est donc sans conteste un des moteurs ayant rendu possible l’avènement du bioart. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le décloisonnement disciplinaire (et particulièrement dans le domaine des arts), est un processus amorcé il y a déjà fort longtemps.

Ainsi, s’il est certain que certaines problématiques communes (notamment celles en rapport au corps ou plus généralement à l’Homme et à son devenir) accélèrent le rapprochement des deux disciplines, il n’en reste pas moins que l’aspect technique est définitivement ce qui pousse les artistes à franchir les frontières de leur discipline. De ce point de vue, le bioart, si l’on reprend la définition énoncée un peu plus tôt, à savoir un art impliquant l’artiste dans un processus de manipulation du vivant, pourrait être considéré comme favorisant le dialogue avec les disciplines appartenant au domaine scientifique. Jens Hauser le formule de la manière suivante:

L’art fonctionne comme un gros incubateur, ou bioréacteur dans lequel émergent et prennent forme, symboliquement et aussi matériellement, des concepts esthétiques, philosophiques et épistémologiques qui n’existeraient pas dans notre société sans cette mise en culture. (Hauser, 2008)

De fait, les artistes s’adonnant à ce genre de pratique se doivent de quitter leur camp et donc leur zone de confort pour aller vers l’inconnu, à la rencontre de nouveaux horizons.

Je voudrais revenir à présent sur cette question de la frontière qui nous occupe dans le cadre de ce colloque. Allain Glykos nous rappelle qu’à l’origine le vocable frontière naît à la fin du Moyen-Age, entre les 13e et 14e siècles, période qui coïncide avec l’élaboration de l’État moderne. La frontière dans son acceptation actuelle désigne plus largement la limite qui borde l’étendue d’un territoire, elle va donc de pair avec les notions d’espace et de territoire. Transposée au contexte qui nous occupe, sa fonction est similaire, elle délimite et segmente l’étendue de la connaissance en disciplines ou champs disciplinaires. Dans les faits, elle définit des compétences associées à un domaine particulier et marque un sentiment d’appartenance, que ce soit à une communauté ou plus largement à une nation.

Un bref regard du côté de l’étymologie nous rappelle que «frontière» signifie «être voisin de», mais également «faire face». Il est également un dérivé de «front» et de «frontier», deux termes d’origine militaire laissant entrevoir la dimension hostile d’un tel vocable. En effet, si franchir une frontière peut être l’occasion d’une ouverture d’esprit, d’une découverte, et d’un enrichissement mutuel né de la rencontre avec l’autre, il comprend également un revers obscur et ce même franchissement peut alors être interprété comme une tentative d’expansion de son territoire et donc d’invasion.

Paul Guichonnet et Claude Raffestin, dans Géographie des frontières, soulignent cet aspect sombre que peut avoir la frontière:réductrice malgré le fait qu’elle délimite des espaces de compétences, elle s’imposerait dès que l’on aborderait la notion de compétence territoriale. Or, c’est justement là que se situe pour moi la force du bioart:sa capacité à dépasser l’ascendant technique pour non seulement conserver leur liberté d’expression, mais aussi faire évoluer l’art et sa définition. Les trois exemples d’œuvres mentionnées en amont témoignent justement de trois attitudes différentes face aux sciences qui, selon moi, ne traduisent pas une volonté d’assujettissement des sciences, mais au contraire, une manière de la démystifier, de lui donner une visibilité et des applications autres. La création d’un centre d’excellence en art biologique tel que SymbioticA, où artistes et scientifiques collaborent main dans la main pour mener à bien des projets artistiques novateurs se situe dans cette mouvance. Oron Catts et Ionat Zurr, à travers le détournement de certaines pratiques scientifiques, formulent une réflexion critique sur notre société contemporaine et son rapport aux biotechnologies. Eduardo Kac, quant à lui, réactualise le ready-made duchampien en en proposant une version transgénique et phosphorescente avec la création d’Alba. Enfin, Jalila Essaïdi, grâce aux nombreuses collaborations mises en place, crée une peau pare-balle dont les retombées sont finalement doubles (artistiques et scientifiques). Autant d’exemples me font penser que ce sont par les marges qu’un système évolue et donc que ce sont par ces mêmes marges que les changements s’opèrent.

Aussi, dans le contexte d’un art hybride tel que le bioart, où la nature artistique des œuvres n’est plus clairement identifiable (tant l’esthétique et parfois leurs applications se confondent avec les produits de la science), ne pourrait-on pas s’interroger sur la pertinence de la notion de frontière, voire même envisager son obsolescence? Si une des finalités de la frontière est bien de délimiter un territoire avec un en deçà et un au-delà, l’art, mais surtout plus spécifiquement le bioart, semble toutefois déroger à cette règle. Tout en mêlant problématiques et techniques de nature scientifique, les œuvres du bioart offrent une telle diversité de pratiques et de démarches qu’il serait vain de vouloir les placer sur une ligne symbolique partageant d’un côté les arts et de l’autre les sciences.

Daniel Sybony, philosophe et psychanalyste, fait ce même constat en ce qui concerne l’identité, une thématique voisine de nos préoccupations, car si la question des frontières disciplinaires se pose, celle des identités va de pair avec celle-ci. Plus loin que la question des relations art/science dans le bioart, c’est finalement celle des artistes manipulant le vivant, plus communément appelés bioartistes, qui se pose.

Dans son ouvrage intitulé L’Entre-deux, l’origine en partage, Sibony fait état des malaises identitaires par lesquels un individu passe pour devenir différent. Ces malaises surviennent dans différents contextes. À l’adolescence par exemple, lorsque l’individu quitte l’enfance pour devenir adulte, ou encore lors d’un processus d’immigration lorsqu’il faut concilier deux cultures et parfois deux langues différentes. Pour l’auteur, ces malaises existent, car nous avons toujours pensé sous le signe de la différence:différence sexuelle, différence entre autochtones et étrangers, différence entre individus sains et malades, etc. Les exemples dans ce sens abondent. Un parallèle pourrait même être fait entre les artistes du bioart et les artistes plus traditionnels9. Pourquoi utiliser une nouvelle terminologie pour les dénommer? En quoi cette appellation est-elle pertinente à l'égard de la diversité des pratiques ayant recours au vivant? Comme nous l’avons vu précédemment, les démarches engageant l’artiste dans un processus de manipulation du vivant sont d’une part extrêmement variées, mais reflètent d’autre part des intentions complètement différentes d’un artiste à l’autre et même d’une œuvre à l’autre! Dès lors, parler de la frontière dans le cadre du bioart reviendrait à nier la richesse des productions qui en émergent. Pour certains artistes, le recours aux biotechnologies reste exceptionnel, il ne sera utilisé que pour mettre au point une pièce particulière en tout cas, sera anecdotique au vu de l’ensemble de la carrière de l’artiste. Pour d’autres, il en sera le médium principal. C’est le cas de TC&A dont la spécialité est l’ingénierie tissulaire. L’utilisation des techniques et et procédés scientifiques n’a donc pas le même impact chez tous les artistes y ayant recours.

Sibony, toujours en faisant référence aux malaises identitaires décrits plus hauts, fait également le constat d’une insuffisance de la frontière:

Le concept de différence doit faire place à celui d’entre-deux. […] L’entre-deux est une forme de coupure-lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne croit et chacune des parties liées à toujours déjà partie liée avec l’autre. La différence apparaît comme un entre-deux trop mince, elle coupe là où c’est la coupure même qui ouvre l’espace d’un nouveau lien. (Sibony, 1991: 11)

L’auteur entend l’entre-deux comme un espace de communication, de flux. Selon moi, le bioart, en tant que pratique artistique hybride, c’est-à-dire qui emprunte à la fois les outils et méthodes mis à disposition par les bio(techno)logies tout en se conformant aux codes de l’art contemporain (fins esthétiques, expositions, etc.), s’inscrit pleinement dans cette tendance. Jens Hauser, lorsqu’il évoque le bioart comme étant un art de l’in-betweenness, c’est-à-dire un espace où recollements et intégrations doivent être souples, mobiles et riches, abonde en ce sens. L’entre-deux s’impose alors comme un espace, un lieu d’accueil des différences qui se rejouent, une singularité caractéristique du bioart.

 

Le projet Phys[art]um

En prenant appui sur ma double expérience d’artiste-chercheuse, je propose à présent un exemple concret et personnel d’entre-deux où je tente d’explorer, avec mon regard d’artiste, un univers disciplinaire autre. La véritable motivation de ce projet naît du désir de concilier deux champs qui me sont chers:l’art et la biologie. Depuis quelques années maintenant, je m’intéresse aux pratiques artistiques flirtant avec les sciences. Phys[art]um10 est un projet d’exposition reprenant mes pérégrinations en tant qu’artiste dans l’univers de la microbiologie. La mention «[art]» (qui ne change en rien la prononciation de «Physarum») vient simplement souligner la nature artistique du projet. Physarum, quant à lui, vient du nom d’un organisme que je cultive en boite de Petri et dont je me sers de médium pour créer. Phys[art]um représente pour moi une nouvelle étape significative de ma vie d’artiste, car il s’agit d’opérer une mutation de ma pratique en passant du domaine de la représentation à celui de la présentation et à une pratique dite hands-on. Éprouver l’intégration du vivant dans ma pratique artistique afin de confirmer mes intuitions théoriques premières concernant la figure de l’artiste contemporain et sa relation aux savoirs, telle est l’ambition qui gouverne à l’élaboration de ce projet. En ce sens, je conçois Phys[art]um comme étant une approche artistique de la culture de Physarum Polycephalum.

Avant d’en venir au cœur du sujet, voici quelques précisions techniques indispensables pour comprendre ce qu’est véritablement le Physarum Polycephalum et surtout pourquoi il m’intéresse tant d’un point de vue artistique. Le Physarum Polycephalum (Physarum P.) est une cellule macroscopique unicellulaire de la famille des myxomycètes dont la taille atteint généralement plusieurs centimètres. Malgré son caractère relativement primitif, ce dernier présente une dynamique spatio-temporelle complexe. En particulier, on observe la formation spontanée d’un réseau veineux de couleur jaune vif rappelant ceux d’organismes plus évolués. Également appelé slime mold (littéralement «pourriture visqueuse»), le Physarum P. présente la particularité de se trouver au croisement de trois des règnes du vivant:celui des Mycètes, autrement dit, celui des champignons (eucaryotes pluricellulaires), celui des Animaux (eucaryotes pluricellulaires) et enfin celui des Protistes (eucaryotes unicellulaires). En effet, un simple coup d’œil à son cycle de développement nous permet de remarquer qu’il est à la fois un organisme unicellulaire à multiples noyaux (c’est-à-dire que plusieurs noyaux sont contenus dans un seul cytoplasme) et qu’il se reproduit par éjection de spores à l’instar des champignons qui par contre sont des organismes eucaryotes pluricellulaires. Une autre de ses particularités est qu’il possède des caractères partiellement animaliens. Capable de se déplacer par extension de son réseau veineux qui lui permet également de distribuer les nutriments trouvés dans son environnement, le Physarum est un organisme fascinant. En plus de pouvoir se déplacer pour se nourrir contrairement à un champignon «classique», le Physarum est capable de se déplacer de façon efficiente et de trouver ainsi le chemin le plus court le menant à sa source de nutriment11 (Nakagaki et al: 2000). Une prouesse quand on pense que l’organisme en question est unicellulaire et est donc dépourvu de cerveau!

Non seulement il est un organisme rebelle aux classifications établies (ne pourrait-on pas y voir là une métaphore de l’artiste contemporain luttant sans cesse contre toute forme de typologie?) mais, en outre, il m’oblige à explorer des territoires disciplinaires autres afin d’en maîtriser la culture, autant de caractéristiques qui font écho à mes préoccupations théoriques concernant la notion de frontière dans le cadre du bioart.

Une autre particularité du Physarum P., cette fois liée à son mode développement, est qu’il se présente sous plusieurs états dépendant d’une régulation environnementale. Une première phase mobile permet à l’organisme d’explorer l’environnement et de se nourrir; une seconde, statique cette fois, permet la reproduction par éjection de spores. Lors de la phase statique, le Physarum P. se présente sous la forme de petits champignons appelés sporocarpes, que l’on trouve généralement sur les souches de bois mort et dont la couleur varie selon l’espèce et le stade de développement. Lors de cette phase, les sporocarpeséjectent des spores qui une fois fusionnées vont former une masse visqueuse multinuclée appelée plasmode ou plasmodium. Ce n’est qu’une fois ce plasmodium formé que débute la seconde phase, mobile. Tel un animal, l’organisme explore son environnement à la recherche de nourriture. Pour cela, la masse se meut et s’étend par microvibrations internes. Carl Zimmer, journaliste et critique des sciences dit à leur propos:

Elles commencent à se diriger les unes envers les autres grâce à un système de propulsion interne qui procède par ondulation. Plus de 100 000 d’entre elles parfois, convergent en une masse tourbillonnante. Ensuite, la masse elle-même commence à agir comme si elle était un seul et même organisme. Elle s’étire, elle explore de petits grains de boue et fait demi-tour quand elle atteint le fond d’une impasse. Ses mouvements sont lents […] délibérés, et évoquent de façon inquiétante une créature unique plutôt que plurielle. (Zimmer, 2011)

C’est sous cette forme réseautique et donc mouvante que j’intègre le plus souvent le Physarum P. à mes créations. Pour moi, c’est lorsque l’organisme est en constante évolution que le défi artistique s’avère le plus stimulant. En effet, travailler avec un médium vivant modifie bien des paramètres du processus de création sans oublier l’acte d’exposer en lui-même. Ma démarche, si marginale soit-elle, m’oblige à revenir sur la maîtrise de la culture de l’organisme, un des aspects somme toute les plus importants du processus. Cette partie est en effet essentielle au bon déroulement du projet, car elle intervient aussi bien au début de celui-ci, lorsqu’a lieu la phase exploratoire, que lors de l’exposition (notamment pour subvenir aux différents besoins des colonies exposées). Cette étape d’avant-projet, bien qu’invisible dans le résultat final, s’avère être malgré tout une étape cruciale. C’est à ce moment précis que j’ai dû quitter mon univers d’artiste pour aller à la rencontre de scientifiques afin d’évaluer la faisabilité de mon projet d’une part et d’acquérir les techniques de culture spécifiques au Physarum P. Pour ce faire, j’ai sollicité l’aide de Sylvain Dallaire, technicien au département de sciences biologiques de l’UQÀM. Après lui avoir expliqué mes intentions artistiques, c’est avec un certain enthousiasme que ce dernier a accepté de m’aider dans mon entreprise.

Bien évidemment, j’avais en amont de nos rencontres établi plusieurs critères, voire des conditions de faisabilité. En premier lieu, je devais pouvoir cultiver le Physarum P. dans un espace dont les conditions de culture sont loin de celles d’un laboratoire de microbiologie. Idéalement, l’idée était de pouvoir prendre soin de mes colonies à l’atelier en en modifiant éventuellement la structure, les cultures devant être manipulées dans un endroit le plus stérile possible. Cultiver mes souches à l’atelier présente effectivement plusieurs avantages. En premier lieu, cela me permet de les avoir à portée de main pour contrôler leur développement et donc de pouvoir intervenir à tout moment si nécessaire. Les cultures étant sensibles aux changements de températures et plus globalement d’environnement, il faut donc dans la mesure du possible éviter de faire varier leurs conditions de culture. Aussi, il est important pour moi d’en faire un médium artistique au même titre que le crayon, l’encre ou le papier que j’utilise dans mes dessins, l’idéal étant de créer un dialogue entre les deux types de médiums, à savoir traditionnel et vivant. Pour ce faire, une des conditions sine qua nonétait que mes cultures se fassent également à l’atelier.

Une deuxième condition concernait davantage la méthode de culture en elle-même qui ne devait pas requérir un trop haut degré de technicité. Je ne suis ni une biologiste ni une scientifique, mais bien une artiste. Toutefois, je souhaite pouvoir gérer mes cultures de la manière la plus indépendante possible. Bien que certains puissent y voir une forme de repli alimentant une nouvelle fois le mythe de l’artiste dans sa tour d’ivoire, il s’agit en réalité d’un moyen de limiter les contraintes liées à la manipulation du vivant dans un contexte artistique. Dans le cadre universitaire, avoir accès à un laboratoire de manière permanente n’est pas chose aisée, d’autant plus lorsque l’on est étudiante en art.

Dans cette optique, certains stratagèmes ont été mis en place concernant notamment l’utilisation de certains outils quelque peu délaissés des labos, car remplacés par des outils plus performants, mais aussi plus coûteux. C’est le cas par exemple du bec Bensen ayant peu à peu remplacé les lampes à alcool. Il a donc fallu adapter les outils à un lieu de culture bien peu conventionnel: l’atelier.

Au-delà de l’aspect technique que requiert une telle entreprise artistique, certains paramètres du processus créatif lui-même se retrouvent modifiés. En particulier, la temporalité est une dimension nouvelle à prendre en compte aussi bien dans le résultat final, c’est-à-dire l’exposition, que dans le processus créatif lui-même. Comme précisé en amont, le Physarum P. se déplace à une vitesse moyenne d’un centimètre par heure. Après avoir passé quelques mois à comprendre sa logique de déplacement et de développement puis à expérimenter diverses conditions de cultures, j’ai pu remarquer quelques constantes comportementales me permettant d’anticiper ses réactions toujours dans un but d’intégration à un processus créatif. Un autre aspect du facteur temporel concerne les soins que doivent recevoir les colonies. Il est en effet nécessaire de changer la gélose du milieu de culture chaque semaine afin d’ôter les nutriments partiellement dégradés, de changer la gélose et enfin de nourrir les colonies:autant d’éléments à rendre en considération lors d’une future exposition. La durée des expositions variant généralement entre deux et six semaines, prendre soin de cet organisme durant cette période s’avère une chose importante. Laisser l’organisme se développer au sein de l’œuvre et de fait en faire une œuvre évolutive et éphémère à la fois sont deux des objectifs et caractéristiques de ce type de travail impliquant le vivant. Il est certain que le spectateur visitant l’exposition le premier jour n’aura pas le même spectacle offert une semaine après, car le Physarum P. se sera développé et aura recouvert l’intégralité de sa boite de Petri. Une manière pour moi de mettre en exergue la nature proprement vivante de mon travail. Bien évidemment, même si l’organisme fait preuve d’une certaine dépendance dans sa manière de se déplacer pour subvenir à ses besoins, il ne faut  néanmoins pas oublier que les conditions dans lesquelles il est exposé sont bien différentes de celles que l’on trouve dans la nature. En effet, les sources de nutriments ne sont pas inépuisables comme cela peut être le cas dans une boite de Petri, c’est pourquoi les sources de nourriture et d’humidité doivent être renouvelées toutes les semaines. Afin de prendre en compte cette dimension attentionnelle qu’Oron Catts et Ionat Zurr nomment «l’esthétique du soin», j’ai décidé de mettre au point, lors de chaque exposition du Physarum P., une performance hebdomadaire reprenant les principales étapes de l’ensemencement consistant à changer les géloses des Petri et à nourrir les colonies. Pendant ce temps de manipulation, des questions peuvent m’être posées. Il s’agit, à l’instar de Paul Vanouse dans son installation-performance Suspect Inversion Center (SIC), d’informer le spectateur et de répondre à ses éventuelles questions sur les procédés utilisés. En ce sens, l’artiste se fait médiateur et permet l’instauration d’un dialogue avec le public. Nathalie Jeremijenko, artiste et bio-informaticienne, y voit d’ailleurs là une des grandes différences entre les arts et les sciences:le scientifique n’est pas responsable directement devant le public, car il est en général protégé par l’institution pour laquelle il officie. L’artiste, lui, paraît davantage libre et exposé, car il est seul responsable devant le public. Pour cette raison, l’art est très précieux pour le dialogue.

En outre, travailler avec le Physarum P. présente plusieurs avantages. En premier lieu, et même s’il nécessite de prendre quelques précautions concernant la stérilisation des instruments et de l’espace de travail, il s’avère finalement être un organisme assez simple à cultiver qui ne requiert pas des conditions de laboratoire strictes pour se développer. Mes colonies de départ ont été achetées sur Internet12 puis, après avoir reçu l’aide de Sylvain Dallaire pour le premier ensemencement des colonies, j’ai pu moi-même gérer mes cultures. Un autre aspect non négligeable de cet organisme est sa non-toxicité, un paramètre d’autant plus important quand il s’agit d’exposer et donc de rendre publiques lesdites souches. Enfin, en tant qu’artiste je suis bien évidemment sensible à l’aspect esthétique des médiums avec lesquels je travaille. Comparable à une véritable dentelle organique, le réseau déployé par le Physarum P. est pour moi non seulement d’une beauté incroyable, mais également une source d’inspiration inépuisable. On le retrouve notamment de manière récurrente dans mes dessins.

Comme précisé précédemment, Phys[art]um est un projet retraçant mes pérégrinations dans l’univers de la microbiologie. Aussi je n’encombre ma démarche d’aucune restriction concernant les formes que peuvent prendre mes expérimentations plastiques. C’est donc sous la forme d’une combinaison de techniques que se présente Phys[art]um. En premier lieu, c’est par le dessin que tout a commencé. Malgré de nombreuses années sans avoir pratiqué, c’est pourtant par le dessin que j’ai commencé à appréhender le Physarum P., rien d’étonnant lorsque l’on pense que le dessin d’observation est une des bases de l’apprentissage de la discipline. Peu à peu, je me rends compte que ma façon de représenter l’organisme se détache du modèle tout en continuant d’y faire référence. Je tâtonne, expérimente, jusqu’à établir un mode de représentation satisfaisant qui connaîtra par la suite quelques déclinaisons. Le réseau toujours présent, mais de manière plus épurée, est un élément récurrent de mes créations. J’ai aussi eu l’occasion de passer quelques séances en laboratoire où j’ai pu prendre quelques clichés de mes colonies au microscope. D’autres photographies ont aussi été réalisées grâce à un objectif de macrophotographie. De ces séances résulte plusieurs séries photographiques mettant l’accent sur la beauté du Physarum P. ou plus simplement de l’environnement de culture et des instruments utilisés. Une autre étape dans l’appréhension de l’organisme est son intégration dans un dispositif plastique. Dans cette perspective, différentes installations ont déjà été mises au point et d’autres sont toujours en cours de développement. Dans Physarum Polycephalum (2014), cinq boites de Petri de quinze centimètres de diamètres dans lesquelles se développent des souches sont exposées. Une loupe est également à disposition pour chacune des boites. Elle permet d’observer la formation du réseau jaunâtre, mais aussi de lire de courts textes en rapport au Physarum P., le plus souvent une citation. Au bout de quelques jours d’exposition, le Physarum P. ayant exploré la totalité de son territoire empêche la lecture des textes et par là même vient souligner la nature vivante et éphémère de cet art. Enfin, d’autres expérimentations sont en cours et tentent d’influer sur certains paramètres de cultures comme par exemple, la lumière à laquelle l’organisme est très sensible ou encore la gélose sur laquelle il se développe. Un de mes prochains projets est de créer des sculptures géométriques en gélose inspirées des solides de Platon et sur lesquelles se développeraient mes colonies. J’aimerais aussi introduire l’organisme à mes productions dessinées afin que les deux médiums interagissent et créent un dialogue.

L’évolution de mon travail suit, bien qu’involontairement, une trajectoire qui s’avère somme toute logique. Alors que mes premiers travaux conservent une certaine «distance» avec le Physarum P. puisqu’il s’agit principalement d’observations, les travaux qui suivent au contraire s’efforcent de l’introduire au sein même du processus poïétique. C’est en cela que mon travail peut être qualifié de pratique hands-on. On pourrait voir cette mutation comme une évolution logique du processus d’apprivoisement de l’organisme et des techniques de culture qu’il implique.

 

Conclusion

Mon expérience en tant qu’artiste-chercheuse, mais également celle de mes collègues du doctorat en études et pratiques des arts/arts plastiques me permet d’ores et déjà d’avancer l’idée selon laquelle nous nous dirigeons, mes collègues et moi, vers une hybridation des champs de connaissance pour développer et mener à bien nos recherches. En effet, ce programme doctoral met l’accent non seulement sur le rapport théorie/pratique qui existe et qui a toujours existé dans les processus de création, mais surtout sur l’aspect interdisciplinaire de nos recherches. Yvonne Laflamme, dans son essai intitulé La science de l’art/L’art de la science, une synergie propre à un nouvel esprit scientifique en recherche création, souligne cet aspect de la recherche en art. Pour elle, «[…] l’acquisition d’une culture dépassant les frontières de sa propre pratique artistique est essentielle pour l’artiste en recherche-création» (Laflamme, 2006: 76) Enfin, je clôturerai mon propos en faisant référence à Edgar Morin, l’un des plus grands défenseurs de l’interdisciplinarité plaidant en faveur d’un décloisonnement disciplinaire, et pour qui «un savoir n’est pertinent que s’il est capable de se situer dans un contexte. [Même] la connaissance la plus sophistiquée, si elle est totalement isolée, cesse d’être pertinente». Autant de préceptes que je garde en tête et essaie de mettre en œuvre dans mon propre travail en tentant de faire dialoguer pratique artistique et processus scientifiques.

 

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ZIMMER, Karl. «Can Answers to Evolution Be Found in Slime?» In TheNew York Times, 4 Octobre 2011. En ligne. http://www.nytimes.com/2011/10/04/science/04slime.html?pagewanted=all

 

  • 1. L’exposition intitulée «L’art Biotech’» a eu lieu à Nantes en 2003.
  • 2. Le laboratoire est situé au 2eétage de l’École d’Anatomie et de Biologie Humaine de l’University of Western Australia (UWA) à Perth en Australie.
  • 3. Alexis Carrel (1873-1944) est un chirurgien et biologiste français. Il sera notamment consacré par un prix Nobel de médecine en 1912 en reconnaissance de ses travaux sur la suture des vaisseaux et la transplantation d’organes.
  • 4. Alba signifie blanc en latin.
  • 5.Green Fluorescent Protein.
  • 6.À l’origine du projet, Éduardo Kac souhaitait créer un chien transgénique sous le nom de GFP-K9 mais les progrès de la biologie sont tels qu’en 2000, lorsque Alba naît, le génome du chien n’est pas entièrement décrypté, rendant impossibles de telles ambitions.
  • 7. Institut National de la Recherche Agronomique.
  • 8. Ces données correspondent à la résistance maximale d’un gilet pare-balle de type 1.
  • 9. Dans ce contexte j’entends artistes traditionnels comme étant les artistes qui n’ont pas recours au vivant comme medium de création contrairement aux artistes affiliés au bioart.
  • 10. L'auteur propose de visiter sa page officielle:http://physartum.tumblr.com/ (n.d.l.r.).
  • 11. En 2000, les travaux du Japonais Toshiyuki Nakagaki et de son équipe démontrent une forme primaire d’intelligence de cet organisme capable de s’orienter dans un labyrinthe en choisissant systématiquement le chemin le plus court pour relier un point A à un point B pour se nourrir.
  • 12.www.carolina.com

Le trou noir, de «Memento» à «Shutter Island»

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Le trou noir, de «Memento» à «Shutter Island»

Soumis par Chevalier, Karolyne le 06/10/2015
Catégories: Crime, Paranoia

 

L’analyse suivante tente de mettre en perspective deux films du mouvement cinématographique néo-noir: Memento de Christopher Nolan (2001) et Shutter Island de Martin Scorsese (2010). Outre leur association au courant noir, les deux longs métrages se font aussi coller une étiquette de film à mystère, où le spectateur se voit délégué la tâche de reconstituer les évènements à l’intérieur d’une construction visuelle et narrative éclatée.

Le premier film met en vedette Guy Pearce (Leonard Shelby), Carie-Ann Moss (Natalie) et Joe Pantoliano (Teddy). Le réalisateur, d’origine anglaise, est connu pour ses adaptations des aventures du héros de bande-dessinée Batman: The Beginning (2005) et The Dark Knight (2012), mais aussi pour Inception (2010). L’histoire de Memento est celle d’un homme qui souffre d’une perte de la mémoire à court terme depuis une attaque subie lors d’une invasion à domicile, où sa femme fût violée et tuée. Il décide de retrouver un des coupables toujours en fuite pour se venger.

La deuxième œuvre cinématographique met en scène l’un des acteurs fétiches du réalisateur italo-américain: Leonardo DiCaprio, qui a aussi tenu les rôles principaux dans The Aviator (2004), The Departed (2006) et The Wolf of Wall Street (2013). Shutter Island nous propose de suivre l’intrigue d’un marshal américain et vétéran de la Seconde Guerre mondiale (Teddy Daniels) qui se rend sur une île, où se trouve un hôpital psychiatrique pour patients dangereux, afin d’enquêter sur la disparition d’une patiente (Rachel Solando).

Quoique le développement de leurs récits et l’élaboration de leur forme cosmétique prennent souvent des tangentes différentes, il n’en reste pas moins qu’il existe des similitudes quant aux thèmes abordés, aux processus narratifs et au rendu photographique de Memento et de Shutter Island, et que ces liens sont associés aux éléments du corpus noir contemporain. Le film noir classique sera identifié comme un genre en France aux environs de 1946. Bien que le groupe d’artistes participant au mouvement à l’époque ne revendiquait aucun titre, la récurrence d’une certaine esthétique et de certains thèmes a permis d’établir un corpus où gravitent plusieurs films, parfois très éloignés les uns des autres, dont certaines particularités les amèneront à être qualifiés de «noirs».

De son origine jusqu’aux deux œuvres à l’étude, certains aspects du noir se sont développés, puis se sont transformés pour prendre une forme plus contemporaine, le néo-noir. Le traumatisme comme facteur de désorientation et le brouillage des frontières entre la réalité et la fiction (chez les personnages autant que chez les spectateurs) sont des problématiques liées à l’utilisation du retour en arrière. L’archétype du détective privé est amené à résoudre une quête introspective dans les dédales du souvenir. Il y a de toute évidence échec dans les rapports humains, et la condition de l’étranger (aux autres et à soi-même) en découle. Le processus d’écriture apparent, les questions liées à la réception de l’œuvre chez le spectateur, ainsi que les références et les clins d’œil disséminés dans l’œuvre sont mis en relief par l’intertextualité présente dans les productions à l’étude.

Quoiqu’il soit certain que les personnages de Memento et de Shutter Island ne soient pas des figures héroïques et qu’ils reprennent plutôt l’imaginaire peu glorieux du perdant, ils empruntent aussi la personnalité type du détective privé, bien connu du roman noir. La détection se joue ici d’un point de vue plus intérieur, puisque l’énigme à résoudre est celle d’un passé qui échappe aux enquêteurs, perdu dans les méandres des faux-semblants d’évènements qui ont peut-être eu lieu, le tout sans adjuvant pour les aider dans leur quête autre que leur mémoire défaillante et déformée.

Cette double personnification se traduit autant dans Memento autant que chez Shutter Island.  Des deux côtés, le personnage principal revêt la figure du perdant parce qu’il a un passé peu enviable, qu’il n’a pas de poigne sur son présent et qu’il n’a pas d’avenir. Soit on se moque de sa condition (en le faisant cracher puis boire dans son propre verre, comme dans Memento), soit on l’étudie à des fins scientifiques ou patriotiques (en le médicamentant puis en étudiant son comportement dans une réflexion sur le bien commun à priori de l’individu, comme dans Shutter Island).

Les protagonistes revêtent aussi une figure archétypale du film noir, celle de l’enquêteur. Contrairement à l’image que l’on s’en faisait dans la période classique, le détective du néo-noir mène une investigation plus intérieure dans le but de se réapproprier une identité perdue qui doit être reconstruite. Une enquête qui, dans un cas comme dans l’autre, s’avère vaine parce que la vérité est parfois pire que cet état d’errance, que de ne pas savoir.

On voit clairement que la recherche de l’évidence, chez Leonard Shelby, ne le mène que vers l’idée que l’on vit mieux dans le réconfort du mensonge. Il préfère revivre ad nauseam les évènements de son passé plutôt que d’admettre qu’il n’a pas assouvi sa pulsion de mort en tuant l’un des (présumés) assaillants de son épouse. À la fin du film, on constate en même temps que lui qu’il a déjà assassiné le deuxième attaquant de sa femme, mais qu’il refuse de s’en rappeler, préférant inscrire sous la photo polaroïd attribuée à Teddy: «Don’t believe his lies».

Ce que nous aurons tenu pour véridique tout au long du visionnement, ces prises pour acquis du personnage de Teddy, automatiquement relégué dans le registre des  méchants, devront être revisitées suite à cette perspective nouvelle: les apparences sont peut-être trompeuses. Celui que l’on croyait innocent ne l’est peut-être pas complètement et celui que l’on voyait comme l’escroc est peut-être plus près de l’authenticité du discours. Il y a aussi cette phrase lancée par Teddy à Leonard qui nous transmet bien cette idée de la causalité d’une vérité qui vient à être rejetée parce que jugée décevante, comme quoi on se fabrique littéralement notre vision du bonheur: «You don’t want the truth, you make up your own truth».

Dans Shutter Island, la détection sert d’outil au meneur qu’est Edward Daniels. Par le maintien de son rôle de marshal, il se dissocie des actes qu’il a lui-même commis, il se détache des commotions qu’il a lui-même vécues et il remonte ainsi le fil de l’histoire sans se faire bousculer par les effets du choc post-traumatique, sans rompre définitivement l’équilibre maintenu par l’illusion de vivre en dehors de l’horreur de son existence. Il est d’ailleurs écrit, vers la fin du roman de Dennis Lehane, lors d’un entretien entre Chuck et Teddy, «qu’il existe peut-être des choses qu’on est appelé à ne pas connaître» (Shutter Island, Dennis Lehane: 393).

La désorientation due au traumatisme est un autre des éléments qui peut être associé au corpus noir. L’altération de la mémoire agit comme un monde clos sur lui-même, sans avenir, où circulent les personnages qui tentent de se réapproprier le présent par la restructuration de leur passé, en vain. Ce trouble de la temporalité est représenté par le biais du retour en arrière et par une rupture dans la narrativité. Cette désarticulation de l’espace-temps brouille les frontières entre la réalité et la fiction.

Les idées préconçues peuvent être détruites à n’importe quel moment, nous forçant à constamment réévaluer notre point de vue sur notre quête d’authenticité. L’horizon d’attente est brisé. Les auteurs utilisent la perspective des personnages principaux pour que nous puissions nous identifier à eux, être aussi confus qu’eux et devoir réassembler nous-mêmes les évènements. 

Leonard Shelby veut venger le meurtre de sa femme. L’ultime but de la vengeance vise à punir la personne qui nous a fait du tort. La première question à se poser est à qui cela profite-t-il, sinon à la personne qui pratique le châtiment. De plus, il serait légitime de se demander à quel point la douleur face au sentiment de la perte est amoindrie par le passage à l’acte. Est-il vrai de dire que ce n’est que l’usure du temps qui permet aux personnages d’oublier, d’atténuer ce passé qui ne passe pas? Nous pouvons émettre l’hypothèse que dans les deux films à l’étude, tout comme dans le film noir plus classique, il n’y a pas de fin aux répercussions du traumatisme sur les personnages, que ceux-ci se retrouvent pris dans le tourbillon d’évènements si marquants qu’ils évacuent toute possibilité quant à l’éventualité d’un futur heureux et qu’ils écrasent le temps présent sous le constant rappel du passé.

L’amnésie à court terme qui afflige Leonard Shelby le replonge de manière continue dans les derniers moments liés aux circonstances lésionnelles qui l’ont mené à sa perte, ce qui l’empêche de former de nouveaux souvenirs. Comme lui-même l’a remis en question lors d’un passage de Memento:«How am I supposed to heal if I can’t feel time?». Il va même jusqu’à dire: «Do I lie to myself to be happy?». Le protagoniste est condamné à se répéter ad vitam aeternam la mort violente de la personne qu’il aime, à en revivre la disparition sans pouvoir s’affranchir de ce deuil toujours à vif.

Cette fatalité du destin, commune au film noir, se transmet aussi avec Edward Daniels, quoique chez lui, on sent vraiment le crescendo dans l’accumulation des manifestations traumatisantes, comme la participation aux horreurs de la guerre, au meurtre de ses enfants par la femme qu’il adulait et l’assassinat de sa propre femme, qui mènent vers le déni jusqu’à l’aliénation alors que chez Leonard Shelby, on perçoit qu’il choisit d’une manière plus consciente de passer outre cette vérité dérangeante  pour se réfugier dans la fiction. Nous avons pu constater que l’importance n’est pas accordée à l’omniprésence d’UNE vérité mais plutôt d’en démontrer les multiples facettes.

Nous sommes sur un pied d’égalité avec Leonard Shelby, car nous apprenons en même temps que lui avec l’aide du retour en arrière les circonstances qui l’ont amené à devenir ce qu’il est. Ce procédé met l’accent sur la désorientation du personnage face à ses propres souvenirs, tout en nous y donnant l’accès direct. Cela agit comme une ellipse qui nous permet d’atteindre sa mémoire, frelatée ou non, et ainsi de mieux comprendre son passé (ou ce qu’il croit être son passé). L’approche de la rétrospective est à la fois quelque chose qui aide et quelque chose qui nuit à l’interprétation de l’œuvre. Cela est utilisé dans le but de rendre une certaine chronologie aux actions qui se présentent comme éclatées dans le temps, mais qui doivent être constamment réinvesties puisque nous doutons à chaque instant, ne sachant pas si nous sommes dans le rêve ou dans le souvenir réel ou fabriqué.

Dans Shutter Island, le premier retour en arrière lié au souvenir de la guerre est évoqué grâce à un morceau de musique. Pierre Nora mentionnait que «L’histoire est la reconstitution toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé» (Les lieux de mémoire, Pierre Nora: 24-25). Le souvenir de Teddy Daniels, associé aux domaines de l’affect et de l’émotion plutôt que la précision de ce moment, est soulevé par la mélodie, dans l’instant présent. Chez Leonard Shelby, la désorientation est due à un facteur physique, car elle trouve son origine à l’extérieur, alors que chez Edward Daniels elle est d’origine psychique, car elle vient de l’intériorité du personnage. Peut-être que cela nous prédispose à nous investir de façon plus émotive dans le parcours du personnage de Memento, qui subit les embûches a fortiori, alors que le marshal de Shutter Island est plus responsable de son histoire, même s’il n’a pas d’emprise sur elle.

Les personnages qui entourent les premiers rôles sont presque tous là pour les exploiter, hommes autant que femmes s’avérant fatals. La société individualiste contemporaine qui nous entoure aliène les rapports humains et nous amène à douter de tout. Nous sommes dans l’ère du soupçon. Les deux œuvres présentées marquent bien cette méfiance des hommes entre eux et envers leur propre jugement, mais aussi l’incrédulité que doit entretenir l’auditeur vis-à-vis les propos de l’œuvre cinématographique à laquelle il assiste.

L’incrédulité, la distanciation du spectateur face à l’image et à ses implications, est plus marquée chez Shutter Island vu l’époque de sa sortie puisque, depuis Memento (paru 10 dix ans plus tôt), l’horizon d’attente du spectateur est encore plus habitué à être dans un contexte de remise en question perpétuelle des intentions des personnages, de leurs activités et du monde dans lequel ils évoluent.

La sempiternelle remise en question des desseins des personnages et de leurs préméditations les uns envers les autres est relevée dans Memento lorsque Natalie siffle à Léonard: «I will use you and I will enjoy it even more knowing that you couldn’t do anything to stop me». L’image à l’ombre de la femme fatale du film noir peut venir cracher son venin au visage de celui qui, malgré lui, devient son allié puisqu’elle le convainc qu’il agit pour son propre bien.

L’impression d’être étranger, aux autres comme à soi-même est aussi un aspect qui est mis de l’avant dans Memento et dans Shutter Island. La perte des repères vient corroborer cette méconnaissance de soi et ce manque de recognition chez ses semblables qui mène, sinon à une métamorphose, souvent au repliement complet sur soi, à la folie.

Chez Leonard Shelby, la revendication d’une constance dans la véracité des évènements qu’il doit se remémorer chaque jour se trouve en partie dans les tatouages qu’il porte sur tout le corps, dans les photos polaroïds et dans les mémentos, ces notes destinées à se rappeler une tâche, un souvenir. Exogène à lui-même dans les actions qu’il a peut-être posées, le personnage doit se créer un système qui lui permettra de se situer dans une quasi-réalité, puisqu’il n’a pas le souvenir de ce qui s’est réellement produit. En effet, les notes semblent corroborer sans prouver totalement, puisque sans le souvenir du contexte dans lequel elles ont étés écrites, personne ne peut attester de leur objectivité. De toute façon, comme Leonard Shelby l’admet lui même: «I have to believe in a world outside my own mind». Cela sème la piste sur cette idée du mensonge qui, peu à peu, devient la bouée de sauvetage dans la quête du protagoniste.

Les personnages des deux films sont pris dans les cales sans fond des images répétées d’un passé qui a pris d’assaut leur mémoire et cela les empêche d’accéder à la sociabilité. Cette impression d’être étranger non seulement aux autres mais à soi-même se traduit dans Shutter Island par l’incompréhensibilité du personnage interprété par Leonardo DiCaprio vis-à-vis les actes qu’il a posés durant la Seconde Guerre mondiale, notamment lors d’un souvenir où plusieurs soldats allemands sont acculés sur une clôture, désarmés. Alors qu’un seul d’entre eux tente de fuir, les officiers américains se mettent à tirer sur tous les individus en rang, jusqu’à ce qu’il ne reste plus âme germanique qui vive. Edward Daniels se remémore cette scène comme celle d’un meurtre gratuit auquel il a participé sans trop savoir pourquoi, étranger aux motivations qui ont pu le mener à poser de tels gestes horrifiques en de telles circonstances.

Mis à part une critique sur l’implication de l’armée américaine durant la guerre, le film noir classique trouvait dans son sillage un public de vétérans de la Deuxième Guerre et c’est peut-être aussi ce que Scorsese a voulu pasticher par l’adaptation à l’écran du roman de Lehane. L’intertextualité mise à profit dans les œuvres adaptées se traduit par les renvois aux codes du genre noir classique, mais aussi à des questions soulevées et posées directement au spectateur, comme si sa présence était percée à jour d’une façon équivoque. 

La narrativité n’a plus besoin d’être linéaire et même qu’elle se doit d’être aussi éclatée que le monde insensé dans lequel nous vivons. Par exemple, lorsque dans Memento, lors d’un retour en arrière, Leonard Shelby dit à sa femme qui est en train de lire un roman qu’elle a vraisemblablement feuilleté plus d’une fois: «I thought the pleasure of reading a book was not to know what will happen next», on fait référence aux attentes liées au roman de détection typique. Les traces écrites que le personnage laisse un peu partout, comme des repères, alors que nous savons qu’il s’agit d’un mélange de vrai et de faux, rappellent par un fil ténu que le langage peut être construit, défait et interprété, mais que la vérité elle-même se trouve davantage dans le processus d’écriture que dans la présentation exacte des faits.

La filiation avec le corpus noir est représentée par l’intériorité des personnages, ou des intentions de l’auteur par rapport à la conceptualisation de leur analogie avec des phénomènes extérieurs. Cela est explicité par Shutter Island. Dès l’une des premières scènes, nous voyons apparaitre au loin l’île dans toute sa largeur. Alors que nous avançons vers elle, elle semble foisonnante et presqu’indéfrichée, comme la psyché de Teddy Daniels au début du film. Cette association se produit aussi lorsque le personnage principal a ses migraines et que l’amorce du retour en arrière est caractérisée par les flashs d’une lumière blanche et éclatante, propre aux éclairs qui strient le ciel au moment même dans l’action. Lors du visionnement, Teddy Daniels interviewe une patiente de l’hôpital. Cette dernière demande un verre d’eau. Dans un plan, nous voyons qu’elle mime le geste de boire une gorgée mais qu’il n’y a aucun contenant dans sa main alors que pourtant, au plan suivant, le verre est bien posé sur la table. Déjà là est mise en place la subversion de la vérité par l’image qui prévaudra tout au long du film. De plus, à la suite de sa rencontre avec la «vraie» Rachel Solando, le personnage joué par Leonardo DiCaprio escalade les rochers, parmi des centaines de rats, alors que lui-même personnifie ce rat de laboratoire. Encore une fois, Scorsese s’appuie sur la représentation textuelle dans la confusion des souvenirs de la guerre et de ceux liés à la mort de Dolores Chanal, l’épouse de Teddy Daniels, par la similitude synchronisée dans le miroitement des cendres qui virevoltent autour de la défunte et des documents qui flottent, épars, dans la pièce où il regarde mourir un officier nazi.

C’est en superposant et en venant retravailler les images déjà montrées que Christopher Nolan joue sur la métaphore de la représentation de la vérité à l’écran (mental pour Leonard Shelby et cinématographique pour le public). Cela est visible lorsque se superposent les souvenirs d’un moment passé avec sa femme et d’autres qui, jusque là, étaient plutôt attribuées à Sammy Jankis, ce qui force l’auditoire à réévaluer, sinon les procédés d’énonciation, la teneur même du langage des pictogrammes qui défilent devant ses yeux. 

Si le Memento de Christopher Nolan et le Shutter Island de Martin Scorsese font partie du mouvement néo-noir, c’est qu’ils reprennent les caractéristiques propres à la période noire classique dans une perspective contemporaine. D’un côté comme de l’autre, la figure du détective privé a évolué pour en venir à résoudre des énigmes liées à son intériorité, dans une quête plus existentielle. Il possède une double représentation puisqu’il fait à la fois figure d’enquêteur et de perdant. Le retour en arrière est la représentation de ce parcours hachuré dans l’imaginaire trouble des personnages, dans la fragmentation de leurs souvenirs. Les réalisateurs ont repris les thèmes du tumulte et de cette bataille du vrai et du faux qui finissent par ne former qu’un, laissant le spectateur coi devant l’irrésolu, devant l’ouverture béante des propos amorcés. La condition de l’étranger propre au film noir est aussi présente dans Memento et dans Shutter Island, car s’ils étaient marginalisés par leur condition respective, les personnages de Leonard Shelby et d’Edward Daniels sont aussi étrangers à eux-mêmes. Quelques allusions intertextuelles propres au néo-noir sont faites d’un côté comme de l’autre. Les caractéristiques d’éléments esthétiques liés au corpus sont exprimées dans les deux œuvres. Si Memento est plus travaillé sur le plan de la construction narrative avec ses différentes trames qui entremêlent présent et passé, souvenirs et mémoire fabriquée, Shutter Island mise davantage sur des images léchées, sur des motifs récurrents et sur une mise en scène dont l’orchestration quasi-parfaite nous laisse un peu de côté, comme s’il était prévu que nous assistions à un spectacle à grand déploiement plutôt que d’y participer. À l’instar du film noir, le film néo-noir vise un spectre beaucoup plus large. Dans cette perspective de la plus grande échelle, il est intéressant d’évaluer l’utilisation des références destinées à l’auditoire, des points de vues de l’intertextualité, de la métatextualité et de l’intermédialité, mais aussi de l’utilisation de thèmes et de figures d’énonciation qui sauront être porteurs d’une réflexion qui se pose au-delà de savoir qui est Sammy Jankis.

 

Bibliographie

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LEONG, Audrie, «The voice-over and flashback as a narrative device in Double Indemnity and Pulp Fiction», http://bleufish.net/ndxz-studio/site/words/essay_flashback.pdf

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